À la lecture de l’article de Sammy Engramer du 29 mars 2013 présentant comme réponse à la question ci-dessus deux figures contemporaines socio-culturellement déterminées, à savoir l’artiste dépositaire d’un «métier» et l’artiste associé à une activité, j’aimerais proposer à mon tour une thèse complémentaire à partir de la même question, mais en limitant la réponse à de simples considérations historiques.
Autrement dit remonter, de la question «Qu’est-ce qu’un artiste?» à la question «Qu’est-ce qu’un artiste, à l’origine?». Car, comme tout le monde ou presque, la figure de l’artiste a une histoire, dont on peut repérer les moments importants, et, en particulier, la naissance. Cette histoire, on pourrait en gros la résumer ainsi: avant la Renaissance, l’artiste n’existait pas.
À première vue, c’est difficile à croire: si l’artiste n’existait pas, d’où viennent les images, les peintures, les fresques, les sculptures, les gravures, l’ensemble des œuvres d’art que, depuis l’antiquité et même au delà, les siècles ont produit et les musées conservé jusqu’à nos jours? C’est que l’existence de l’œuvre d’art, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est-elle même sujette à caution avant cette période.
Pendant le Moyen Âge et jusqu’au XVIème siècle en gros, il y avait bien des peintres, des fresquistes, des sculpteurs, des graveurs, mais ces derniers partageaient avec les tailleurs de pierre, les joailliers, les doreurs, les serruriers, les menuisiers, les potiers, etc., un statut qui n’était pas celui de l’artiste, mais de l’artisan qualifié, un rang professionnel tout juste plus élevé que celui du manœuvre. Jusqu’à cette époque, l’artiste n’était qu’un ouvrier des arts dits mécaniques, par opposition aux arts dits libéraux, c’est-à-dire la grammaire, la dialectique et la rhétorique, associés à l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie. Et si la pratique de ces derniers s’imposait à l’homme libre et cultivé, conformément au rang et à la dignité qu’exigeaient et supposaient les activités de l’esprit, ce n’était pas le cas des arts manuels qui ne faisaient appel, justement, qu’à l’exercice et au savoir-faire d’un métier.
Autant dire que la condition sociale dont jouit aujourd’hui l’artiste était alors totalement hors de propos; à ce sujet, «l’assistant et le biographe de Michel-Ange, Condivi, rapporte que la famille de l’artiste se sentait déshonorée du fait qu’un de ses membres pût choisir la carrière artistique, et le père du jeune garçon le battait pour tenter de l’en dissuader» <1>.
«Au Moyen Âge, écrivent Rudolf et Margot Wittkower, les peintres avaient, à la cour de France, un rang à peine plus élevé que les serviteurs et les marmitons; au XVIe siècle, ils n’avaient pas dépassé le titre de “valets de chambre”, titre qu’ils partageaient avec les poètes, les musiciens et les bouffons et qui les mettaient en-dessous du personnel militaire, ecclésiastique et laïc de la maison royale» <2>.
Les «artistes» de l’antiquité n’étaient pas mieux lotis. Platon par exemple les range dans la même catégorie que les cordonniers, celle des travailleurs manuels: les «artistes» sont en fait des techniciens. C’est la raison pour laquelle, jusqu’à la Renaissance, leurs intérêts sont défendus par des guildes, sortes de fédérations CGT de l’époque, qui les regroupent par famille de métiers. Et c’est pourquoi le mot artiste lui-même n’apparaît que très tard: la plupart des dictionnaires, jusqu’au XVIIème siècle, ne le distinguent pas d’artisan, et le Trésor de la langue française va jusqu’à indiquer que «les deux mots ont été synonymes jusqu’à la fin du XVIIIème siècle».
L’apparition de l’artiste comme individu et l’élaboration progressive de son identité, qui aboutira à la figure que nous connaissons aujourd’hui, va donc de pair avec son émancipation des guildes corporatistes. L’artiste n’est pas pour autant moins habile que l’artisan spécialisé qu’il était auparavant et la maîtrise technique reste, notamment avec la création des Académies, un critère d’excellence. Seulement, ce n’est plus un artisan: la maîtrise d’ouvrage, le «métier», n’est plus un principe suffisant pour définir son activité. D’ailleurs il ne produit plus des ouvrages, mais des œuvres.
Bref, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que la première définition de l’artiste retrouve, à sa manière, la distinction de l’activité et du métier. Mais si, comme le note Sammy, aujourd’hui «la majorité des artistes ont une activité artistique qu’ils essaient de transformer en métier», c’est à partir d’une définition de l’activité artistique (et donc de l’artiste) qui s’est paradoxalement construite sur l’opération inverse.
Fred Guzda, avril 2013
<1> Rudolf et Margot Wittkower, Les Enfants de Saturne. Psychologie et comportement des artistes, de l’Antiquité à la Révolution française, trad. fr. Daniel Arasse, Macula, 2000, p. 27.
<2> Ibid.