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26 avril 2019

L’Organe Moral, Sammy Engramer

Une fiction anthropologique
Éditions Laura Delamonade

« Il sera empalé d’abord, décapité ensuite, et finalement moulu. Ensuite, Monsieur sera, de par notre mansuétude, libre d’aller se faire pendre ailleurs. Il ne lui sera pas fait d’autre mal, car je le veux bien traiter. »

Tout Ubu, Alfred Jarry.

Objectivement, l’ouvrage se compose de sept commentaires, de deux notes de lecture, d’une définition, d’une spéculation et d’une conclusion. Au fil de la lecture se déploie des contenus qui renforcent progressivement l’histoire d’une rupture symbolique entre les femmes et les hommes qui, depuis quelques centaines d’années, instruit l’idéologie patriarcale.
Toutefois, les outils scientifiques à disposition ne peuvent manifestement pas répondre frontalement à cette histoire forcément complexe et ô combien sensible. C’est la raison pour laquelle l’ORGANE MORAL est « une fiction anthropologique ».
En outre, plusieurs disciplines se mêlent et nourrissent mon interprétation. Je fais autant appel à la primatologie, à la préhistoire, à la sociologie, à la philosophie qu’au féminisme. La richesse des croisements et des collisions disciplinaires est bien entendu vertigineuse et infinie.
Un fil conducteur apparaît cependant lors de la spéculation intitulée «Logiques ternaires». Par conséquent, il est entendu que le présent ouvrage propose une synthèse littéraire plutôt qu’un objet scientifique en particulier.

Cet ouvrage accueille également onze affiches réalisées par mes soins. La transdisciplinarité, la pluridisciplinarité ou l’interdisciplinarité sont des concepts, certes barbares, qui fondent ma pratique depuis trente ans. La série Post-néo-conceptuelle- pop présente dans l’ORGANE MORAL, par ailleurs présentée à l’agence DELTA (Tours- France), consiste à nier la pratique de la peinture, à malmener la composition graphique, à détourner les usages de l’image numérique, à exacerber les répétitions, à vomir le bon goût comme à rejeter les notions de beauté, de cohérence, d’originalité et d’authenticité.

S.E.

TABLE DES VOLUMES

I – LE BONOBO, DIEU ET NOUS
Frans De Waal, 2015

II – LES RELIGIONS DE LA PRÉHISTOIRE André Leroi-Gourhan, 1964

III – LA PATERNITÉ DANS LA PSYCHOLOGIE PRIMITIVE
Bronislaw Malinowsky, 1927

IV – CALIBAN ET LA SORCIÈRE
Sylvia Federici, 2004

V – LE CONFLIT, La femme et la mère
Élisabeth Badinter, 2011

VI – LE POIDS DES APPARENCES
Jean-François Amadieu, 2016

VII – BEAUTÉ FATALE
Mona Chollet, 2013

VIII – TROUBLE DANS LE GENRE
Judith Butler, 1990

IX – PORNOGRAPHIE & FÉMINISME
David Courbet, 2017

X – VOUS AVEZ DIT QUEER ?

XI – LOGIQUES TERNAIRES

ANNEXE
LES QUATRE CONCEPTS
FONDAMENTAUX DU PATRIARCAT

I – LE BONOBO, DIEU ET NOUS
Frans De Waal, 2015

La thèse soutenue par Frans De Waal tient en deux phrases.
La morale traverse autant la vie de notre espèce que celle des grands singes.
Par voie de conséquence, les conduites morales des premiers hominidés précèdent la création de systèmes de croyance renvoyant à l’existence d’entités transcendantes et morales.
Toutefois, Frans De Waal prend soin en début d’ouvrage de ne pas se lancer dans des considérations définitives concernant l’origine de la morale, il cherche à exposer les prédispositons humaines d’où découlent des actions moralement bonnes :

« Les anthropologues ont démontré l’existence d’un sentiment d’équité chez des individus du monde entier, les économistes ont découvert que les humains étaient plus coopératifs et altruistes que la théorie de l’Homo œconomicus ne pouvait l’admettre, des expériences ont été menées avec des enfants et des primates qui ont repéré l’altruisme en l’absence d’incitations, on a dit que les bébés de six mois faisaient la différence entre « méchants » et « gentils », et les experts en neurosciences ont prouvé que nos cerveaux étaient câblés pour ressentir la douleur des autres. En 2011, nous avons atteint la conclusion ultime de cette logique : les êtres humains ont été officiellement déclarés « supercoopérateurs ». »

À cette tendance scientifiquement bienveillante, nous pourrions opposer Le troisième singe de Jared Diamond qui décrit des cas d’assassinat à grande échelle comme étant une des qualités redoutées mais entretenues par les hommes. Si les êtres humains sont de « supercoopérateurs », ne serait-ce pas au service de « superprédateurs » ? « L’Histoire est écrite par les vainqueurs » nous dit Walter Benjamin. Sur le territoire annexé les conquérants / colonisateurs sont de leurs points de vue inconditionnellement « bons ». Au fil de l’histoire, par la force ou par la négociation, les « bons prédateurs » finissent par représenter les « bons coopérateurs » assimilant comme se réconciliant avec les vaincus.

De ce point de vue, les observations de Frans De Waal nous invitent à prendre en considération la libération des pulsions agressives qui déclenche chez le chimpanzé des gestes de réconciliation et de sollicitude :

« Ma propre histoire concerne une découverte effectuée au milieu des années 1970 : les chimpanzés se raccommodent après leurs combats en faisant des baisers et des accolades à leurs adversaires. Ces gestes de réconciliation ont aujourd’hui été démontrés chez de nombreux primates […]. »

Concernant notre espèce, Donald W. Winnicott explique dans son article intitulé Agressivité, culpabilité, réparation l’existence de mouvements psychiques passant de « la haine » à « un amour renforcé ». Le désir de destruction — déplacé et médiatisé dans le cadre d’activités symboliques — renvoie à la construction d’une identité stable qui nécessite des étapes de réparation passant par des services rendus, des gestes de sollicitude, etc. Les étapes de réconciliation sont certes moins « encadrées » chez les chimpanzés que chez les êtres humains, il reste que les cas de réconciliation suite à un combat entre humains convoquent des notions comme la culpabilité, la honte ou le regret à partir desquelles s’enrichit l’identité.

Frans De Waal poursuit ses investigations en démontrant à quel point l’empathie est importante pour les grands singes — bonobo ou chimpanzé. Suite à de nombreux exemples, il cite les dernières expériences scientifiques qui valident ses observations : « Ce n’est que récemment que nous avons appris comment le cerveau des bonobos reflète cette sensibilité (l’empathie). Le premier indice est venu d’un type particulier de cellules cérébrales, les neurones en fuseau, qui entrent en jeu, pense-t-on, dans la conscience de soi, l’empathie, le sens de l’humour, le contrôle de soi et d’autres points forts des humains. À l’origine, ces neurones n’étaient connus que chez l’être humain, mais conformément à l’enchaînement habituel en science, on les a ensuite découverts aussi dans les cerveaux des grands singes, bonobos compris. » Sur la base de croisements avec l’anthropologie, les sciences sociales et la philosophie, De Waal regroupe progressivement les points de vue fondateurs de « la morale des grands singes ». En font partie la mémoire des agressions physiques données ou subies ; la culpabilité à l’égard du groupe suite à une ligne de conduite non respectée ; le respect (du mâle alpha indiquant le sens) de la hiérarchie ; tout comme l’accroissement de « la notoriété » suite à des actions « moralement justes » :

« Accroître son prestige et sa réputation est l’une des grandes raisons qui incitent les humains à l’action morale, même si elle ne leur rapporte pas de gains directs.

Les autres sont plus enclins à suivre un citoyen modèle que quelqu’un qui ment, triche et privilégie constamment ses intérêts personnels. On peut voir quelques lueurs de renommée chez les grands singes. Par exemple, si un affrontement de grande envergure échappe à tout contrôle, les spectateurs iront peut-être réveiller le mâle alpha en lui donnant de petits coups sur le flanc. Puisque chacun sait qu’il est l’arbitre le plus efficace, on attend de lui qu’il intervienne. Les grands singes sont aussi attentifs à la façon dont un individu en traite un autre. Par exemple, et au sein d’une expérience, ils ont préféré avoir affaire à un humain qui s’était conduit aimablement avec d’autres (grands singes). […] Dans nos propres travaux, nous avons constaté que, si nous laissons les membres de la colonie observer deux chimpanzés qui font la démonstration d’astuces différentes mais tout aussi simples pour obtenir des récompenses, il préfèrent suivre le modèle au statut le plus élevé. Tels les adolescents qui se coiffent comme Justin Bieber, ils imitent les membres importants de leur communauté et non ceux qui sont au bas de l’échelle. Les anthropologues appellent cela l’effet de prestige. »

Les questions morales touchent bien entendu la sexualité, celle des bonobos et des chimpanzés comme celle de notre espèce, bien que pour notre espèce la pulsion sexuelle et le rapport sexuel soient en grande partie orchestrés par les normes patriarcales et les conduites religieuses. Frans De Waal règle par ailleurs cette question à l’aide d’une critique 6franche du patriarcat s’appuyant sur les mœurs en Océanie : « […] Il est hors de doute que les purs produits des patriarcats ont subi un choc, des siècles plus tard, quand le capitaine Cook a débarqué sur le littoral d’Hawaii. Ils ont défini les habitants de l’île, qui connaissaient peu de contraintes sexuelles, comme des adeptes de la « licence » et de la « promiscuité ». Cette terminologie méprisante est toutefois contestable, puisque rien n’indique que quiconque souffrait de la situation, ce qui serait à mon sens la seule raison pour rejeter un style de vie donné. À cette époque, les enfants hawaiiens étaient formés par le massage et la stimulation orale à jouir de leurs parties génitales. Selon le sexologue Milton Diamond de l’université d’Hawaii, « les concepts de sexualité préconjugale et extraconjugale n’existaient pas, et, comme presque partout en Polynésie, personne au monde ne s’abandonnait davantage aux appétits sensuels que ces insulaires ». » Jusqu’à la fin de l’ouvrage, Frans De Waal poursuit l’aventure et compare certaines attitudes des primates à des rituels religieux. Par exemple, « la danse de la pluie du chimpanzé », constatée à plusieurs reprises, pose de sérieuses questions puisque sans objectif apparent ; ou bien, concernant le comportement des bonobos et des chimpanzés autour d’un des leurs ayant passé l’arme à gauche. Toutes ces pistes l’encouragent à revenir sur une des propositions du père de la sociologie :

« Émile Durkheim appelait les bénéfices que l’on tire de l’appartenance à une religion son « utilité laïque ». Il était persuadé qu’un phénomène aussi omniprésent et envahissant devait servir un objectif – et que cet objectif n’était pas surnaturel, mais social. […] (Quant au) biologiste David Sloan Wilson […] : « Les religions existent essentiellement pour que les gens puissent réussir ensemble ce qu’ils ne peuvent réussir seuls ». »

À la fin de l’ouvrage, De Waal nous offre un dernier point de vue sur les origines de la morale : « La loi morale n’est ni imposée d’en haut, ni déduite de principes soigneusement raisonnés ; elle naît de valeurs bien ancrées, qui sont là depuis des temps immémoriaux. La plus fondamentale dérive de la valeur de la vie collective pour la survie. Le désir d’appartenance, l’envie de s’entendre, d’aimer et d’être aimé nous pousse à faire tout ce que nous pouvons pour rester en bons termes avec ceux dont nous dépendons. D’autres primates sociaux partagent cette valeur et s’appuient sur le même filtre entre émotion et action pour parvenir à un modus vivendi mutuellement agréable. C’est ce filtre que nous voyons à l’œuvre quand les chimpanzés mâles désamorcent une querelle au sujet d’une femelle ou quand les babouins mâles font comme s’ils n’avaient pas vu la cacahuète. C’est une simple question d’inhibition ».

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La part d’inhibition nécessaire pour le bon déroulement d’une vie en communauté est-elle issue d’une décision volontaire et consciente ou est-elle l’œuvre de la contrainte qui force un sujet à réfréner ses envies ? Si l’on opte pour la seconde proposition, ceci voudrait-il dire que nos congénères pensent et pèsent le pour et le contre en vue d’une action ? Au même titre que d’autres mammifères, les singes ont une mémoire qui, d’une part, se réfère à des comportements dits instinctifs comme le choix d’un mâle alpha (plutôt coopérateur) ; d’autre part, les singes possèdent une mémoire individuelle qui correspond à des moments d’éducation. Par conséquent, il existe des temps pédagogiques qui consistent à disputer et à punir ceux qui pénalisent l’ensemble du groupe. Les observations ultérieures confirment l’effet des sanctions sur le parcours individuel des grands primates, le souvenir de la punition est ainsi mémorisé sous la forme d’un interdit.

Le principe consiste à inoculer ou implémenter des interdits, soit par des punitions qui définissent des limites soit par la répétition de gestes pédagogiques. Il s’agit d’inscriptions au sens le plus basique, telle une trace engrammée dans le cerveau des primates, ainsi sont délimités des comportements par le biais de la sanction ou de la répétition. Il y a bien entendu la notion d’instantanéité à prendre en compte. Dans le monde animal les signaux ont pour objectif d’effrayer (aveugler), de simuler, voire de dissimuler ; le signal n’est pas un signe à partir duquel les singes spéculent afin d’y ajouter d’autres signes qui engendreront un raisonnement. Ainsi, les situations propres au déploiement de « la morale animale » participent de l’automatisme et de l’impensé. Impensé qu’il ne faut pas confondre avec l’inconscient qui, pour notre espèce, représente justement une expression des mécanismes du langage :

« L’inconscient est structuré comme un langage » nous dit Jacques Lacan.

Dans ce cas de figure, pouvons-nous dire que la morale humaine est plus proche d’un organe collectif que d’une proposition logique ? Ici, il faut entendre l’organe en terme de régulation.

Par exemple, le cœur organise la circulation sanguine, le cœur agit comme distributeur mais aussi comme régulateur. De ce point de vue, il apparaît que la morale n’est pas issue d’un ensemble de dogmes écrits et relayés par des institutions juridiques ou religieuses qui organisent dans un certain ordre les conduites humaines ; c’est plutôt l’inverse, les dogmes résultent de conduites humaines locales et circonstanciées — bien que le goût des superprédateurs pour la conquête et la colonisation a finalement consisté à éradiquer les conduites morales locales afin de les universaliser, donc, les christianniser, les islamiser, etc.

Chez les mammifères, la morale participe du vivant en prise directe avec ce qui est « bon » ou « mauvais » — toutefois, le « bon » ou le « mauvais » n’a de sens qu’en relation à une communauté garantissant la survie de chaque individu. La morale traverse et englobe le corps de l’animal, elle se manifeste sous la forme de signaux indiquant des options de survie, de repli, de fuite, d’attention, de conflit ou de réconciliation en vue de la préservation et de la reproduction d’un groupe d’individus.

Pour l’espèce humaine, la morale a bien pour fonction d’instruire des conduites afin de préserver un groupe, une famille, une communauté, une entreprise ou une nation — notre espèce l’a toutefois habillée d’oripeaux politiques, économiques, sociaux, religieux, culturels, ethniques. La morale humaine est ainsi devenue l’instrument d’un mode opératoire selon les 8valeurs et les intérêts d’une religion, d’une politique, d’une économie, d’une action sociale, d’une culture et d’une tradition. Pour notre espèce, l’organe moral se vêt des attributs et épithètes du langage, toutefois au titre d’une inconsolable prise de conscience nous renvoyant au seuil du débat contradictoire ; elle nous immobilise sur le pas-de-porte de la justice et de la jurisprudence.

Dès l’origine, l’organe moral protège indifféremment la cohésion d’un groupe composée de chimpanzés, de bonobos et, finalement, de femmes et d’hommes. Le groupe est toutefois mû par des corps, des forces, des dynamiques, des pulsions qui perturbent, dérangent ou détruisent les mécanismes fragiles de l’organe moral. Le rapport de force s’installe dans les creux des corps contrits, tendus et assiégés par la puissance de prédation du vivant. Par conséquent, la communauté est aveuglée par la dérégulation des sens et le désir de dominer qui, matériellement, renvoient aux luttes de prestige comme à l’invention de cérémonies, de cultes ou de rituels.

C’est la raison pour laquelle le désir de reconnaissance, la recherche de notoriété, le désir de briller en société, les luttes de prestige, ou la joie que procure le fait d’être connue — jusqu’à devenir un objet de connaissance ou à être adulée tel un objet de croyance — sanctifie la farce tragique que nous partageons avec nos cousins les bonobos et les chimpanzés. En définitive, l’organe moral imprégnant un groupe d’individus, singes ou « singes parlants », semble avoir pour fin d’inhiber nos désirs de gloire tout autant que de réguler nos prétentions sexuelles et nos pulsions morbides.

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De l’organe moral passons maintenant au mal moral. Contrairement aux chimpanzés et aux bonobos, l’espèce humaine a pris connaissance du mal. Si le « bon » et le « mauvais » s’envisagent comme des figures éphémères et temporelles, comme des moments relais de nos humeurs ou de nos tempéraments, il n’en est pas de même pour le « bien » et le « mal » qui incarnent des entités abstraites logeant dans les sphères éthérées de la métaphysique.

Le bien et le mal s’opposent dialectiquement, ils fixent la culpabilité et la dette, ils figent en bien ou en mal des entités, des puissances, des héros, et au final, des femmes et des hommes dans la constellation des mythes.

Nul doute que les femmes et les hommes ont été conditionnés et séparés par la verbalisation, la représentation et la matérialisation du bien et du mal encastrés dans la châsse des oppositions binaires. Représentante désignée, culturelle et mythique de la faute originelle, Eve subit la sanction en son genre féminin et revêt le voile ambivalent des apparences qu’elle s’emploie à incarner symboliquement comme à porter concrètement. Le mythe monothéiste désigne une coupable qui partagent ses stigmates avec toutes les femmes. Ainsi, de leur naissance à leur mort, les femmes reçoivent l’ordre et la mission d’incorporer le mal moral.

Dans la plupart des civilisations le mariage représente le moment symbolique et concret durant lequel le voile à pour rôle de couvrir la virginité comme de dissimuler les stigmates de la faute originelle. Toutefois, le voile désigne l’ambivalence des apparences, de celle qui s’offre à la vue tout en promettant ou annonçant au-delà des apparences une nature inconnue et imprévisible qu’il faut à tout prix domestiquer — une nature représentant finalement le mystère de la maternité. Entre virginité et maternité, le voile renvoie d’emblée à une double figure de LA femme.

Commentant Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature de Pierre Hadot, Jean-Baptiste Gourinat indiquent une des origines du voile :

« Artémis était souvent assimilée à la déesse égyptienne Isis, et représentée sous les traits d’une femme, la poitrine couverte de nombreux seins, et la tête surmontée d’un diadème et d’un voile. Les seins de la déesse représentaient la nature nourricière, et le voile ses mystères cachés. […] Cette histoire est « tressée » autour de trois « fils conducteurs », la formule d’Héraclite (« Nature aime à se cacher »), la notion de secret de la nature et l’image de la nature voilée : comment la nature cache sous le « voile d’Isis » des secrets que les hommes tentent de dévoiler par la science et la poésie, et, souvent aussi, de garder cachés.»

Que le voile représente un choix individuel, participant des jeux de séduction ou des formes de soumission, il incarne au cours de l’histoire le signe ostentatoire du féminin : le voile de la Vierge Marie, le voile de la mariée, la burqa, le hidjab, le niqab, le ltham, la mantille, le madras, le capulet, le châle, le foulard, le carré, le fichu,… ainsi que toutes les coiffes ayant pour objet de couvrir la tête. La pousse et l’entretien des cheveux longs illustrent également un voile naturel, par ailleurs voile de la jeunesse propre à révéler la féminité comme à cacher la virginité. Le maquillage est aussi une expression du voile des apparences. Le maquillage n’est pas comme le masque qui déforme le contour du visage et donne à voir une autre identité. Le maquillage est une interface qui accompagne tous les traits du visage, les révèle tout comme il les dissimule sans pour autant les masquer. En définitive, le voile affilié au deuil, au mariage, aux dogmes religieux ou à la coquetterie féminine représente la marque de la séparation entre les hommes et les femmes, tout comme il indique la préservation d’une intimité féminine et simultanément, à titre d’enveloppe, la possession comme la maîtrise du corps des femmes. Enfin, et contrairement à l’unité masculine, le voile renvoie les femmes sur le seuil des mutations et des valeurs antagonistes : à la fois vierges mais aussi mères, à la fois saintes mais aussi putains.

Bien entendu, le voile n’est pas exclusivement féminin. Il reste que le capuchon du moine ou la cagoule du pénitent, le keffieh, le chèche ou le turban ont des significations propres au rituel de la pénitence, à l’identité œcuménique, à la tradition religieuse ou ethnique, voire au camouflage. Bref, les usages et les significations du voile chez les hommes sont différents de ceux des femmes.

Indie.Martha.Flower.Eighties, affiche, 94 X 129 cm, 2018.

Il existe également une signification plus profonde et plus philosophiquement patriarcale. Le voile symbolise l’au-delà des apparences selon qu’il verbalise et représente le deuil, le mariage, le culte religieux ou la coquetterie féminine. Car le voile du deuil incarne le mystère de la mort comme la fin définitive de la vie maritale ; derrière le voile du mariage se cache celui de la nature et de la reproduction ; le voile imposé par les dogmes religieux renforce la séparation entre les femmes et les hommes, en rejetant le féminin en dehors de l’espace public réservé au masculin et au déploiement du jeu des apparences qui, à son tour, induit le seuil de l’espace domestique indiquant un lieu privé du jeu des apparences publiques et politiques ; enfin, le voile de la coquetterie féminine dissimule et simule par-delà les apparences la pulsion sexuelle tant involontaire qu’impensée, donc, crainte et condamnée. À la fois objet concret et symbole, le voile simule et dissimule tout autant qu’il révèle et témoigne. Qu’il soit sous la forme d’une silhouette noire et fantomatique ou sous la forme d’un corps élaboré par l’industrie de la mode et de la beauté, le voile des apparences soumet les femmes au régime de la séparation et de la négation morale, logique et esthétique.

Eve croque à pleines dents « le fruit de la connaissance ». En un instant, le savoir sépare Eve et notre espèce de sa condition première. Outre le récit et les conséquences du péché originel, c’est ici la connaissance qui est mise à mal. Notre espèce aurait dû rester dans l’ignorance et ne pas reconnaître le bien du mal, le vrai du faux comme le beau du laid.

Recouverte du voile de la connaissance qui induit une présence (réflexive) au-delà des apparences et dans le même temps expose le corps animal, Eve se transfigure en une entité incarnant le mal moral — puisque première à prendre connaissance de la honte, de la culpabilité, de la dette comme de la mort. Par les biais du symbolique et du langage, le voile de la connaissance instruit le voile des apparences qui réduit notre espèce à être séparée de son milieu naturel et originellement paradisiaque.

Pour les hommes bordés par leurs mères aliénées et leurs pères bornés, la perversion originelle propre au langage qui corrompt est désormais incarnée par LA femme qui couvre toutes les autres du voile de la honte, de la culpabilité et de la dette. L’idéologie patriarcale a fixé le mal moral pour l’éternité dans le corps des femmes, toutes se doivent de rester à l’état de nature ignorante et imprévisible. Aucune réconciliation n’est possible selon le dogme, aucune identité ne doit se renforcer ni voir le jour — seul découle comme titre de paiement de la faute originelle l’instauration de la peur, de la soumission et de la servitude. Déchirer le voile des apparences qui sépare les femmes des hommes afin d’en finir avec les logiques partisanes du patriarcat est sans aucun doute la première mission du féminisme. Pour se faire, il nous faudra questionner le voile de la connaissance (à la fois logos et nomos) qui au sein de la tradition philosophique situe l’être, et notamment la raison d’être du féminin et du masculin, au-delà des apparences.

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Revenons à nos grands singes. Il est entendu que les chimpanzés et les bonobos ne verbalisent pas. Pris dans le mouvement des événements ils n’ont pas de conscience réflexive permettant de dire qu’ils ont mal ou qu’ils font mal. En revanche, il ressentent et expriment la douleur, comme ils sont susceptibles de la mettre en partage au sein d’un organe moral (la communauté des singes). De son coté, l’espèce humaine ressent tout autant qu’elle verbalise et circonscrit la douleur au sein d’objets de connaissance et d’objets de croyance. Lorsqu’une douleur corporelle s’impose à nous, elle s’impose soit comme un symptôme permanent qui nous exclut peu ou prou de la vie active, ou tel un événement ponctuel que nous cherchons à éradiquer au plus vite. Notre espèce parvient à circonscrire la douleur tel un phénomène extérieur qui, en périphérie de notre conscience, est exploité ou rentabilisé (système de santé, industrie pharmaceutique, etc.). En définitive, Il est fort probable que notre « conscience du mal », en ses qualités physiques, psychiques et morales, voire esthétique, entérine de savantes spéculations intellectuelles et nous entraîne dans les alcôves des plaisirs et des pouvoirs de la jouissance sadique et masochiste, et ceci, malgré toutes nos bonnes intentions.

Se dessine alors un dilemme auquel seule l’espèce humaine est soumise, un champ qui questionne la volonté souveraine tout comme elle dresse les prédateurs d’exception que nous sommes. Notre espèce vit sous l’emprise d’un mal moral tant mécanique que dogmatique qui distingue les bons des mauvais, qui sépare le bon grain de l’ivraie. L’option mécanique se réfère à l’expression de l’organe moral, telle une implémentation propre à la survie des espèces, celles des singes comme la nôtre, telle une filiation phylogénétique propre à la persistance d’une espèce qui partage tous les maux d’un groupe ou d’une communauté.

L’option dogmatique incarne quant à elle l’empire esthétique issu d’un compromis sous la forme d’une éducation genrée et binaire qui désigne positivement ou négativement des êtres, des actes, des états, des objets, des formes et des marchandises.

En s’appuyant sur une mécanique issue de l’organe moral (connecté aux neurones en fuseau ou autres aspects de la biologie qui déploient des comportements empathiques ponctués de sursauts agressifs et violents) autant que sur une dogmatique propre à l’empire esthétique (renforçant le dressage, la répétition, la sanction, la culpabilité et la honte), il apparaît sous nos yeux ébahis une société humaine très proche des fondations morales des chimpanzés et des bonobos. En définitive, les vertueuses et brillantes qualités que l’on s’attribue en tant qu’être humain ne seraient-elles qu’un immense et grotesque canular, une fiction permanente ayant tout juste pour fin de légitimer des comportements primaires ? Sommes-nous des « singes savants », voire uniquement des « singes parlants » tout juste capables d’inventer des occurrences binaires au service de l’idéologie partriarcale ? Les primatologues et les éthologues ne cessent de découvrir des correspondances entre l’organe et la machine, et par extension entre la nature et la technique. La nature révèle des qualités propres à l’automation, à la répétition et à la reproduction que les machines miment à leur tour. Par exemple, et en tant qu’organe, la voix se mêle à la parole dogmatique soumise aux automatismes de la langue. D’un commun accord, la voix et la parole exposent la langue maternelle, le roman familial comme l’histoire personnelle d’un sujet ; tout comme elle laisse apparaître les produits de la grammaire, de la syntaxe et du sens commun incarnant un langage contraint par l’idéologie politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.

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Optimiste et ironique, De Waal décrit la situation patriarcale dans laquelle nous sommes en regard du chimpanzé et du bonobo :

« Si l’on veut cerner ce que nous partageons avec nos parents grands singes, la comparaison la plus simple se situe entre les chimpanzés mâles et les hommes. Les chimpanzés mâles chassent ensemble, font alliance contre des rivaux politiques et défendent collectivement un territoire contre des voisins hostiles – et en même temps ils rivalisent entre eux pour le prestige et se disputent les femelles. Cette tension entre association et rivalité est tout à fait familière aux humains mâles dans les équipes sportives et dans les entreprises. Les hommes se concurrencent avec acharnement, tout en comprenant qu’ils ont besoin les uns des autres pour que leur équipe ne sombre pas. Dans Décidément, tu ne me comprends pas !, la linguiste Deborah Tannen explique que les hommes utilisent le conflit pour négocier leur statut, et qu’il prennent plaisir, en fait, à se disputailler avec des amis. Quand ils y vont trop fort, ils compensent par une plaisanterie ou des excuses. Les hommes d’affaires, par exemple, hurlent et menacent en réunion, puis font une pause en salle de repos où ils plaisantent et rient de tout cela. »

Dans un cadre professionnel, politique ou culturel, les hommes entre eux se chamaillent au même titre que des chimpanzés. Ils désirent jouir et exercer leur souveraine domination sur le groupe. Toutefois, ce que les hommes prennent pour un jeu, un jeu parfois dangereux, les femmes le prennent en revanche très au sérieux. Il n’est pas difficile de constater que la blague dégueulasse et potache est prise au sérieux par la plupart des femmes ; alors que pour les hommes, si elle n’a pas d’autre but qu’humilier ou faire rire l’adversaire, voire le rival, elle aura aussi pour effets de stimuler — telle une invitation à combattre comme à régler frontalement un problème. Provoquer, insulter ou jouer à faire peur est un trait de caractère socialement intégré par les mâles. Il fournit la dose d’adrénaline nécessaire aux coqs prêts à en découdre, mais incarne aussi et parfois le signe d’un abus originel, tel un abus de pouvoir dont les femmes auraient été les victimes. Maintenant voyons les bonobos : « Cependant, je vois aussi des ressemblances avec les bonobos, en particulier pour l’empathie et les fonctions sociales de la sexualité. Non que les humains recourent au sexe aussi facilement et publiquement que les bonobos, mais, au sein de la famille humaine, le sexe sert de lien social, comme il lisse les relations chez ces grands singes. J’estime que les bonobos sont extrêmement empathiques, plus que les chimpanzés. »

De Waal assied ses propos en s’appuyant sur des preuves scientifiques : « On ne savait rien de tout cela lors de mes premiers contacts avec les bonobos, mais ces découvertes confirment que j’avais raison de les juger différents. Les Français les appellent les « chimpanzés de la rive gauche », à la fois pour leur style de vie alternatif et parce qu’ils vivent sur la rive sud du Congo, qui coule vers l’ouest. Ce fleuve puissant les sépare en permanence des chimpanzés et des gorilles, qui vivent au nord. Ils ont néanmoins un ancêtre commun avec ces deux types de grands singes, et celui qu’ils partagent avec les chimpanzés vivait il y a moins de deux millions d’années (donc l’homo sapiens). D’où la question à mille euros : cet ancêtre ressemblait-il plutôt à un bonobo ou à un chimpanzé ? Autrement dit, lequel des deux est le type le plus originel, le plus proche par son apparence et son comportement du grand singe dont nous dérivons ? Pour le moment, le plus sûr est de nous supposer équidistants du chimpanzé et du bonobo, puisqu’ils ne sont séparés l’un de l’autre bien après la séparation entre leur ancêtre commun et nous. Selon une estimation, nous partageons avec eux 98,8 % de notre ADN. » Qu’est-ce à dire si nous restituons ces découvertes dans le cadre de l’épistémologie féministe ? Et bien l’affaire est plutôt cocasse, puisqu’il apparaît que le chimpanzé se soumet à une oligarchie patriarcale sous la forme d’un mâle alpha suffisamment évolué pour composer avec des mâles bêta — bien qu’il ne faille pas négliger l’influence de femelles alpha dans les groupes de chimpanzés ; alors que les bonobos sont catégoriquement soumis au pouvoir matriarcal, le groupe étant conduit par une femelle alpha soutenue par un collectif de femelles.

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L’actualité des « sapiens-africano-latins » mêlés aux pulsions des « néandertaliens-anglo- germano-scandinaves » nous informent en continu sur la violence et la sexualité, ou sur la haine et l’amour, qui débouchent quasi systématiquement sur de virils conflits ou de serviles histoires d’amour — ceci pour reprendre les deux grands thèmes qui inspirent les blockbusters américains, les séries télévisées, les romans de gare, la presse people et toute littérature mondiale.
Bref, à la vue de l’organisation socio-politico-culturelle dans laquelle nous baignons, sommes-nous plongés en plein patriarcat chimpanzé ou en plein matriarcat bonobo ? Si tant est que l’organe moral (chimpanzé) — au regard de l’idéologie patriarcale qui s’étend sur toute la planète — ne soit pas déjà ce qui motive définitivement notre espèce.

Coupons la poire en deux, et affirmons que les êtres humains sont des chimpanzés qui la nuit rêvent de bonobos.

II – LES RELIGIONS DE LA PRÉHISTOIRE
André Leroi-Gourhan, 1964

Leroi-Gourhan est connu pour avoir renouvelé les méthodes des fouilles archéologiques comme l’approche des cultures préhistoriques. Dès l’introduction, il signale le problème auquel se confronte le préhistorien :

« La principale différence entre les sources du préhistorien et celles de l’historien, c’est que le premier détruit son document en le fouillant. Il y aurait équivalence si un enregistrement intégral était toujours fait, couche par couche, de tout ce qui a été observé.»

L’analyse d’un site archéologique ne peut se désolidariser du contexte où se trouvent des objets manifestes tels que des squelettes humains, des restes d’animaux, des parures, des traces d’ocre, etc. L’existence des cavernes dont les parois sont décorées de peintures et de gravures sont de précieuses archives, elles permettent de nombreux constats, notamment concernant les unités spatiales.

Comme l’indique le titre Les religions dans la préhistoire, l’objet d’étude porte sur les pratiques religieuses durant la préhistoire. Leroi-Gourhan possède trop peu d’éléments pour en juger, seules quelques traces de rites apparaissent durant le Magdalénien (entre – 15 000 et – 9000 ans avant notre ère). L’auteur critique également les interprétations ethnographiques se rapportant au « culte des ossements » et aux « pratiques mortuaires » durant le paléolithique.

Les interprétations ethnographiques consistent à superposer les rituels de tribus encore existantes et les maigres signes que laissent les fouilles archéologiques. Toutefois, il existe cent manières d’interpréter le positionnement d’un crâne ou l’amoncellement de mandibules. Leroi-Gourhan met en cause les comparaisons entre la maigre réalité des sites archéologiques et les tribus auxquelles on attribue des rites ancestraux : « Un crâne peut être découvert isolément pour des raisons très différentes : il peut s’agir d’un véritable trophée ou d’une vraie relique. On en possède au moins un exemple indiscutable au Magdalénien ; au Mas-d’Azil, dans l’Ariège, a été dégagé en 1961 un crâne féminin jeune, privé de mandibule, dans les orbites duquel deux plaquettes d’os taillées simulaient les yeux. […] C’est le seul cas indiscutable d’un crâne préparé qu’on puisse citer pour tout le Paléolithique. » Il est difficile de savoir s’il y a des rituels religieux au Paléolithique. En outre, les traces ne permettent pas de désigner le rôle précis de l’être humain au Néandertal. Est-il artiste, prêtre ou sorcier ?

« […] tout d’abord dire qu’aucune distinction ne sera faite entre religion et magie, faute de matériaux réellement fondés pour établir une séparation. Le sens même du mot « religion » sera très restreint dans son usage. […] La discussion est en effet mal fondée si l’on sépare l’artiste, qui ne créerait que des formes, de l’homme religieux 16qui ne représenterait que des dieux. Même dans les œuvres les moins figuratives et les plus dénuées de contenus religieux, l’artiste est créateur d’un message ; il exerce à travers les formes une fonction symbolisante qui perce ailleurs dans la musique ou le langage. »

L’évolution est lente et dure 20 000 ans. Dans la plupart des cavernes, les préhistoriens situent les actes graphiques et figuratifs de l’Aurignacien (– 30 000 ans) jusqu’au Magdalénien supérieur (– 9000 ans). Il existe une cohérence graphique basée sur un bestiaire spécifique sans relation précise avec la nutrition. Les œuvres graphiques sont similaires entre les différentes cavernes et sur tout le territoire européen. Par conséquent, une organisation commune de l’espace a cours. En outre, les grottes ont des pièces séparées qui indiquent des usages différents. De ce point de vue, il est tentant de comparer ces usages à la façon actuelle de concevoir les espaces domestiques conçus sur la longueur, avec le hall d’entrée qui débouche sur la cuisine, puis sur la salle à manger pour enfin aboutir aux chambres à coucher.

« […] le sens apparent des images ne semble pas avoir varié de – 30 000 à – 9000 avant notre ère et reste le même aux Asturies et sur le Don. La continuité des représentations dans le temps et l’espace pourrait passer pour un effet du déterminisme : à niveau culturel équivalent, les mêmes manifestations apparaissent. Si le déterminisme explique l’adoption de la persistance, il n’explique pas l’origine d’un système aussi compliqué que celui des figurations associées ; une diffusion par contact à dû entraîner l’extension de la symbolique figurative jusqu’aux confins. L’Europe d’alors constituait déjà une nappe culturelle très vaste, variée dans ses détails, mais homogène dans son ensemble. »

Leroi Gourhan s’essaie à une analyse thématique des sanctuaires suite à un classement des figures peintes et gravées par nombre et par grandeur. Sur 125 grottes, 72 d’entre elles sont lisibles. Il repère 1200 groupes de figures et un peu moins de 3000 figures. La plupart des figures tient du bestiaire, comme le cheval, le bison, l’auroch, le cerf, le bouquetin, le mammouth, etc. Peu d’humains sont représentés. En revanche, les signes se rapportant de manières figuratives ou abstraites à des dessins de phallus et de vulves sont très nombreux.

Il souligne également qu’aucune représentation évoquant un coït humain n’est présente sur les 72 sites ; seule une scène représente un accouplement humain sur toute cette période : la Grande plaquette d’Enlène. Il existe cependant des couplages, ou des superpositions entre des signes féminins-masculins et des animaux :

« Le couplage des signes ne fait aucun doute ; normalement, un signe féminin est accompagné d’un signe masculin qui le complète ; c’est cette règle de couplage qui permet de considérer les blessures et les mains comme l’équivalent de signes du groupe féminin. Un autre couplage apparaît constant, celui des animaux ; il révèle un fait très important : à un animal du groupe B (bison ou aurochs) s’oppose pratiquement toujours le cheval (231 pour le cheval, 236 pour le bison et l’aurochs, soit 70 % de la totalité des situations, y compris les animaux en situation de pourtour). Le thème central de l’art paléolithique est donc indiscutablement un thème binaire associant le cheval au bison ou au bœuf sauvage. Ce thème animalier est doublé par les signes, qui occupe la même position ou une situation analogue, signes répondant eux aussi à un thème binaire dont l’origine explicite est dans la représentation des symboles masculins et féminins. On est très loin de la représentation naïve de gibier envoûté ou de la simulation grossière d’une procédure de fécondation. »
Un schème s’est déployé sur 20 000 ans ayant pour enjeu de créer des situations binaires entre des dessins d’animaux et des signes féminins et masculins. André Leroi-Gourhan critique les interprétations hâtives entre ces groupes de figures et les possibles rituels pouvant en découler — puisque les gestes et les paroles n’ont pas été enregistrés pour en témoigner. À ce stade des éléments réunis, c’est un peu comme comparer la liturgie d’un norvégien dans un temple protestant à celle d’un chrétien de Port-au-Prince pratiquant des rites Vaudou dans un cimetière. Toutefois :

« la répartition géographique uniforme des deux séries symboliques, leur évolution synchronique, la structure spatiale des assemblages, leur présence sur les objets mobiliers imposent l’insertion dans un système symbolique unique. Diverses hypothèses peuvent être formulées sur les liens entre signes masculins-féminins et animaux Cheval-Bison, voire sur l’assimilation éventuelle des signes masculins au cheval, et signes féminins au bison ou réciproquement. » Le système binaire qu’il décrit est très largement enrichi par d’autres combinaisons de figures plus complexes qui invalident une analyse des faits claire et définitive.

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Cet ouvrage a été écrit en 1964. D’autres constats et découvertes ont été établis depuis qui repoussent toujours plus loin dans le temps les spéculations concernant l’accès des hominidés au symbolique. Ce passage s’exprime à travers la sépulture. Plutôt que laisser le corps d’un mort à l’abandon, les premiers hommes vont chercher à l’enfouir, ou procéder à des crémations. Les traces indiquant une pratique funéraire sont les signes incontestables d’une identification et de rapports d’altérité. C’est au cœur de ces mouvements psychiques que les liens (de parenté) se renforcent et que l’existence d’une entité autre à laquelle on s’identifie apparaît.

Il est probable que « la douleur de la perte » mêlée à « la reconnaissance du dominant » aient généré des actes symbolisant des gestes de gratitudes, sachant que ces actes étaient aussi et probablement mêlés à des croyances animistes, du moins si l’on se fie aux représentations fusionnant l’homme et l’animal, comme avec « l’homme à tête d’oiseau » (Grotte de Lascaux), « le Dieu cornu », ou « l’homme bison jouant de l’arc musical » (Grotte des Trois Frères). De ce point de vue, l’intérêt obsessionnel de nos ancêtres pour les animaux, et notamment pour les animaux comestibles, débouche sur des formes d’identification avec l’animal — telles des mutations ou des transfigurations renvoyant à un imaginaire commun.

Leroi-Gourhan remarque un curieux mélange entre les signes féminins et les blessures des chevaux ou des bisons (ou aurochs, ancêtres du bœuf et du taureau). Les vulves mêlées au corps des animaux ouvrent sur des interprétations curieuses ou s’enchevêtrent les stigmates des animaux blessés et les ouvertures corporelles. D’un point de vue matériel et visuel, l’ouverture du sexe féminin pourrait se confondre avec une fente. À ce point nommé, rappelons cette tradition chrétienne se rapportant à la représentation des stigmates du Christ qui renvoient pour certains historiens d’art à des vulves ensanglantées.
Au carrefour de pratiques artistiques et rituelles, se trouve peut-être une filiation entre l’inconscient de peintres-sculpteurs et l’imaginaire de nos ancêtres ? Une dernière citation nous indique l’étonnant rapprochement entre les sexes féminins-masculins et les animaux : « Les signes masculins et féminins et les personnages masculins ou féminins auxquels ils se substituent sont en rapport avec les animaux et avec la caverne puisqu’on les trouve couplés, comme les animaux. En outre, les signes masculins complètent fréquemment des accidents naturels (fentes ou alvéoles de contour ovale) assimilables à des attributs féminins.

D’autres part, l’équivalence signe féminin- blessure ouvre un réseau de correspondances extrêmement intéressant. Qu’un bison puisse indifféremment porter sur le flanc une vulve ou une blessure donne, de manière inexplicite mais sensible, l’accès vers une véritable métaphysique de la mort. Il est difficile d’aller plus loin, du moins pour le moment, car nous ne pouvons comprendre, très confusément, qu’une partie des aspects symboliques du système de représentation : l’homologie des signes et du couple bison-cheval et le lien probable entre les symboles sexuels et les symboles cynégétiques sagaie-blessure. La valorisation de la caverne elle-même comme symbole femelle ressort par contre très clairement à travers les nombreux cas où les formes naturelles ont été soulignées (niches peintes en rouges) ou complétées par des signes masculins. »
La profusion de signes sous la forme de sexes féminins et masculins gravés et peints, relevés sur tous les sites et sur une période de 20 000 ans, nous invite à prendre en considération le goût de nos ancêtres pour les dessins pornographiques. Étaient-ils déjà des obsédés sexuels au même titre que nos collégiens qui dessinent des « bites » et des « chattes » sur les parois des toilettes des établissements sous contrôle de l’Éducation Nationale — sachant que l’imaginaire de nos adolescent.e.s, par définition très encombré d’images-écran de toutes sortes, ne peut se réduire à celui des paléolithiques. Enfin, pour clore cette courte collecte d’informations, une dernière citation d’Henri Zaffreya : « Les représentations féminines partielles comprennent les vulves et les profils fessiers. Les premières constituent un thème tout à fait particulier de l’art paléolithique. Jamais plus cette partie du corps féminin ne sera représentée aussi souvent et avec un tel soin. Dans les grottes ornées la vulve est une figure banale et fréquente à tel point que le premier étonnement passé, cette image est tout juste signalée. Un discret voile de silence recouvre ce thème d’autant plus facilement qu’il est assez incongru par rapport aux interprétations les plus courantes de l’art paléolithique, magico-religieuses, totémiques ou structuralistes.

Le nombre des vulves est considérable mais, de façon un peu curieuse, à une époque ou la statistique occupe en préhistoire une place de choix, personne ne semble s’être avisé de les dénombrer. L’extension dans le temps est également très importante : D. Vialou (1991) « les vulves traversent sans variations notables les temps et les cultures préhistoriques. ».

Les vulves s’observent en effet, de façon courante, depuis l’Aurignacien, (La Ferrassie, Abri Cellier) jusqu’au Magdalénien (Tito Bustillo). L’extension dans l’espace est également considérable puisque des images vulvaires s’observent jusqu’à Maszycka (Pologne) et Kostenki (Russie). »

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Une trame symbolique ainsi qu’une pensée graphique s’est déployée durant 20 000 ans. Il reste que nous sommes dans l’incapacité de lire explicitement cette histoire, bien que tout les signes graphiques et topographiques indiquent une conception plus ou moins uniforme et cohérente du monde s’organisant autour d’un bestiaire mais aussi autour de figures se focalisant dès le départ sur le sexe, en majorité féminin. Il est probable que ce laps de temps ne désigne pas explicitement la différence sexuelle entre femme et homme, notamment à la vue de la symbiose réalisée avec le cheval et le bison (ou l’auroch). L’enchevêtrement entre les animaux et les signes représentant les sexes féminins et masculins nous invite à envisager ces projections graphiques comme l’expression de la pulsion sexuelle (ou de sexe magique qui enfante ?) superposée à la toute puissance animale.

Si à notre tour nous superposons ces descriptions aux volontés contemporaines, nous constatons des prises de positions similaires. Les mythologies grecques renvoient l’homme à l’animal, notamment à la figure de la force et de la puissance sexuelle avec la création du Minotaure (homme-taureau) ou du Sagittaire (homme-cheval). Nous pouvons également nous référer à Pégase et à L’Enlèvement d’Europe, à l’usage du Cheval de Troie, ou au rite du Flamen Martialis consistant à sacrifier un cheval. Toutes ces figures mythologiques se rapportent directement au cheval et au taureau. Notons également l’emploi du cheval ou du bœuf comme véhicule, ou en tant que force motrice lorsqu’il s’agit de tirer une charrue ou un soc. Nous rencontrons également ce type d’hybridation dans moultes représentations cinématographiques correspondant au déploiement d’une force surhumaine dans le cadre d’une fusion entre l’homme et la machine.
Les films Transformers en témoignent, ainsi que le mythique manga Goldorak avec sa tête de taureau.

L’ingénierie technique s’est finalement substituée à la force animale. Il reste que la fascination pour ces deux figures animales reste entière. Il suffit de constater à quel point l’automobile incarne sur toute la planète la puissance démultipliée des animaux. Il existe des correspondances évidentes entre l’automobile et la figure animale. Le pare-choc avant reproduit de manière consternante une figure animale et / ou anthropomorphe avec deux yeux (les phares) et une bouche (grille de calandre). En outre, dans le secteur automobile, on qualifie la puissance d’un moteur en nombre de « chevaux ». Nous pouvons également le constater avec le vélo, la moto, la mobylette ou le scooter — les guidons imitant étrangement toutes sortes de cornes. Enfin, rappelons-nous la manière dont l’adolescent roule sur une roue tel un cavalier qui braque son cheval et le poste sur ses deux pattes arrières.

Grunge.Gilberte.Butterfly.Chaussette, affiche, 94 X 129 cm, 2018.

Mais pourquoi vous parler de prolongement fantasmatique via la machine ?
Et bien, si l’unité et l’organisation spatiale de la grotte renvoient au foyer domestique auquel le genre féminin est assigné, il me semble que les moyens de transports individuels renvoient à « l’habitat mobile du masculin ».
Contrairement aux transports collectifs qui indiquent une dissolution et une mixité des genres, l’automobile est le prolongement musculaire du mâle dominant. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu un moteur hurlant de rage planté à un feu rouge qui, passant au feu vert, laisse filer un monstre libre, impétueux et rugissant. L’automobile incarne un foyer fantasmé qui s’oppose au foyer domestique. L’automobile est par ailleurs sublimée sous la forme d’une femme-animale. Ici, il faut aussi entendre la façon dont certains automobilistes en parlent : la carrosserie est égale aux courbes d’une femme, sa couleur est comme celle d’une jupe moulante, enfin, le confort des banquettes automobiles, à la fois fermes et enveloppantes comme une paire de cuisse, se distingue de la supériorité toute intellectuelle (et masculine) du compteur de vitesse et du moteur seize soupapes.

Les hommes se comparent peu aux femmes, en revanche, ils n’hésitent pas à comparer les femmes à des animaux, à des objets ou à des machines. Par exemple, le titre du livre Le cheval est une femme comme une autre de Jean-Louis Gouraud en dit assez long. Nous pourrions aussi nous référer à l’univers de la mode avec Jean-Paul Gautier qui fabriqua des harnais en cuir pour ses mannequins lorsqu’il travaillait chez Hermès, comme de ses soutiens gorge en forme de cornes. Les mythes convoquant la sirène, la femme-araignée, la femme-serpent ou autres chimères confirment également l’existence de symptômes typiquement masculins.

Les « cougars » en body léopard participent également de l’imaginaire sexuel masculin. Bref, pour ces hommes vivant sous l’empire esthétique du patriarcat, la femme reste un animal imprévisible et impulsif qu’il faut apprivoiser. Moralité, il est plus simple de se projeter dans une belle bagnole qui prolonge autant la robe que la force de la jument. Car si les machines sont des extensions de la force de traction animale, la vivacité, la rapidité, l’efficacité et la vie même des machines dépendent au final de l’agressivité toute virile des hommes qui les activent.

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Selon certaines thèses, le patriarcat prend racine lorsque les hommes s’aperçoivent que le sperme participe de la reproduction. Les hommes se sont ainsi découverts comme « cause » de la reproduction. Suite à cette prise de conscience, la cause originelle et universelle de l’existence masculine s’incarne dans « le nom du père » qui fixe et rythme les produits de la filiation. Les produits de la filiation s’organisent autour du patrimoine, des titres ou des savoirs transmis. Les sociétés sédentaires sont soumises au régime de la patrilinéarité, et ce sous la forme de transmission de pouvoirs assimilés ou de biens accumulés.

La transmission de pouvoir se fait dans un certain ordre, mais aussi et selon des critères propres à la morale animale. Par exemple, La théorie de l’alliance de Claude Levi-Strauss est basée sur l’interdit de l’inceste. Planifiée et sous contrôle des hommes, l’alliance et la bonne entente entre tribus consistent à échanger des femmes d’un clan à l’autre. Toutefois, les questions se rapportant à l’interdit de l’inceste et aux désirs sexuels de notre espèce sont, d’après les dernières études sur des groupes de chimpanzés ou de bonobos, préalables à la culture humaine qui en détermine les contours dans le cadre de lois — ce qui, par ailleurs, pourrait expliquer l’échange des femmes entre différentes tribus, groupes, communautés ou familles. En d’autres termes, l’idéologie patriarcale semble avoir élargi et rationalisé les échanges afin d’éviter les rapports incestueux en s’appuyant inconsciemment sur les tendances animales déjà en cours et issues de l’organe moral (chimpanzé). Il reste que ce sont tout de même les femmes qui, déracinées et envisagées comme des juments, perpétueront le sillon patrilénaire en donnant naissance à des enfants (forcément) mâles.

Enchaînons les spéculations. Durant la conception d’un enfant nous assistons à une transformation du corps des femmes. La production d’un enfant pour une femme s’inscrit en profondeur dans le corps et le psychisme en termes de double d’elle-même — et telle une extension d’elle-même. L’hypothèse est d’imaginer que la reproduction en son sens le plus littéral permet aux femmes de se dupliquer afin de se survivre à elles-mêmes, ce qui psychiquement pourrait suffire en termes de prise de contact avec l’immortalité — puisque la duplication perpétue une longue chaîne de corps fabriqués, une continuité de corps « moulés / dupliqués / reproduits » sur plusieurs générations et tel un « clonage naturel ».

D’un autre coté, les hommes meurent sans que leurs corps n’aient jamais rien engendré, contrairement aux récits des mythes grecs dont parle Jean-Baptiste Bonnard dans Le complexe de Zeus qui illustrent explicitement le désir de partager le même pouvoir de reproduction que les femmes. Notons que le désir d’accéder à la reproduction se traduit également dans les figures médiévales de « l’allaitement masculin » décrit dans l’article Un orgasme dans les vers et la gangrène ? de Chloé Maillet. À partir de cette angoisse fondamentale, l’objectif des hommes est de survivre au-delà de leurs propres corps au même titre que les femmes. L’hypothèse dialectique veut que les hommes élaborent et conçoivent « un monde » dans lequel ils pourront tout comme les femmes se survivre à eux-mêmes, donc, s’engendrer et renaître par le biais des mythes et des religions ; d’où la production et la reproduction d’objets sacrés dans lesquels se logent des esprits ou des dieux qui, par ailleurs et en termes de duplications faites à leurs images, leurs permettront de survivre dans l’au-delà. Moralité, mis au pied de la grotte domestico-préhistorique, les hommes n’ont concrètement pas d’autres moyens que l’imaginaire et l’innovation technique pour espérer parvenir à la cheville des femmes dont le pouvoir est immense — du moins si l’on spécule sur les projections symboliques prenant corps dans les nombreux cultes de déesses-mères avant la naissance de l’écriture.

Les bonds technologiques effectués durant l’ère industrielle ont beaucoup fait rêver les hommes du XIXe siècle. Les premières machines, les premiers moteurs, ainsi que la maîtrise de l’énergie fossile, électrique, voire solaire, ont permis d’instruire une plus grande concurrence avec le ventre des femmes. Il faut imaginer l’esprit scientifique de la médecine comme celui de l’industrie du XIXe mêlé à une croyance aveugle dans le progrès, lui-même enchevêtré aux visées capitalistes et patriarcales. Notons toutefois que les chaînes de production sont entraînées par la production du ventre des femmes qui, au final, fournit la force de travail pour le ventre des usines d’où sortent des chevaux de fer ou des bœufs mécaniques destinés aux transports et à l’agriculture. Dans Caliban et la Sorcière Silvia Federeci indique qu’avant l’invention des machines qui remplaça la force de travail du cheval, du bœuf et finalement de l’homme, le contrôle de l’outil de production passe avant tout par la maîtrise du ventre des femmes, et ceci, en tant que lieu de production d’une main-d’œuvre bon marché.

Dans Histoire de la virilité, et durant le chapitre Balaise dans la civilisation : mythe viril et puissance musculaire, Jean-Jacques Courtine nous indique, d’un autre coté, que la culture du muscle est le moyen de manifester la toute puissance virile des hommes face au pouvoir des femmes :

« Partie intégrante du dispositif du « modèle archaïque dominant », elle vient contester le privilège de l’enfantement, cet « apanage exorbitant et non fondé » qui confère aux femmes « la capacité incompréhensible » de produire des corps semblables, mais aussi différents d’elles-mêmes : les hommes, eux aussi, peuvent enfanter d’autres hommes, ou plus exactement de la part plus masculine de ceux-ci, de ce qui fait l’homme dans l’homme, la virilité. Les femmes peuvent bien accoucher de garçons tant que les hommes reproduiront des hommes virils. » En prise avec la conscience de sa fin et l’impuissance à se reproduire, l’homme viril désire accéder à l’immortalité comme à une autonomie totale par la force mécanique et le génie technique. Le délire est profond, toutefois les fictions auto-réalisatrices sont bien réelles et conduisent à toutes les formes d’exploitation — par exemple, en tant que lieu de production automobile entièrement automatisé et sans ouvrier, l’usine Tesla n’a plus besoin de force de travail nécessitant le ventre des femmes ; il en est de même pour les transhumanistes qui, par le biais des bio-technologies, imaginent se cloner à l’infini.

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Chacun.e d’entre nous est aujourd’hui concerné.e.
Le smartphone absorbe « le temps de cerveau disponible » (Patrick Le Lay) de l’élite bourgeoise comme de la masse laborieuse.
L’automobile, le robot ménager, la télévision, les interphones, la roulette dentaire, la puce bancaire glissée sous la peau, le calcul des activités journalières via des applications « bien être et santé », ou la dernière baignoire balnéo-discothèque sont des machines ou des applications conduites par des machines — par ailleurs hypertrophies techniques et prolongements symboliques du corps des femmes et des hommes.

Le mythe futur veut que les machines se reproduisent elles-mêmes afin d’inoculer toute l’humanité de leur savoir-faire. Et c’est en partie le cas avec la médecine qui, à l’aide de machines, repousse la durée de vie de notre espèce. Dans un premier temps, il y existe un ensemble de procédures qui permet de diagnostiquer l’état mécanique du corps — IRM, scanner, radiographie, analyses sanguines, etc. ; dans un second temps, le bloc opératoire représente le champ de bataille clinique dans lequel se concentrent autant de machines que d’outils utiles à la réparation des rouages, pistons, malformations ou hypertrophies du corps ; enfin, le corps se prête à l’inclusion de substances synthétiques, de greffes d’organes, de greffes osseuses à base de corail, de nettoyages d’artères ou de destructions cellulaires, comme il s’adapte aux greffes de mains robotisées, aux exosquelettes ou aux sonotones désormais introduits sous la peau.

D’un autre coté, c’est en partie les technologies médicales qui libèrent le corps des femmes des années 1950 à nos jours avec la création de la pilule contraceptive, la procréation médicalement assistée, l’assistance médicale lors d’un avortement, etc. En outre, les conditions de production à l’échelle industrielle ont permis un accès au confort moderne et à un relatif bien être social pour une grande partie des femmes occidentales. Toutefois, et comme nous le verrons avec Mona Chollet, les avancées médicales et techniques ne sont pas sans conditions et renvoient à une puissante injonction : celle d’accéder à « un corps parfait », et ce au même titre qu’une belle carosserie de bagnole. D’un coté comme de l’autre, il s’agit de la maîtrise et du contrôle du corps par le biais des technologies — des technologies qui auraient pour fin de transfigurer le corps des femmes en jument de compétition ou en cyborg sexuel.

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Une étrange tradition issue du fond des âges perdure sur la base d’une superposition entre la pulsion sexuelle humaine et la toute puissance animale du bœuf et du cheval. Sous la forme de machines robotisées ou de corps humains augmentés, l’innovation scientifique et technique semble au service de visées archaïques et propres aux projections fantastiques et magiques qui eurent lieu durant 20 000 ans. Ces projections ont-elles contribué à séparer notre espèce en deux corps hétérogènes (femelle-mâle) comme en deux entités distinctes (féminin-masculin) ? Mêlés à toutes les innovations techniques comme aux conceptions binaires, nous pourrions sans difficulté imaginer les figures idéales et génériques du XXIe siècle sous la forme d’un « homme-taureau viril et musclé dans un gros 4 X 4 » et d’une « femme-jument au régime dans une robe du soir en polyéthylène ».

III – LA PATERNITÉ DANS LA PSYCHOLOGIE PRIMITIVE
Bronislaw Malinowski, 1927

Durant plusieurs années Malinowski étudie l’organisation sociale des Trobriandais, autochtones des Iles Trobriand située au Nord-Est de la Nouvelle Guinée. Le principe consiste à observer une série de faits qui contredit le bon déroulement de la reproduction humaine.

Passons à la description sommaire des règles qui régissent la culture des Trobriandais. Pour cette communauté seule l’eau de mer féconde les femmes. Par conséquent, l’homme n’est pas le mâle reproducteur bien qu’il ait une fonction sociale et une responsabilité paternelle suite au mariage. Les femmes se reproduisent spontanément et selon la volonté d’un esprit qui désire se réincarner :

« Les points principaux restent identiques : tous les enfants sont des esprits réincarnés ; l’identité du sous-clan est préservée au travers du cycle ; la cause réelle de la naissance de l’enfant provient de l’initiative d’un esprit de Tuma. »

L’ignorance de la paternité physiologique, ainsi que la rencontre entre l’esprit Tuma et le corps des femme instruisent les conduites des femmes et des hommes :

« Dans le mythe le plus important des Trobriandais, une femme, nommée Mitigis ou Bolutukwa, mère du héros mythique de Tadava, vécut totalement seule dans une grotte du bord de mer. Un jour, elle tomba de sommeil dans son habitation de pierre allongée sous une stalactite humide. Les gouttes percèrent son vagin et ainsi elle se trouva dépourvue de sa virginité. Dans les d’autres mythes originels, la pensée du percement n’est pas mentionnée, mais ils débutent souvent en soulignant sans tarder que la femme ancestrale était sans homme et ne pouvait en conséquence pas avoir de relation sexuelle. »

Le mariage est une composante forte de la vie des Trobriandais, comme il est source de questionnements pour Malinowski. Malgré les activités sexuelles régulières hors mariage, les jeunes filles restent « vierges » et n’enfantent que rarement avant la cérémonie du mariage qui consacre et légitime la procréation. Dès que l’union sacrée a lieu, les femmes semblent disposées à enfanter. D’un autre coté, l’organisation sociale veut que les maris soient responsables de l’éducation des « enfants-esprits ». Ce phénomène étonne notre auteur d’autant que la maîtrise et le contrôle de la reproduction a lieu sans passer par la contraception. Pour la conception occidentale de la sexualité ce cas d’études va à l’encontre de tout bon sens :

« Pour éprouver la fermeté de leur croyance, je me suis fait définitivement et agressivement l’avocat du diable en plaidant la vérité de la doctrine physiologique de la procréation.

Boogie.Chritine.Shell.Pain, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Devant de tels arguments, les autochtones ne me donnèrent pas uniquement les exemples positifs que je viens de mentionner de femmes qui eurent des enfants en dehors des plaisirs de l’amour et de l’accouplement, mais ils se référèrent aussi à ces circonstances négatives extrêmement convaincantes, à ces nombreux cas où les femmes célibataires, ayant eu une multitude de relations sexuelles, n’ont pas eu d’enfants.
Cet argument m’a été répété maintes fois. Voici un autre exemple particulièrement concret qui m’a été donné : les personnes sans enfants, renommées pour leur débauche, ces femmes qui vivent avec un commerçant blanc, et qui en change régulièrement, sans qu’elles n’aient d’enfant. » Nous pourrions compléter ce témoignage du début du siècle par des expériences récentes qui démontrent qu’une sélection a lieu de la part des femmes. Cette sélection est par ailleurs étendue à la plupart des animaux ou des insectes dans le livre Comme les bêtes de Menno Schilthuizen sorti en 2014. L’auteur décrit les recherches de scientifiques anglais sur plusieurs couples ayant accepté de collecter leurs sécrétions après chaque coït. La citation suivante est tirée d’articles rédigés dans la revue Animal Behaviour en 1993 : « Robin Baker et Mark Bellis constatèrent en effet que la proportion de sperme expulsée par la femme dépendait de son orgasme. Si elle ne jouissait pas ou jouissait plus d’une minute avant l’éjaculation, elle gardait peu de sperme. Si, au contraire, elle jouissait pendant ou après l’éjaculation, elle gardait tout. En d’autres termes, les femmes peuvent « utiliser » leurs orgasmes pour modifier la probabilité qu’un homme féconde l’un de leurs ovules (précisons que le verbe « utiliser » ne doit pas être interprété en sous-entendant une décision consciente, même chez les humains : c’est la complexité de notre physiologie qui est la cause involontaire du phénomène). » La culture et la croyance semblent instruire des conduites qui, elles-mêmes, orientent la relation sexuelle, le plaisir sexuel et la procréation. L’influence symbolique tout autant que la sélection inconsciente et physiologique consistant à choisir « le bon mâle reproducteur » sont-elles à ce point décisives ? D’une part, et s’agissant de l’influence de l’orgasme sur la fécondation, les expériences de Baker et Bellis n’ont pas été assez répétées et vérifiées pour être formellement validées. D’autre part, de nombreuses femmes tombent enceintes sans avoir désiré enfanter, sans compter toutes les femmes qui tombent enceintes suite à un viol.

L’hypothèse voudrait qu’un contexte propice à accueillir des croyances allant à l’encontre des mécanismes biologiques puisse instruire des conditionnements et des déterminants sociaux qui illustrent à la lettre les commandements d’un système de croyances. Les sciences cognitives comme celles de l’information montrent effectivement des cas d’embrigadement qui orientent les goûts, les choix et la subjectivité de cobayes. D’un autre coté, et en tant que dispositif psycho-physiologique, l’effet placebo permet d’obtenir des résultats positifs concernant la migraine et la dépression (des pathologies psychosomatiques) ; en outre, les résultats dépendent également du contexte thérapeutique et de la relation médecin/patient.

Bref, l’impact physiologique du placebo reste partiel et n’a pas d’effet clinique important.

Seule la médecine, et notamment l’intervention chirurgicale, la prise de médicaments, la manipulation physique ou un long suivi psychologique changent les choses en profondeur.

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Dans son ouvrage Masculin-Féminin, Françoise Héritier note que les hommes s’octroient toutes les valeurs positives, et ceci même sous l’empire des dominations matriarcales.

Les rapports de force qu’ont instauré les hommes ont bel et bien engendré des systèmes de croyances basées sur des valeurs par définition culturelles. Si l’étude de Malinowski nous étonne concernant les correspondances entre un système de croyances et les effets physiologiques sur des Trobriandaises, notre auteur observe et critique également les manipulations masculines renvoyant au contrôle de la natalité : « Observons une fois de plus l’intéressante et étrange constellation des faits : la paternité physiologique est inconnue ; mais la paternité, au sens social, est considérée comme nécessaire et « l’enfant sans père » est regardé comme quelque chose d’irrégulier, qui va à l’encontre du cours normal des événements et est conséquemment répréhensible. Que cela signifie-t-il ? L’opinion publique, basée sur la tradition et la coutume, déclare qu’une femme ne peut pas devenir mère avant d’être mariée, alors qu’elle peut jouir autant qu’elle le veut de sa liberté sexuelle, dans le cadre des limites de la permissivité. Cela veut dire qu’une femme, pour voir sa maternité socialement acceptée, a besoin d’un homme, d’un défenseur et de quelqu’un qui pourvoit aux nécessités économiques. Elle a un maître naturel et un protecteur en la personne de son frère, mais il n’a pas l’omniscience de s’occuper d’elle dans tous les domaines où elle a besoin d’un tuteur. En accord avec les idées autochtones, une femme enceinte doit, à une certaine période, se garder de toute étreinte sexuelle et se doit de « tourner loin de tout homme sa pensée. » Elle a besoin alors qu’un homme s’arroge tous les droits de la sexualité qui la concernent, qu’il s’abstienne même de ses propres privilèges durant un certain temps, et qu’il la garde éloignée de toute interférence, tout en observant son comportement. »

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Nous n’avons pas à douter de l’honnêteté intellectuelle de Malinowski et de la collecte d’informations sur les objets comme sur les croyances qui destinent les femmes Trobriandaises à enfanter dans un contexte spécifique. Cette étude pose de troublantes questions concernant les régimes de croyance et l’impact qu’ils peuvent avoir sur la physiologie et plus largement sur nos comportements. L’imbrication entre des enjeux de pouvoir et la discipline des corps qui en découle nous questionne sur l’assimilation des croyances d’un point de vue psychique, physiologique mais aussi génétique — à savoir s’il existe une continuité phylogénétique, et telle une influence des systèmes de croyance sur nos gènes… Les stratégies d’encerclement des passions sont à l’ordre du jour sur tous les continents, et l’inhibition a pour rôle de juguler et réguler l’incontinence du désir. Il reste à savoir jusqu’où le corps est capable de se soumettre sans opérer à son tour des stratégies de contournement.

IV – CALIBAN ET LA SORCIÈRE
Sylvia Federici, 2004

Sylvia Federici est une historienne marxienne et féministe. Le livre Caliban et la sorcière met en perspective deux siècles de fer pour les femmes contre deux siècles d’or pour les hommes, et jette un peu de lumière sur l’instauration institutionnelle de la domination masculine en Occident. À la croisée d’une Europe médiévale et d’une Europe renaissante, Sylvia Federeci retrace les origines du « nouvel ordre patriarcal » s’imposant durant le XVIe et le XVIIe siècle.

En premier lieu, les visées et les découvertes scientifiques participent à l’élaboration d’un point de vue mécaniste du corps. Le point de vue mécaniste et les avancées rationnelles ménagent les croyances religieuses en renforçant l’existence d’un Dieu spéculateur et mécanicien ayant plus ou moins un contrôle sur la nature et les corps. Le contrat social s’enracine dans deux formes de croyance : l’une est bénéfique et s’organise autour de l’évolution hégémonique du capitalisme naissant mêlé au charme de l’harmonie universelle pré-établie (Liebniz) ; alors que l’autre instruit des pratiques païennes et maléfiques, notamment celles conduites par des femmes supposées planifier des réunions diaboliques sous la forme du Sabbat — et condamne par conséquent tout ce qui touche à « la magie noire ». Sylvia Federici dissèque ce jeu dialectique et féroce. Elle n’hésite pas à stigmatiser les grands penseurs de l’époque tous issus d’un environnement bourgeois et conservateur qui entérinent les prérogatives du clergé, tant en Europe qu’aux Amériques — les Amériques représentant une terre pleine de promesse en or et en matières premières.

L’essor du capitalisme nécessite « une accumulation primitive » qui va de pair avec l’esclavage — une force de travail muette et totalement gratuite. En outre, la conception mécaniste des corps motive autant la disciplinarisation des corps que la gestion rationnelle et objective des territoires s’enracinant, entre autres choses, dans la propriété privée. Deux phénomènes illustrent la rationalisation des investissements, deux actions qui consistent à réduire drastiquement l’influence des communaux — une forme d’organisation économique et sociale permettant la survie du peuple. Concrètement, les communaux représentent la mise à disposition gratuite d’une étendue de terre pour la subsistance des familles. La première action du capitalisme primitif repose sur la délimitation de propriétés par le biais de l’enclosure (enclos, enceinte, clôture). L’objectif consiste à s’approprier par la force toutes les parcelles de terre à titre privé. La seconde action s’appuie sur la chasse aux sorcières, une tactique à la fois politique et religieuse qui facilite la privatisation des communaux.

Le capitalisme naissant s’inscrit dans un double mouvement. Dans un premier temps, il s’agit de réduire progressivement les moyens de subsistance des familles pauvres afin, dans un second temps, de réduire le peuple au salariat. La monnaie est le moyen utilisé pour la création des salaires. De ce point de vue, la monnaie n’est plus ce moyen d’échange contractuel entre deux parties, et basé sur les fruits d’un travail libre, autonome et maîtrisé (agricole ou artisanal). Au tournant du haut Moyen Âge et en regard de la pratique du servage, les plus riches, voire les plus forts, mettent en place une forme d’esclavage et instaurent la relation patron-salarié.

Core.Minnie.Primato.Ocre, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Au-delà des volontés d’expansion des classes aristocratique et bourgeoise, il est rationnellement plus avantageux en terme de rendement et de profit, et à la vue d’un territoire privatisé, de contraindre les pauvres à travailler pour un salaire tout juste suffisant pour leur survie — voire de travailler gratuitement en échange de leur simple survie. De cette nouvelle organisation du territoire mêlée à la recherche de profits, elle-même enchevêtrée aux esprits scientifiques à la solde du clergé et des royautés, il découle un nouvel ordre qui stigmatise et aliène définitivement les femmes, pauvres ou seules, tout en réduisant à néant le rôle des femmes au sein de la société de l’époque — notamment concernant l’entretien et l’exploitation des communaux.

Dans son livre Caliban et la sorcière, Sylvia Federici décrit un nettoyage progressif et radical que nos médias actuels n’hésiteraient pas à qualifier de féminicide. L’objectif est d’instruire à marche forcée les nouvelles lois patriarcales nécessaires au développement du capitalisme, donc, à la formation d’un capital de départ issu de l’exploitation des nouveaux salariés. Afin que le capitalisme prenne racine et se développe pleinement aux XVIIIe et XIXe siècle, il faut nécessairement consolider une base sous la forme d’une « accumulation primitive », une consolidation prenant corps en partie sur le dos des femmes. L’histoire de ces femmes anonymes crucifiées sur l’autel du capitalisme a pour point de départ un changement de paradigme ; tel un nouveau modèle de vie imposé par la force et la domination brutale et radicale des hommes. La société de l’époque emploie les gros moyens et procède systématiquement à la chasse aux sorcières dès que se produisent des pratiques en marge de « la magie blanche », ainsi qu’en marge des principes motivés par le capitalisme naissant.

Sur deux siècles et proportionnellement à la population européenne, le nombre de victimes est sidérant.

En Europe, l’objectif est d’engager une main-d’œuvre gratuite au même titre que les esclaves dans les colonies du nouveau monde. De ce point de vue, les femmes seront contraintes et soumises au même statut social et la même destination économique que les esclaves. Ainsi, toutes les actions des femmes se voit confinées dans l’espace domestique ou au travail dans les champs. Elles forment des travailleuses de l’ombre et deviennent les petites mains de leurs maris ouvriers agricoles ou artisans pour les plus libres. De plus, et en tant que femmes mariées et destinées à la reproduction, ce type de cloisonnement garantit l’élevage et le dressage des prochains ouvriers, futurs esclaves du patronat. Ceci étant dit, les femmes des classes supérieures ne sont pas mieux loties, elles n’échappent pas à l’antre domestique.

En outre, elles se présentent aux femmes du peuple comme les gardiennes exemplaires de la morale domestique.

Pourquoi la chasse aux sorcières s’est-elle avérée nécessaire à l’époque ? D’après Sylvia Federeci, les femmes ont un réel pouvoir sur les communaux ; mais également comme artisane fileuse, tapissière, couturière, mais aussi comme maçonne, menuisière, cuisinière, agricultrice, etc. ; ou dans le domaine du contrôle des naissances, donc, à titre de guérisseuse ou de sage-femme dispensant des conseils pour la contraception. En d’autres termes, et à la vue de la mise en place du capitalisme et de « l’accumulation primitive », les femmes, capables de s’engager dans la gestion d’un territoire et de transmettre des connaissances autant que des savoir-faire incarnent non seulement des concurrentes mais génèrent, à terme, des pertes de profits. Une citation tirée de l’ouvrage indique les pratiques juridiques consistant à considérablement réduire le champ d’action des femmes : « Il n’est pas étonnant qu’au regard de la dévalorisation du travail des femmes et de leur statut social, l’insoumission des femmes et les méthodes par lesquelles elles pouvaient être «apprivoisées» faisaient partie des principaux thèmes de la littérature et de la politique sociale de la « transition ». Les femmes ne pouvaient pas être complètement dévalorisées comme travailleuses et privées de toute autonomie par rapport aux hommes sans être soumises à un intense processus d’avilissement social. Et de fait, tout au long des XVIe et XVIIe siècles, les femmes perdirent du terrain dans tous les domaines de la vie sociale. C’est dans le domaine législatif que l’on peut principalement observer à cette période une érosion continuelle des droits des femmes. Un des principaux droits que perdirent les femmes fut le droit de conduire des activités économiques par elles-mêmes et comme feme soles [terme de droit anglais désignant une célibataire, par opposition à feme covert, femme « couverte », c’est-à-dire mariée]. En France, elles perdirent le droit de contracter ou de se représenter elles-mêmes au tribunal, étant déclarées légalement « imbéciles ».

En Italie, elle commencèrent à apparaître de moins en moins fréquemment devant les tribunaux pour dénoncer les abus dont elles faisaient l’objet. En Allemagne, lorsqu’une femme de la bourgeoisie devenait veuve, il était d’usage de nommer un tuteur pour gérer ses affaires.»

L’actualité contemporaine ne cesse de le rappeler, elle fournit chaque jour son lot d’arguments en faveur de la perpétuation des injonctions du capitalisme ; notamment lorsque les hommes politiques déclarent que l’augmentation du salaire des femmes mettrait en péril l’économie française ; sans compter les mouvements anti-avortement et toutes les politiques régressives à l’égard de l’émancipation des femmes que nous observons en Europe et dans le monde.

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Je n’irai pas plus loin concernant ce livre qu’il est important de se procurer si l’on désire savoir comment le « nouvel ordre patriarcal » du XVIe et XVIIe siècle réduit les femmes à la domestication dans l’Europe occidentale et dans l’ensemble de ses colonies. Tout aussi important que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, Caliban et la sorcière de Sylvia Federici montre que la création de richesses des nations occidentales, ainsi que la liberté d’entreprendre et de capitaliser fut acquise au prix d’une forme d’esclavage qui aliéna l’autre moitié de l’humanité ; sans compter, bien entendu, les esclaves déportés d’Afrique noire ou les autochtones réduits à l’exploitation.

V – LE CONFLIT, la femme et la mère
Élisabeth Badinter, 2011

Dans son ouvrage Le Conflit Elisabeth Badinter expose la quadrature du cercle à laquelle s’expose la femme moderne. La vie d’une femme accomplie se partage entre l’activité pro- fessionnelle, son rôle de mère et d’épouse — ou de femme ayant une vie sociale épanouie ainsi qu’une vie sexuelle émancipée. Les conditions de réussite d’une telle entreprise de- mandent non seulement une force de caractère adéquate mais également des aides maté- rielles adaptées. Une journée ne contient que vingt-quatre heures ; un réel investissement dans la vie professionnelle, tout en étant mère de famille, sans omettre une vie sociale riche en événements et en rencontres est d’une simplicité exemplaire sur le papier, mais peu ré- aliste si l’on compte le poids des tâches domestiques qui gêne forcément aux entournures.

Les courses, le linge, la vaisselle, le ménage, la cuisine, l’achat de vêtements, éventuelle- ment l’allaitement, le bain, les couches, la crèche, les horaires de travail, les éventuelles tensions entre salariés, les demandes affectives du partenaire, la soirée rien qu’entre filles, la sempiternelle visite des parents et des beaux-parents, et au bout du compte, la fatigue et une certaine lassitude invitant les femmes à se plier aux tâches domestiques.

De manière générale, Elisabeth Badinter note que les femmes concernées ne se plaignent pas de la maternité. Elle indique cependant quelques expressions se rapportant aux femmes qui regrettent d’avoir enfanté. L’autrice observe les dernières tendances concernant les po- litiques publiques ou privées sur la natalité ; comme le retour à une forme d’essentialisme féministe faisant corps avec les pensées réactionnaires ayant cours avant le traumatisme hédoniste des années 1967-68 (du Summer of Love en Californie à Mai 68 en France). Une curieuse combinaison voit le jour entre les avancées sociales et scientiques d’un coté, et le retour aux sources de l’autre — une synthèse contradictoire que nous pourrions qualifier de maternalisme hippie. Ainsi l’essor du féminisme mêlé à la progression des sciences mé- dicales renvoient les femmes à une inspection de leurs corps sous toutes les coutures — toutefois, pas sous un angle esthétique comme le décrit Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale, mais plutôt en relation à la préservation saine, naturelle, voire écologique du corps.

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L’autrice pointe du doigt la manière dont la philosophe féministe Carol Gilligan arpente chaque centimètre du corps des femmes. Carol Gilligan est l’initiatrice de La philosophie du care, développant ainsi des conceptions bienveillantes, enveloppantes, sanitaires et mater- nantes :

« Le care, souvent traduit par « sollicitude » et qu’il faut entendre comme « le souci fondamental du bien-être d’autrui » serait la conséquence de l’expérience cruciale de la maternité. »

La problématique posée par « La philosophie du care » ne se dégage pas de la dialectique binaire et patriarcale, elle oppose une vision de l’éthique féminine (morale) à une conception juridique et rationnelle dite masculine (logique). Ainsi, le care instruit le particulier et conduit le singulier, il s’attache aux petites choses du quotidien qui requièrent le travail de fourmi des femmes bien plus expérimentées en ce domaine, car plus proches de l’essentiel se logeant dans les moindres détails. Moralité, le care s’oppose aux hommes dont les visées sont uni- versalistes et publiques — ainsi séparés de « la base », les hommes vivent dans une sphère différente de celles des femmes.

Ces différences renvoyant à une dialectique binaire ont l’avantage de s’imposer dans le débat public. Non que la conception méta-féminine de la vie intra-utérine désignée comme le lieu décisif d’une éthique a priori supérieure à celle des hommes ne soit pas légitime, ce débat a toutefois été utile afin de sensibiliser les hommes au temps de gestation maternelle, donc, à la maternité en tant que moment, voire basculement, mutation, révélation, crise ou ravissement dans la vie d’une femme — contrairement à une tâche liminaire, pesante, natu- relle et incontournable imposée aux femelles humaines.

Il reste que ce retour aux contours du corps élevant l’involution utérine au digne statut d’une maternité épanouie s’est confondu avec l’idéologie patriarcale dans sa version la plus rétrograde. Non que le retour du corps de la femme à une économie durable soit critiquable — par le biais de l’allaitement et de l’amour maternel, ou de la consommation de produits frais, sains et bio — toutefois pas au prix d’un renoncement des libertés individuelles et d’un retour illico presto dans le foyer domestique. Élisabeth Badinter s’étonne de cette « Sainte alliance réactionnaire » renvoyant les femmes dans les cavernes platoniciennes où les conduites maternantes et débilitantes les invitent à se tenir muettes au service du grand capital.

De nombreuses pages sont consacrées à la Leche League, une association américaine prô- nant le retour à la raison d’être du féminin, donc, à l’allaitement et à la mère aux foyer. Cer- tains esprits américains sont habités par les effluves malodorants du fanatisme religieux, n’ayant que peu évolué depuis le XVIIe siècle, ils pensent encore que la science est de nature divine, et que Dieu créa les circuits imprimés en jouant des claquettes sur un piano de cuisson. Élisabeth Badinter note que la Leche League n’hésite pas à diffuser et distiller son discours dans toute l’Europe sans qu’aucune critique ne sorte de la bouche de nos journalistes français — avant tout préoccupés, comme chacun sait, par les événements poli- tiquement people. Un extrait permet de prendre toute la mesure du contrat moral auquel est assignée la mère selon la Leche League :

« Les leagueuses sont en guerre contre le biberon et les horribles laits en poudre, la crèche et par conséquent le travail des « mamans ». Une bonne mère qui allaite à la demande est mère à plein temps. Raison pour laquelle la Leche League a toujours encouragé ses adeptes à rester à la maison. »

Outre ce type d’association désormais infiltrée dans nos maternités françaises, donc, dans nos hôpitaux publics, l’allaitement semble devenir la norme morale et sociale pour toutes les femmes en Europe. La crise économique fait son œuvre est destine la fonction de mère aux petites économies, donc, à plus de dépendances. Ainsi s’effrite peu à peu les belles années du féminisme où le rêve de concilier un travail épanouissant, une vie de famille moderne et 35une sexualité émancipée tombe progressivement dans le puits des grandes défaites dont l’écho résonne ainsi :

« […] les trois pays en question ont en commun d’avoir survalorisé le rôle maternel au point d’engloutir toute identité féminine. La Mutter allemande, la mamma italienne et la kenbo japonaise [Ryosai kenbo voulant dire « la bonne épouse et la mère avisée »] donnent une image mythique de la mère, à la fois sacrificielle et toute-puissante. À coté d’elles, la maman française et la mummy anglaise font bien pâles figures. L’en- vers de la médaille, c’est que les femmes ainsi identifiées à la mère admirable, se sont retrouvées prisonnières de ce rôle qui les assignait à résidence. » D’un autre coté, l’autrice entend le reproche que « les filles des années 80 » adressent « aux mères libérées et émancipées des années 60 » ne consacrant que peu de temps à leur pro- géniture. Par exemple, la géniale et caustique série anglaise Absolutely Fabulous fait état de ce conflit générationnel : la mère-hippie-glamour-alcoolique se comporte comme une adoles- cente attardée, contrairement à sa fille-normcore-scientifique qui incarne la raison et la sta- bilité familiale. Il est probable que ces tensions filles-mères expriment encore les effets d’une dialectique binaire qu’entretient savamment l’idéologie patriarcale. Dans le cadre d’une hé- téronormation réglée, du moins si l’on s’égare un instant sur les plates-bandes de la psycha- nalyse et de la répartition des tâches femmes-hommes, force est de constater que la rivalité entre les femmes a pour objet l’accès au « phallus », donc, à l’incorporation du Pater familias, figure ultime de l’autorité domestique. Toutefois, il semble qu’au sein de ce mouvement, les femmes rejettent de façon contradictoire les complicités amicales toutes masculines qui, justement, renforcent et fluidifient le cadre de la représentativité masculine — du moins si l’on s’en tient à l’observation des comportements masculins durant la post-adolescence, et notamment lorsque le complexe d’Œdipe (« hormone » de la rivalité masculine) tend à dis- paraître entre le fils et le père (le tuteur ou le maître) pour laisser place à la transmission d’un héritage (politique, culturel, artisanal, financier, etc.). Dans le cadre de nos sociétés patriarcales, les expressions de la sororité — dialectiquement opposées à la fraternité — re- présentent en ses expressions médiatiques les plus délétères la figure de la complicité fémi- nine, se limitant à partager des recettes de cuisine et des échantillons de beauté. En d’autres termes, et pour que la transmission ait lieu entre la fille et la mère au-delà des identifications féminines encadrées par le patriarcat, donc en relation à des visées émancipatrices, il est nécessaire de dépasser l’assentiment paternel qui instruit les limites de l’exercice, donc, que la fille et la mère se liguent contre l’autorité du père, voire du Saint Père, et s’autorisent à accéder aux savoirs, aux techniques et aux sciences réservés aux hommes.

C’est ainsi que le problème se pose de manière plus cruciale au sein du féminisme états- uniens qui ne parvient pas à renouveler ses générations tant la haine des filles pour leurs mères — renvoyant à la condescendance des mères envers leurs filles — est aussi palpable qu’accablante. Dans Le féminisme malade de ses filles (in Books, 2011), Susan Faludi retrace l’histoire contradictoire et destructrice du féminisme américain à partir du XIXe siècle. La très problématique relation fille-mère ponctue les passages de relais, ainsi que les naissances et les fins des trois vagues féministes. La main-mise capitaliste et scientifique (consumériste et masculine) sur les nouvelles générations des deux dernières vagues du féminisme américain 3637

Jeudi.Synotptique.Bossa.Ice, affiche, 94 X 129 cm, 2018.détruit systématiquement les efforts et les avancées antérieures, comme réduit le débat à

des conflits inter-générationnels.

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Élisabeth Badiner constate que les femmes doivent faire des choix entre leur carrière profes- sionnelle, leur vie sociale et sexuelle, et la maternité. En outre, la complexité historique et la diversité psychologique, autant que les origines sociales des individus, destinent les femmes à vivre leur maternité de façon très différente les unes des autres — certaines vont effec- tivement s’accomplir, porter fièrement et joyeusement le destin de leurs enfants ; d’autres, en revanche, sont parfaitement distantes, voire cyniques, et ne montrent que peu d’intérêts pour leurs progénitures. À ce propos, l’autrice cite une phrase ciselée dans une poutrelle IPN d’Elaine Campbell :

« D’autres avouent que l’idée de s’occuper à plein temps d’un bébé les déprime : « C’est comme vivre toute la journée, et tous les jours, en compagnie exclusive d’un incontinent, mentalement déficient. » »

Ou bien, plus loin :

« Non seulement elles rejettent l’essence maternelle traditionnelle de la féminité, mais elles se pensent d’autant plus féminines que les femmes épanouies dans leur ma- ternité. Pour les unes, les activités liées à la maternité sont désexualisantes et donc déféminisantes. […] Pour les autres, le désir d’enfant leur est totalement étranger et la notion même d’instinct maternel n’a aucun sens. » Enfin, Élisabeth Badinter trace un portrait très positif des mères françaises prêtent à en découdre — qui ne sont pas de celles à se laisser monter le bourrichon par des formes de « maternité intensive » :

« À force d’entendre répéter qu’une mère doit tout à son enfant, son lait, son temps et son énergie, sous peine de le payer fort cher par la suite, il est inévitable que de plus en plus de femmes reculent devant l’obstacle. En vérité le naturalisme n’a pas de pire ennemi que l’individualisme hédoniste. À par celles qui trouvent leur plein épanouisse- ment dans la maternité prônée par le premier, toutes les autres feront de plus en plus un jour ou l’autre le calcul des plaisirs et des peines. » Les femmes qui désirent s’accomplir au même titre que les hommes sont confrontées à un choix cornélien — du moins tant que les hommes et la société elle-même ne s’adaptent pas aux trois critères de la vie d’une femme (travail, émancipation, maternité) selon Élisabeth Babinter.

Dans son ouvrage Micro-violences (CNRS Éditions, 2017), Simon Lemoine évoque le rôle du masculin confronté à la distribution des tâches qui induit la préservation du statut de do- minant (une réalité notamment surlignée à de nombreuses reprises par Christine Delphy) : 38« Peu d’hommes de sexe masculin agissent pour que toutes les femmes soient as- signées partout à faire le ménage plus que les hommes, en revanche beaucoup agissent pour qu’autour d’eux, chez eux, que certaines femmes le soient (un mari peut se dire que sa femme « sait mieux faire », que c’est temporaire, qu’elle « a plus de temps », qu’il fait autre chose, qu’elle « le devance toujours », etc.). C’est la somme des actions locales des hommes de sexe masculin qui occasionne principalement l’assignation globale. »

Il s’agit bien d’un ensemble de petites actions accumulées comme un capital-dette, donc, « une somme d’actions » issue de contraintes sous la forme de devoirs moraux ; des actions assimilées à un état de choses correspondant à la raison d’être du féminin, donc, s’inscrivant au sein de conformations déterminant des réalités toutes féminines. Ainsi, le retour de « la mère au foyer » conditionne implicitement des dettes et des habitudes destinant les femmes à rester enfermées dans leur condition sociale de femme en sa visée essentialiste.

D’un autre coté, et afin d’atteindre concrètement un statut propre à la femme moderne ména- geant la vie professionnelle, la vie de couple et la maternité, il serait nécessaire de changer radicalement de mentalité comme de moyens d’action. La question est politique et réclame un changement de société consistant à une gestion publique des enfants dès le plus jeune âge, tel des « mères / pères de substitution » rémunérés afin que les mères puissent s’épa- nouir professionnellement et socialement. Cette situation existe déjà, mais seulement pour les femmes qui en ont les moyens financiers. Étendre, concevoir et rationaliser ces pratiques serait certainement le grand chantier à venir.

Poursuivre des politiques sans prendre en compte les évolutions technologiques, intellec- tuelles, sociales, morales et sexuelles, c’est prendre le risque de revenir à des états na- tions dirigés par de grands primates qui réinstaurent des formes d’esclavages domestiques comme nous le constatons par ailleurs dans de nombreux pays. Le féminisme est certaine- ment un rempart contre la barbarie, il reste que les politiques actuelles nous renvoient au harcèlement néolibéral comme à l’embrigadement religieux.

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Il est aussi probable que le féminisme pâtisse des nombreux courants engendrés. Avec le féminisme universaliste, le féminisme essentialiste, le féminisme genderqueer, le féminisme radical, le féminisme marxiste ou socialiste, l’anarcha-féminisme, le féminisme pro-sexe, l’éco-féminisme, le cyberféminisme, le féminisme musulman… en ajoutant tous les mouve- ments, les groupes ou les manifestations existantes, tels que les Femen, les Guerilla Girls, les Riot Grrrl, les Xénoféministes, La Barbe, les Slutwalk, et toutes les associations féministes comme Osez le féminisme, sans compter les communautés L.G.B.T.+, nous parvenons a un paysage fragmenté qui, a priori, aboutit à des factions rivales dont les images et les attitudes collectées et exposées dans les médias servent à renforcer l’anti-féminisme ou, à l’inverse, exacerber l’adhésion radicale, aveugle et partisane.

VI – LE POIDS DES APPARENCES
Jean-François Amadieu, 2016

Jean-François Amadieu est un des rares sociologues français consacrant ses recherches à l’apparence physique des femmes et des hommes. L’originalité de cet ouvrage tient au fait qu’il ne traite pas d’esthétique mais de « beauté » en son sens trivial.

Jusqu’au XVIIe siècle, les principes mêmes de la morale chrétienne a priori basés sur la compassion, la charité, la pitié et le sacrifice s’adressant indifférement à tous sans distinction sont pris en défaut lorsqu’il s’agit de représenter le bien et le mal. Dans la peinture chrétienne, la figuration du bien s’incarne en compagnie des canons de beauté : signe d’innocence, de pureté, d’éternité et d’immortalité ; et celle du mal dans la laideur : signe de culpabilité, de honte, de putréfaction et de mort. La naissance au XVIIIe siècle de la critique d’art avec Denis Diderot et plus tard Charles Baudelaire accompagne la promotion positive ou négative d’une œuvre, d’un artiste ou d’un groupe d’artiste ; elle décrit l’événement présent contrairement aux historiens d’art ayant une visée plus synthétique, tels que Winckelmann, Wolfflin ou Panofsky dont la mission consiste à cerner l’esprit et le style d’une époque ou d’une civilisation. Depuis le XIXe siècle, les canons de beauté ont fait place à la diversité des styles qui s’est imposée dans le paysage de l’art par les biais de collectifs (réalisme, impressionnisme, surréalisme, art abstrait, etc.) ou de styles individuels (Manet, Courbet, Pissarro, Picasso, Duchamp, Warhol, etc.). La critique normative des œuvres basée sur la Renaissance et l’esthétique grecque s’en trouve bouleversée et laisse place à la pure subjectivité des spectateurs.

Au XXe siècle, les objets d’art, les antiquités ou les objets imprégnés d’Histoire trouvent des collectionneurs revendiquant indifféremment un « bon » ou un « mauvais » goût par le biais d’achats qui, par exemple, oscillent entre une passion pour les cadeaux présidentiels de la DDR comme pour une fascination pour les œufs Kinder, passant par l’acquisition d’œuvres « dégommées » de l’artiste Diego Movilla. En d’autres termes, si le beau n’est plus d’actualité pour les promoteurs de l’art moderne et contemporain, c’est parce que l’ouverture du marché mondialisé l’exige. Un marché qui répond à toutes les demandes susceptibles de dynamiser et d’entretenir l’économie de l’art antique, moderne ou contemporain. Par conséquent, le pluralisme et le relativisme esthétique sont de mesure sur toute la planète — excepté dans les pays où les critiques artistiques risquent de déstabiliser les dictatures ou les oligarchies ; d’où la promotion des arts traditionnels qui maintiennent les populations dans un état de stupeur culturelle parfois digne du moyen âge.

Dans le cadre des politiques libérales, l’empire esthétique et lénifié de Kant observe une stricte séparation entre le beau et l’agréable, renvoyant l’agréable et le désagréable au goût de chacun. Cette séparation faite, Kant élève le beau jusqu’aux sphères de la raison qui, désintéressée (le mot est important), observe l’objet d’une émotion ou d’une idée en suspen- sion — d’où la notion d’art, siège des émotions comme de la présence indicielle d’une idée singulière et subjective. Si dans le domaine de l’art Kant a réussi son pari, et quelque part rendu le beau plus démocratique, à même d’accueillir l’agréable et le sublime, les songes 40et les mensonges comme les horreurs et les laideurs des œuvres humaines, il en est tout autrement du corps humain en prise avec la vie politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.

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Jean-François Amadieu dresse un portrait d’une cruauté sans fard. Il existe des canons de beauté, des valeurs esthétiques à partir desquelles notre espèce juge ses semblables. Le jugement esthétique du corps humain est comme enchevêtré, empêtré, ligoté aux actions qui permettent de séduire, attirer, et finalement consentir, pour reprendre les mots de Walter Benjamin, à la « prostitution objectale ». Dans cet ouvrage, rien n’échappe à l’œil du sociologue : la sélection des enfants dans les institutions scolaires, le choix des corps sur le marché du travail, l’élection d’un.e partenaire au regard de la reproduction sociale ou sexuelle, la discrimination positive ou raciale, ainsi que la réussite politique d’un politicien…

Ainsi, toutes les relations sociales semblent réglées et conditionnées par les apparences.

Dans l’ordre des apparences, Amadieu nous informe que les normes de la beauté occidentale se sont mondialisées : la symétrie et la géométrie des visages, la grosseur des seins des femmes comme la musculature des hommes, la taille des femmes et des hommes — et notamment le rapport taille / hanches. Si les goûts et les normes étaient différents selon les époques et les cultures, voire selon les civilisations, la mondialisation de la beauté occidentale engendre désormais un nivellement des mœurs et des désirs.

Le beau corps n’est pas sans hygiène, l’actualité sanitaire impose un corps plutôt mince. La beauté est également entretenue ou révélée par le vêtement et ses accessoires. Ces signes de distinction indiquent sur quel barreau de l’échelle sociale nous nous trouvons ou dans quel milieu nous évoluons. La jeunesse joue également en faveur de « la sélection naturelle » comme du beau. Bref, le beau ne prête qu’à la norme, au riche, au jeune, au mince comme à ceux en bonne santé.

Comparons un instant ces descriptions aux recherches philologiques de Nietzsche en nous appuyant sur La généalogie de la morale. Notre philosophe expose des filiations étranges entre les mots « bon, beau et riche ». Le droit naturel veut que le riche soit le gardien des véri- tés religieuses, politiques et esthétiques. Ainsi légitime, le riche règne et organise le territoire de façon à s’enrichir dans tous les sens du terme, de génération en génération. L’enchaîne- ment étymologique est scandaleusement déterministe, puisque le pauvre-moche est d’em- blée désigné comme mauvais, stupide et menteur, alors que le beau-riche est par nature intelligent, débonnaire et sympa. Moralité, le déterminisme des apparences est implacable.

Amadieu cite Philippe Perrot :

« […] l’indigence, le labeur, les maternités, la maladie, marquent, usent et tordent les corps, les plient, les voutent, les rident précocement, là où l’aisance, l’oisiveté et la santé permettent de les entretenir, de les conserver plus frais, plus lisses et plus droits. Se dépose ou s’imprime ainsi dans les chairs — et jusqu’aux os — le texte de leur histoire, les stigmates de leur origine, les empreintes de leur trajectoire, voire les 41indices de leur destinée ».

Puis, le sociologue poursuit les analyses philologiques de Nietzsche : « Les critères esthétiques sont une opération de « distinction » pour ceux qui détiennent, à un moment donné, le pouvoir culturel ou économique. La définition de la beauté est en grande partie une construction sociale. Cette construction aboutit à une opération de classement tout à fait arbitraire des individus. Et le consensus sur la beauté et la laideur renforce à son tour nos normes sociales en accordant tout aux uns et en refusant le minimum aux autres, comme si des qualités ou des défauts s’attachaient réellement aux apparences. Selon la formule de Sappho, nous refusons presque tout aux laids, convaincus que « ce qui est bon est beau ». » Ce qui nous distingue les uns des autres est une division des corps en deux catégories : l’un tient à un corps désirable ; l’autre, à un corps non désirable. La beauté stigmatise et frustre les uns alors qu’elle offre aux autres une plus-value, un plus-de-jouir narcissique, intellectuel, corporel, sexuel, voire financier. Les conditionnements esthétiques sont solidement ancrés puisqu’ils participent, pour reprendre les mots de Michel Foucault, des « technologies de pouvoir » propres aux gouvernements libéraux. La question n’est pas de réglementer les injustices entre des personnes physiquement avantagées, même si elles sont moins compétentes, et d’autres en apparence plus ordinaires. La question est au contraire d’organiser l’agressivité et de réguler les pulsions sexuelles et morbides de manière plus ou moins cohercitive et cohérente, donc, selon un ordre et une esthétique.

Ainsi, plus les personnes sont frustrées et maintenues dans un état de stupeur, plus la mécanique des signes veut qu’elles expriment leur désarroi, leur haine ou leur tristesse — de plus, le dire ou le crier sur les toits ne pallie pas au manque ; protester élargit au contraire l’immonde béance de la frustration. Dans ce cas, que finissent par faire les gens ordinaires, moches et pauvres ? Et bien la logique veut qu’ils déplacent leurs frustrations sur des objets de consommation — c’est tout bonnement une affaire de transfert d’affects passant par le biais des marchandises. En outre, plus les médias renvoient le commun à la laideur, à l’ordinaire, voire à l’ignorance, plus les gens sont susceptibles de se saigner et de consommer afin d’accéder à des simulacres de beauté, de richesse et d’exception — du moins pour ceux dont l’ordinaire est supportable. Bref, le capitalisme a non seulement pour mission de rendre nos existences monnayables, mais par dessus le marché pétrolifère, de nous submerger de marchandises qui auraient pour fin de combler nos manques narcissiques et sexuels.

Vous pourriez me dire que les beaux, riches, bons et authentiques consomment tout autant sinon plus. Il existe toutefois une logique propre à la distinction de classe au sein des objets de consommation. Afin de se dissocier de la plèbe, le nanti est aujourd’hui à la recherche d’un mode d’existence simple, raffiné, dépouillé — et au final protestant. Marie-Haude Caraës, théoricienne du design, m’informait dernièrement sur le poids moyen d’une batterie de cuisine pour « une famille ordinaire », celui-ci s’élevant à quatre cents kilos. Pour les classes moyennes, le poids a pour objet de garantir une certaine visibilité de la richesse acquise ; alors que l’aristocratie financière semblent au contraire se délester et investir dans le design compact et ultra-plat, comme dans le voyage incognito et le produit financier imperceptible.

Disco.Robert. Pied.de.Poule.Risotto, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Bref, l’ostentation publique n’est plus tendance chez les grands héritiers, excepté si elle contribue à redorer le blason familial sous la forme d’œuvres charitables ou cuturelles.

Citons encore notre auteur :

« Non seulement l’apparence physique suscite des préjugés qui résistent aux faits objectifs, mais les individus se conforment souvent eux-mêmes à l’image qu’on se fait d’eux. Ce processus a son origine dans la plus tendre enfance et s’exerce notamment à l’école […]. Il permet aux individus les plus beaux de développer les qualités qu’on attend d’eux et pénalise souvent les plus laids qui finissent, de guerre lasse, par se conformer au rôle qui leur est attribué. »

Il poursuit dans un autre chapitre :

« Une étude a été menée auprès de groupes d’écoliers âgés de 3 à 9 ans. On a pu constater à cette occasion que les filles mignonnes étaient effectivement douces, réceptives et séductrices tandis que les beaux garçons se révélaient peu agressifs, autonomes et sûrs d’eux. En revanche, les enfants particulièrement laids développaient des comportements déviants. Quelques années plus tard, avec des enfants âgés de 9 à 18 ans, les différences s’étaient creusées. L’assurance des plus mignons s’était développée, mais l’agressivité et l’anxiété des moins beaux s’étaient accrues et leur estime personnelle avait décliné. Pouvait-il en être autrement après tant d’années de traitement discriminatoire et injuste au regard de leurs capacités réelles ? » Comme le fait remarquer Amadieu, nous ne cessons pas d’être affectés par toutes les mani- festations du sensible qui n’ont d’autres fins que désigner un être bon ou mauvais. L’esthé- tique souscrit aux distinctions sociales et morales ayant pour fonctions d’encadrer l’espace des possibles, donc, de border nos désirs et borner nos capacités. En outre, le jeu des apparences conforte, prolonge et entretient des divisions visibles entre les femmes et les hommes.

De ce point de vue, et au même titre que les stars et les idoles, les normes de beauté représentent une injonction à laquelle se conforment en priorité les femmes. Par conséquent, « être belle » suffit à gâter l’absurdité de la vie comme à combler le vide infini de l’existence.

Les représentations très encadrées de la féminité ont effectivement un objectif, celui de fixer les obsessions consommatrices du genre masculin, mais aussi de hiérarchiser les rivalités entre les individus. Les sociétés basées sur l’information, la consommation et les loisirs entretiennent les pulsions sexuelles des hommes les incitant ainsi à rêver de beautés transcendantes et standarisées, qui les aident par la même occasion à choisir des produits « hautement technologiques » adaptés à leur désirs de reconnaissance ; il en est par ailleurs de même pour les femmes et leurs appétits narcissiques, voire sexuels. L’esthétique n’a pas de limite et s’adresse autant aux hommes qu’aux femmes. Pour exemple, et suite à quelques tests auprès de femmes qui placent en haut de l’échelle les plus beaux spécimens de l’espèce, l’auteur constate : « Il est apparu que seuls les hommes d’un physique agréable trouvaient grâce aux yeux des femmes interrogées, indépendamment de leur personnalité. Toutefois, cette évidence n’était pas spontanément reconnue. On a alors fait croire à certaines femmes qu’elles étaient reliées à un détecteur de mensonges. Ce subterfuge a permis de se rendre compte que les femmes étaient parfaitement conscientes des raisons réelles qui les avaient poussées à choisir un des hommes proposés. Persuadées d’être reliées à un détecteur de mensonges, elles reconnaissaient avoir été surtout influencées par le physique et non par les traits de la personnalité, [tels l’intelligence, la franchise, l’attention, etc.] En revanche, elle admettaient moins volontiers l’importance de l’apparence lorsqu’il n’y avait pas de détecteur. » Voilà un cas d’étude qui, s’il en est un, révèle à quel point les femmes sont capables de camoufler l’influence du physique sur leur conscience éclairée. Étrangement, la raison d’être du féminin auraient pour rôle de garantir le maintien de « la bonne morale » consistant à ne pas « se fier au apparences ». Ces cas d’études révèlent le contraire et soulignent à quel point les femmes, comme les hommes, sont conformistes et esclaves des apparences.

Dans un premier temps, il s’agit d’opérer un contrôle des bonnes ou des mauvaises apparences afin de sélectionner et de séparer les maîtres des esclaves. Dans un second temps, et de manière plus archaïque, et notamment lorsque les femmes se refusent à avouer leurs goûts conformistes et primitifs, le jeu des apparences a pour rôle de maintenir les pulsions agressives et sexuelles à distance. L’auteur poursuit en fin d’ouvrage : « On peut se demander pourquoi les femmes seraient plus machiavéliques que les hommes, parvenant à se composer un visage qui leur permet de mentir sans que cela se voit. Plusieurs hypothèses ont été avancées. La première est que les femmes, à la différence des hommes ont à la fois moins de pouvoirs et moins de moyens pour atteindre leurs objectifs autrement. La deuxième hypothèse est qu’elles ont tout simplement l’habitude de jouer avec leur apparence ; le maquillage en particulier peut améliorer les traits, dissimuler des irrégularités, agrandir des yeux, épaissir des lèvres. La coiffure est également plus soignée ou sophistiquée. Or ces pratiques, qui sont admises et encouragées par la société, renforcent l’impression d’honnêteté.

Les toutes jeunes filles seraient aussi très rapidement convaincues que leur succès dans la vie repose en grande partie sur leur pouvoir de séduction. Leur sentiment se vérifiant dans la pratique, elles en viendraient à cultiver, à des fins stratégiques, l’artifice et l’art du déguisement. »

Par les biais d’une éducation et d’un savoir-faire orientés, les femmes sont cordialement invitées à voiler leurs pensées et leurs actions, donc, à louvoyer, contourner, camoufler. De ce point de vue, si les femmes décidaient d’abandonner radicalement les figures de l’assujet- tissement ou du travestissement, les jeux de cache-cache entre les femmes et les hommes tomberaient en désuétude. Le maintien et l’entretien du « masque de beauté » cristallise plusieurs rôles, à la fois sociaux, esthétiques, mais aussi économiques, du moins si l’on additionne tous les produits de la mode féminine quantitativement quatre fois supérieurs à ceux des hommes. En termes d’identité, l’homme a pour mission d’être identique à lui-même, alors que les femmes ont pour rôle d’entretenir un masque à la fois immuable et éphémère, changeant mais toujours captivant au sein même de la diversité et de la variété de la mode féminine. Inutile de dire que la recherche d’une identité qui instruit un statut ferme, un posi- tionnement assuré ou une affirmation tranchée est de ce point de vue plus difficile à incarner pour les femmes que pour les hommes.

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S’il apparaît que les deux grandes questions du féminisme tournent autour des ravages symboliques propres à l’idéal de beauté comme au conditionnement matériel et psychique de la maternité, il semble que l’un et l’autre soient de nature différentes. La maternité conditionne la survie de l’espèce, elle instruit un ensemble d’actions se rapportant à l’espace domestique comme la responsabilité des femmes qui se doivent d’assumer le poids de l’enfant en son sens le plus trivial et le plus politique — et politique puisque désignées premières responsables de la bonne ou de la mauvaise éducation des enfants. Et si le féminisme interroge de manière radicale « les conditions de vie des mères », c’est qu’il est plus simple d’en faire la critique matérialiste, au sens où toutes les questions traitant de la maternité sont concrètes : qui porte l’enfant ? Qui donne le sein ? Qui change les couches ? Qui fait la vaisselle et le ménage ? Qui va chercher l’enfant à l’école ? Qui lui fait faire ses devoirs ? etc. En revanche, et concernant la beauté, le sujet n’intéresse que peu d’intellectuels ; du moins en France, nous ignorons et considérons le problème tel un sujet d’étude réglé par l’esthétique.

Qu’entendre par masque de beauté ? En premier lieu, et comme l’affirme Amadieu, c’est un étalon, un canon, une norme fabriquée à partir d’un certain nombre de « beaux visages », ces beaux visages ayant été choisis en relation à des critères de symétrie et d’harmonie plastique. D’après les canons de beauté, dont l’énoncé résonne comme une déclaration de guerre, le dictat de la beauté affiliée à des conduites morales se déploie et impose à chaque femme un masque, une seconde peau, passant autant par la fabrication d’un corps que par le port de « voiles » qui suivent le cours de la mode. Toutefois, le masque de beauté n’est pas un masque au sens strict, raison pour laquelle le maquillage renverra tout de même chaque femme à sa propre singularité malgré l’injonction de se confondre avec la norme en cours.

La configuration est similaire pour les hommes, excepté qu’en terme de représentation l’homme se doit d’incarner une « nature visible » ; la force intérieure et la puissance de la vo- lonté doivent être manifestes. En d’autres termes, l’idéal de la beauté masculine tient princi- palement aux muscles qui révèlent « un travail intérieur » comme ils verbalisent la puissance et la maîtrise de l’animalité. En revanche, et bien que les femmes cultivent leur corps du soir au matin, et montrent ainsi un contrôle impeccable et sans faille, l’effort corporel au féminin est peu visible et s’exprime en surfaces douces, lisses, courbes, veloutées et sans accroc. À cet état des choses, s’ajoutent pour les femmes des filtres vestimentaires et esthétiques — et vestimentaires, mais telle une garde-robe régie par les régimes amincissants ; et esthé- tiques, mais tel un maquillage minimal consistant en sa version la plus réduite à se passer une « crème de jour » ou un « soin de beauté » pour éviter « les agressions du temps ». Mora- lité, les femmes sont renvoyées à l’entretien de la surface du corps — attribut de l’homme, le 46muscle disparaît et l’artifice camoufle « le travail intérieur ».

L’auteur reprend la citation d’Oscar Wilde qui qualifie et fixe les mentalités : « Le visage d’un homme est son autobiographie, celui d’une femme est une pure fiction ».

L’homme s’inscrit dans la réalité, dans les faits et dans l’histoire ; alors que les femmes sont destinées à jouer des personnages de romans. L’injonction veut que les hommes repré- sentent le réel et verbalisent le vrai, alors que les femmes falsifient le vrai et fictionnalisent le réel. L’opération est subtile, car il s’agit pour la gente masculine de rester vrai et réel au sein même des apparences. Par conséquent, qu’elle soit entretenue, domestiquée, ou gouver- née, « la profondeur du muscle » et « le bien-fondé historique » ont pour mission d’exposer « la vérité de l’être » au sein même des apparences. A contrario, la gente féminine présente une version du vrai, miroir de la réalité elles incarnent le voile des apparences. Nous retrou- vons ici le mythe d’Isis, d’Eve ou d’Hélène (que nous commenterons plus loin), et la manière dont les rôles sont répartis au féminin ou au masculin — l’autre (féminin) incorpore une idéa- lisation de l’Un à la surface du corps, alors que l’Un (masculin) incarne un être au sein même des « vraies apparences ».

Ce premier état des relations femme-homme en révèle un second. L’enjeu est de taille, puisqu’en s’aliénant au masque de beauté les femmes ont aussi pour mission de voiler la véritable condition des hommes. Qu’il en soit du maquillage girly-girl-rose-glamour ou bien du port de niqab, il s’agit de poser un voile sur l’identité réelle des femmes. Par conséquent, il s’agit de sublimer LA femme et de créer des présences énigmatiques, des visages envoû- tants, des regards émerveillés, des postures d’attentes… Toutes les combinaisons visuelles (mode), gestuelles (maintien), olfactives (parfum) sont bonnes pour renforcer la dénégation des hommes et les plonger dans le monde de la fiction que fabrique la création d’identité ; telle une interface vivante leur renvoyant un destin plus beau, plus riche et plus élevé ; tel un miroir leur permettant de révéler physiquement, d’exposer concrètement et d’énoncer visible- ment leur « être idéal et vrai » — métaphysique et / ou religieux situé au-delà des apparences.

Bien qu’idolâtre dans les faits, le voile des apparences au féminin a une utilité existentielle pour les hommes, en l’occurrence celle d’incarner la sublimation de leur « être » manifeste- ment bon, vrai et beau. Il reste que le voile des apparences est par définition ambivalent, il expose autant qu’il cache, il montre autant qu’il dissimule, il révèle autant qu’il simule. Par conséquent, le voile des apparences au féminin est aussi porteur d’un mystère qui, maté- riellement, n’est autre que « l’être » propre des femmes. Il reste qu’au regard de l’histoire, les hommes refusent de reconnaître « l’être » propre des femmes comme une entité égale à la leur. Moralité, les hommes virils considèrent « l’être-autre » des femmes comme une entité in- visible ou un non-être (ainsi que l’affirme Parménide par ailleurs). Mais pour quelle raison ce rejet catégorique ? Et bien, tout comme l’identité visible des femmes (voile des apparences), « l’identité-autre » des femmes se doit impérativement de disparaître afin de céder la place au profit de « l’être idéal », par définition dominant, situé au-delà des apparences. Mais pour quelle raison et de quelle façon ?

L’identité visible des femmes comme « l’identité-autre » se doivent de répondre à une double assignation. L’identité visible est la version qui, au sein des apparences, assure, manifeste, vérifie, voire magnifie la négation de « l’identité-autre » par-delà les apparences. De ce point de vue, l’incorporation de la « vérité idéale et vraie de l’unité masculine » située au-delà des apparences et dans un arrière-monde religieux ou métaphysique ce fait en deux temps.

Cette double assignation a un objectif précis : l’incorporation du voile des apparences, impli- quant la négation de l’identité propre des femmes, a pour finalité la maîtrise de la procréation.

Le machisme antique présente par ailleurs une étape du contrôle du corps des femmes. Par exemple, Aristote considère le sperme tel un « esprit » fertilisant le corps des femmes envi- sagés en tant que « matière ». Nous retrouvons ici les constats de Manilowski concernant un « enfant-esprit » se logeant dans le ventre des femmes. Par conséquent, il est possible qu’à l’aube de l’humanité « l’être-autre » des femmes fut entendu au même titre qu’un « enfant-es- prit », en tant que réincarnation ou création, se lovant comme par magie dans le corps des femmes. De plus, et comme nous l’avons évoqué avec le texte Les religions de la Préhistoire de Leroi-Gourhan, les femmes ont la capacité de se dupliquer elles-mêmes, toutefois pour faire place à « un.e autre » qu’elles-mêmes. Au regard de l’extraordinaire importance qu’ac- corde notre espèce à l’enfant mâle, nous pourrions imaginer des hommes projeter « leur devenir » dans le ventre des femmes. Les femmes sont ainsi envisagées comme des conte- nants se devant d’accueillir l’esprit, l’identité et le sang des hommes (les progénitures étant au sein de la tradition du « même sang » que le père).

Pour l’idéologie patriarcale, la négation de « l’être » propre des femmes consiste d’une part à transférer « le désir d’auto-reproduction des hommes » dans le ventre des femmes ; et d’autre part, à faire en sorte que la maîtrise et contrôle du corps des femmes puisse symboliquement et manifestement apparaître et se refléter au sein du voile des apparences ou du « masque de beauté ». Ici, on ne peut s’empêcher de penser à la fonction du voile dans la plupart des mariages dits traditionnels. Le voile garantit le passage de la virginité à la maternité, et ce sous l’œil attentif d’un représentant du culte religieux qui lui même confirme la mission du mari autorisé à lever « le voile des apparences » afin de fertiliser un corps qui, forcément, doit enfanter un mâle. Moralité, les femmes sont victimes d’une double séquestration impliquant la possession de leur ventre comme la domination de l’image qu’elles se font d’elles-mêmes

• le résultat de cette équation renvoyant à la négation de l’identité propre des femmes. La vampirisation est totale. Bien entendu, si par malheur les femmes pensent par elles-mêmes et se révoltent, c’est parce qu’elles sont habitées par le diable, le bestial, l’inhumain ou autres formes de négations morales (donc déclarées sorcières), juridiques (puisque légalement « imbéciles ») ou esthétiques (parce que non désirables).

Dans une séquence du film Opening Night, John Cassavetes nous parle de vérités qu’ex- posent deux visages féminins. Planté sur une scène de théâtre, John Cassavetes s’adres- sant à Gina Rowlands compare le visage lisse, neutre et cruel d’une jeune fille à celui d’une vieille femme. Le visage de la jeune fille représente un masque vide et sans expression, alors que les rides de la femme révèlent le parcours et le poids d’une vie. Cassavetes nous indique qu’il faut atteindre le 3 e âge pour accéder à une certaine forme de vérité existentielle, et ce au même titre que les hommes qui, pour leur part, semblent incarner « la vérité de l’Un » a 48priori dès la naissance. Bref, notons le point important qui renforce nos spéculations. Chez les femmes, le 3 e âge désigne explicitement l’infertilité, serait-ce la raison pour laquelle le masque tombe et laisse enfin apparaître une existence propre ?

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Une dernière citation en conclusion :

« Évidemment, nous aimerions mieux que les efforts et les mérites de chacun déterminent l’obtention des diplômes, l’accès aux emplois et le déroulement des carrières. Dans une société démocratique, nous souhaiterions que la motivation permette à tout le monde de s’en sortir. Même si nous savons au fond de nous-mêmes qu’il n’en est rien, même si nous nous doutons que l’un des régulateurs de la vie sociale, qui va décider de la réussite, de la fortune ou de la gloire a un fondement arbitraire et, pour tout dire, assez primitif, il peut paraître inutilement blessant de souligner combien les individus les plus laids cumulent les handicaps dans la vie ».

Cette dernière phrase surligne la violence implicite basée sur un régime esthétique qui par- vient à organiser l’empire esthétique humain en regard du beau, du riche, du jeune et du blanc opposé au laid, au pauvre, au vieux et au basané. Des fondations antérieures semblent toutefois précèder cet édifice, notamment celle du genre féminin et masculin conditionnant les relations entre les femmes et les hommes. La répartition des rôles et des tâches entre le féminin et le masculin délimite des territoires distinguant le non-être de l’être, le mal du bien, le faux du vrai, le laid du beau, etc. Toutefois, l’ambivalence du voile des apparences comme celle du voile de la connaissance instruit la répulsion autant que l’attirance, la confusion au- tant que le discernement, la discorde autant que l’harmonie… Poursuivons maintenant avec Mona Chollet.

49VII – BEAUTÉ FATALE

Mona Chollet, 2013

Les investigations critiques de Mona Chollet s’appuient sur l’univers de la mode, et notamment sur les effets pervers de l’industrie de la beauté — telle une force néfaste qui dévore l’esprit des femmes soumises aux dictats de la mode. L’histoire est traitée à chaud, écrite dans un style journalistique nourri de réflexions acerbes.

Avant de m’appuyer sur des citations, mesurons le tour de hanche de l’industrie de la mode et de la beauté. Matériellement, les secteurs de cette industrie encadrent le vêtement et ses accessoires incluant les chaussures ou les couvre-chefs. Ils représentent également la cosmétique et tous les soins hygiéniques, comme les soins de beauté que l’on peut trouver en parapharmacie ou en parfumerie. C’est par conséquent une armada de produits de beauté qui s’y jouxte : les instituts de beauté, les salles de fitness, les magazines de sport se consacrant à la forme et à la santé, comme les régimes amincissants qui permettent aux femmes de se conformer aux tailles idéales qu’impose l’industrie de la beauté. Les magazines féminins, et désormais masculins, entretiennent aussi moultes relations incestueuses avec l’univers de la mode. À ce titre, l’argent de la mode instruit les médias et le cinéma — relais des propagandes des grandes marques. La mode flirte avec la bijouterie et la joaillerie — des rivières de diamants 24 carats à la bague en plastique kitsch et girly. La mode excelle également dans la création de dessous féminins ayant pour objet d’entretenir le fantasme de la domination féminine réduite à sa plus simple expression, donc, à l’érotisme. Enfin, signalons à quel point la mode forge l’identité muette des adolescent.e.s.

L’industrie de la mode et de la beauté reflète avant tout l’univers du luxe et de la création.

La version hype de la culture déverse ses stratégies marketing sur toutes les fashion victims en manque de reconnaissance. La masse consommatrice et conquise est toujours prête à se saigner à blanc afin d’obtenir le dernier déchet culturel à la mode. Dans les mondes souterrains de la contrefaçon, l’univers du luxe inspire tous les produits qui exacerbent et promeuvent la distinction sociale. L’univers de la mode internationale s’impose sur tous les continents, et paradoxalement, d’autant plus pour ces femmes qui sous le niqab ou le voile intégral dépensent des fortunes en maquillage et en lingerie extra-fine. La mode est bien entendu complice de l’art contemporain qui, telle une cerise sur le gâteau, confirme le bon goût jet set dont le coût atteint parfois des sommets.

L’industrie de la mode et de la beauté traverse toutes les frontières et met toutes les femmes au garde à vous. Il reste que deux conditions sont requises : l’une tient à l’entretien comme à la promotion de l’ignorance ; et l’autre, enchevêtrée à la première, se résume à la soumission masochiste et sexuelle des femmes au regard des hommes. Toutefois, pourquoi encore tant de haine à l’égard des femmes en 2019 ? Et bien parce que sans cette équation, Bernard Arnault se retrouverait sur la paille en « deux coups de cuillère à peau ». C’est ainsi que Mona Chollet nous indique le chemin emprunté par la mode et ses dérivés cosmétiques : « Au premier semestre 2011, le marché mondial des cosmétiques vendus en grande 50distribution avait progressé de 3,5 %. En France, le secteur de la beauté, l’un des plus dynamiques, réalise un chiffre d’affaire annuel d’environ 17 milliards d’euros ».

Puis, cinq lignes plus loin :

« […] en 2009, année particulièrement critique, et dans un contexte catastrophique pour la presse en général, les magazines féminins axés sur la mode (Vogue, Biba, Elle, Marie Claire, Cosmopolitan, Glamour) ont tous enregistré une nette progression de leur diffusion. »

Moralité, plus la crise économique est forte, et plus le désir de plaire augmente. Entre parenthèses, cette forme de prostitution objectale est par ailleurs partagée avec les artistes plasticien.ne.s qui, selon l’atmosphère des fumoirs et boudoirs contemporains, incarnent les call girls les plus recherchées de l’aristocratie financière. Pour mieux saisir les fondements idéologiques de la mode, écoutons attentivement ce que nous dit Mona Chollet : « Comme l’a montré Naomi Wolf dans Beauty Myth (« Le mythe de la beauté ») [paru la même année que le livre de Faludi], le corps a permis de rattraper par les bretelles celles qui aurait pu se croire tout permis, ayant conquis – du moins en théorie – la maîtrise de la fécondité et l’indépendance économique. Puisqu’elles avaient échappé aux maternités subies et à l’enfermement domestique, l’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle. Les pressions sur leur physique, la surveillance dont celui-ci fait l’objet sont un moyen rêvé de contenir et de contrôler les femmes. Ces préoccupations leur font perdre un temps, une énergie et un argent considérables ; elles les maintiennent dans un état d’insécurité psychique et de subordination qui les empêche de donner la pleine mesure de leurs capacités et de profiter sans restriction d’une liberté chèrement acquise. » Nous avons observé avec Amadieu les effets de l’esthétique avec le regard du sociologue.

Le port d’un masque de beauté comme le fait de se conformer à un certain nombre de postures ou de comportements identifiés permet aux individus de s’en sortir selon leur héritage culturel et financier ; la richesse permet d’acheter la beauté, une beauté qui dans le cadre de l’aristocratie bourgeoise est entendue comme un fait naturel — bien qu’en vérité elle est le fruit d’une contruction propre à incarner des valeurs socialement symétriques.

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Outre les tartes à la crème de jour que nous jette à la figure Mona Chollet, il s’agit de prendre en compte « l’intériorisation des injonctions de l’industrie de la beauté ». Le message de l’industrie est clair, il faut à tout prix être belle et féminine, par conséquent séduisante, en tous cas attirante, ce qui implique au passage une disponibilité sexuelle permanente des femmes.

Notons le fait que réaliser le pari de correspondre aux images imposées par l’industrie de la beauté pourrait suffire à combler la libido des femmes, puisque « le désir sexuel féminin » se transposant dans une série de jeux narcissiques, aboutirait à l’amour inconditionnel de sa propre image. De ce point de vue, la disponibilité sexuelle des femmes ne se logerait 51pas exactement là où les hommes pensent qu’elle se trouve, mais plutôt dans une forme de fantasme en abîme, où le corps se suffit à lui-même comme objet de conquête.

Ces constructions psychiques participent d’une structure se rapportant à la formation et au dressage des corps selon les époques et les civilisations, donc, selon un idéal de beauté, et tel un modèle auquel il faut à tout prix adhérer. Pour notre époque, la beauté ascétique (et protestante) remporte tous les concours de beauté. Il reste que ces injonctions déclenchent des cas d’anorexie ou de boulimie chez certaines femmes. Une citation de Mona Chollet nous renseigne sur ce fond de teint structurant :

« Le dualisme occidental a fait du corps un objet de répulsion, étranger à soi, tel une prison, un ennemi dont il faut se méfier, le corps est le siège de pulsions et de besoins susceptibles de mettre en échec la volonté de son « propriétaire ». Il s’agit donc de le transcender, de faire taire ses instincts, d’avoir le dessus sur lui – et de « montrer qui est le patron », nous dit Susan Bordo. Et, en effet, Portia de Rossi [Mona Chollet prend l’exemple d’une jeune femme témoignant de son anorexie], au cours d’une phase où elle n’arrive pas à descendre en dessous des 59 kilos, déplore que son corps « ait toujours le dernier mot » ; elle pense qu’il « la hait », formule révélatrice de cette dissociation que l’anorexie pousse à son comble. » L’autrice poursuit plus loin :

« Portia de Rossi est soulagée de voir disparaître les rappels de l’animalité qui lui fait horreur : plus de règles, plus de sueur, plus d’odeurs corporelles. En somme, elle ne fait que poursuivre, au péril de sa vie, un fantasme absurde, mais aussi vieux que notre civilisation : celui d’exister sans corps ».

D’autres phénomènes participent à la mise à l’écart des femmes comme à l’extension du chapelet des valeurs négatives féminines :

« Susan Bordo souligne d’ailleurs que les hommes boulimiques mangent en public ; les femmes, jamais : elles s’arrangent pour se retrouver seules avec la nourriture.

L’appétit féminin suscite la peur et la répulsion, car cette aspiration goulue en évoque d’autres de nature sexuelle (comme la « mangeuse d’homme »). » Enfin, et si l’on se réfère aux aspirations des femmes dans le monde réel, c’est-à-dire à leur émancipation professionnelle :

« Le modèle de la minceur a toujours prospéré dans des périodes historiques où les femmes conquéraient de nouvelles positions dans le monde social et politique. Elles- mêmes, souligne Bordo, désiraient s’affranchir du corps maternel et nourricier lié à l’univers du foyer, et exhiber une morphologie évoquant davantage l’efficacité et la rationalité ; échanger, en somme, le corps reproductif contre le corps productif. » Encore une dernière citation :

52« À l’inverse, lorsque les femmes s’aventurent sur des terrains jusque-là masculins et occupent une plus grande place dans la vie sociale, elles semblent devoir compenser le déséquilibre ainsi créé en restreignant la place que leur corps occupe dans l’espace. » La liste des inhibitions est longue et basée sur une série de comportements propres à renforcer l’ascèse ou la boulimie comme le repli sur soi. Avant de partager le même langage ou le même territoire, il faut auparavant se soumettre aux formats, aux schémas, aux logiques à partir desquels un arbitrage est possible, un arbitrage qui encadre en son sein des façons de parler, d’écrire, de décrire, de penser, de se comporter, de se conduire, d’agir ou de faire.

Par conséquent, les pensées et les actions sont préalablement déterminées par des formes d’arbitrage qui impliquent certaines conduites. Les principes se rapportant à l’émancipation des femmes représentent la carte, elles sont inscrites sur les tables de la loi démocratique.

Toutefois ces valeurs sont superposées, voire opposées aux lois religieuses et aux vertus pa- triarcales en cours sur les cinq continents ; car sur le territoire, donc, dans l’espace public et sur le terrain des relations et des interactions femmes-hommes, les valeurs émancipatrices se confrontent aux espaces structurés pour des actions masculines. Le monde politique, le monde de l’entreprise ou de l’art, le monde de l’armée et de la police, comme par ailleurs le monde de l’université et des médias sont régis par des principes régulateurs qui instruisent autant des évolutions que des sanctions propres à l’histoire des rapports de force masculins.

Tous ces mondes renvoyant à l’action, à l’espace public, et pour le dire vite à la domination masculine, se réforment si les femmes se conforment a priori aux manières masculines de parler, d’écrire, de décrire, de penser, de se comporter, de se conduire, d’agir ou de faire.

Si sur la carte la discrimination passant par le genre n’a plus sa place dans l’espace public, sur le territoire les femmes qui désirent pleinement s’émanciper doivent souvent emprunter aux conduites masculines. En définitive, si les théories féministe-queer ont pris de l’avance en ce domaine, le quotidien en ses multiples figures nous expose les effets de structures ou d’arbitrages propres à l’identité masculine.

De ce point de vue, si les lesbiennes dites butch semblent avoir dépassées cet état de fait, et si l’on peut imaginer qu’elles ont transcendé et incorporé les états d’âme des conduites masculines, il semble que ce ne soit pas le cas des femmes captives de l’idéologie hétéro- patriarcale dont parle Mona Chollet. Ici, il est important de souligner à quel point le débat est compliqué à titre individuel. Par exemple, il existe bon nombre de gays, lesbiennes ou trans qui, en dehors de leur sexualité, aspirent à vivre comme des couples hétéronormés ; donc, se marier, avoir des enfants, accéder au crédit immobilier, contracter une assurance vie, etc.

Au sein des multiples combinaisons sociales, il existe également des hétérosexuel.le.s qui ne désirent pas vivre selon les critères de l’hétéronormation ; en refusant par conséquent le couple, le mariage, le crédit à la consommation, la reproduction, etc. D’un autre coté, si en Occident les hommes-hétéros sont libres et ont le choix d’être célibataires, noceurs, et sans attaches financières et affectives, ou si les gays et lesbiennes mobilisé.e.s et conscient.e.s choisissent des parcours militant.e.s ou hétéronormé.e.s, il n’en est pas de même pour les femmes hétérosexuelles — puisque la liberté à disposer de leurs corps n’est pas structurellement admise de la même manière dans l’espace public que pour les hommes.

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Pour continuer sur l’idée de structure préétablie, faisons le grand écart avec Friedrich Nietzsche et Geneviève Fraisse — philosophe et féministe engagée s’il en est une.

Nietzsche a une vision relativement restreinte concernant les actions des femmes dans les registres politiques et militaires, à l’époque unilatéralement masculins. Toutefois, les femmes dignes de faire partie de sa constellation ne sont pas pour autant ignorantes et réduites aux tâches ménagères ; leur rôle consiste à agir dans l’ombre, non spécifiquement comme des entremetteuses, mais comme des conseillères avisées dont l’influence consolide les édifices masculins — disons que par le bout de cette lorgnette, il y voit une action plus efficace et concrète des femmes. Nous le constatons encore à tous les niveaux de la société occidentale libérale et « libérée », le point de vue de Nietzsche participe pleinement d’une symbolique libérale hétérosexuelle et masculine. Par ailleurs, certaines femmes n’hésitent pas à dire « qu’il y a toujours une femme derrière un grand homme » (cf. le documentaire La domination masculine de Patric Jean). La plupart des femmes ont intégré les principes de la domination masculine et s’arrangent avec les contours et les ombres de la féminité qui influencent les stratégies et les conquêtes sans oser mettre un pied sur le territoire masculin structuré et public.

D’un autre coté, et lors d’une interview sur France Culture, Geneviève Fraisse nous fait part de son expérience de députée européenne. La fin de la conversation attire mon attention.

Bien que le monde politique soit machiste, violent et clanique, Geneviève Fraisse y trouve son compte contrairement au milieu de l’université a priori plus feutré et respectueux de la condition féminine, quoiqu’au final plus torve et pernicieux. Qu’est-ce qui pousse cette féministe aguerrie à accorder plus de crédit au monde politique ? Et bien, comme elle le dit elle-même :

« Une des observations que j’ai faites lorsque je suis revenue dans le monde de la recherche, que je n’avais pas quitté du fait de publications sous formes d’articles, mais que je n’avais pas fréquenté par manque de temps, c’est qu’au fond je trouvais le monde politique plus transparent quand à la violence à l’encontre des femmes.

Le monde politique ne se cache pas, il y a une espèce d’honnêteté, de franchise à agresser, ou à être solidaire comme je le disais à l’instant. Tandis que j’ai eu le sentiment puissant que le monde intellectuel se logeait dans une sorte d’hypocrisie, un lieu où tout le monde est d’accord pour suivre le même objectif et faire la même chose, alors qu’en fait il y a des sourdes luttes beaucoup plus violentes. J’ai apprécié que dans le monde politique ça soit cash ! »

Il y aurait donc un comportement masculin propre à déployer des luttes de prestige qui interpelle, voire séduit une militante féministe. Comment interpréter le rejet de l’université ? Les propos de Geneviève Fraisse évoquent bel et bien l’honnêteté, la franchise, la brutalité, la violence motivant les attributs masculins du monde politique ; et d’un autre coté, la violence sourde animant l’hypocrisie, la concupiscence finalement mêlées à la soumission tacite qui semblent motiver des valeurs négatives au sein de l’université. Nous retrouvons l’inscription archaïque du politique (homme d’action s’engageant dans des luttes de prestige) 5455

Crossover.Candy.Captital.Fougasse, affiche, 94 X 129 cm, 2018.dialectiquement opposé à l’intellectuel (femmes ou hommes se comportant selon les

archétypes négatifs du féminin). Ici, force est de constater que Geneviève Fraisse a dépassé l’opposition féminin-masculin pour s’engager dans les luttes de prestige publiques. Moralité, les luttes pour l’émancipation doivent-elles avoir nécessairement lieu au sein de rapports de force publics, donc, sur le territoire visible, transparent, historique, public, structuré et conçu pour les hommes ? Ou peut-être conçu pour tous, mais surtout investi par certains.

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Mona Chollet s’interroge également sur la « suprématie blanche dans la mode ». Car si le capitalisme a assimilé les valeurs esthétiques propres aux objets-marchandises, et ainsi bénéficié de la promotion de la diversité au nom de la liberté et des choix de chacune, il en est tout autrement concernant l’idéal de la beauté qui, en temps que principe hégémonique et occidental, se doit d’être blanche et plutôt blonde. La mythologie indo-européenne et asiatique, comme l’industrie de la mode, de la cosmétique et des médias dans leur ensemble font désormais corps. Ici, plusieurs citations sont nécessaires : « La valorisation du teint clair est très ancienne dans les pays asiatiques. On la trouve souvent dans la mythologie, qui, chez les hindous, par exemple, « met aux prises des dieux à la peau claire et des démons à la peau sombre », indique Geoffrey Jones. La valorisation de la peau blanche s’explique, dit-on, par le fait qu’un teint pâle indiquait le rang social d’une femme n’ayant pas besoin de travailler aux champs. » On constate les relations de cause à effet entre le statut social et l’entretien de la beauté qui motivent les stratégies marketing des actuelles industries culturelles et médiatiques : « Le désir éperdu d’avoir la peau aussi claire que possible s’observe au sein de toutes les populations non blanches ; mais il est particulièrement intéressant à étudier en Asie, où l’émergence d’une classe moyenne dotée d’un certain pouvoir d’achat a fait grimper en flèche, ces dernières décennies, les ventes de produits censés blanchir ou éclaircir le teint. »

Cette tendance a bien entendu des effets sur le mental des petites filles du monde entier : « Dans le film de la réalisatrice américaine Kiri Davis, A Girl Like Me de 2005, des enfants noirs à qui l’on demande de choisir entre une poupée noire et une poupée blanche désignent sans hésiter la blanche comme « la plus belle ». » La blancheur et la blondeur sont les représentants de la beauté, de la pureté, de la clarté, de la lumière, donc, de la vie elle-même ; mais elle représente aussi un masque en marbre inaltérable, un masque froid mêlé à l’éternité. Cette équation prend corps de manière exemplaire dans le film Blue Velvet de David Lynch. L’auteur montre la société américaine blanche, pure, saine, entrepreneuse, prospère et éternelle durant la journée. En revanche, les nuits sont propices à toutes les déviances sexuelles, aux violences, aux meurtres et aux dérives des blancs américains. Blue Velvet décrit le parcours initiatique de deux adolescents 56blancs qui découvrent les revers de la société civile organisée autour d’un présent radieux et inaltérable. Les rêves et les revers nocturnes exposent les perversions et les transgressions des hommes. LA femme incarnée par Isabella Rossellini est une victime. LA femme est soumise et incarne simultanément la mère et la putain qui révèlent autant qu’elles préservent l’impuissance des hommes incarnée par Dennis Hopper.

La blancheur, la blondeur et la beauté représentent un miroir solaire, un horizon symbolique à la fois inaccessible et irrésistible pour les hommes incluant autant une idée du bonheur qu’un objet de transfert sexuel. D’un autre coté, pour les femmes, c’est la possibilité d’accé- der à un statut social supérieur reconnu par les hommes, bien que sur le terrain, et au cœur des réalités sociales, elles se doivent d’apparaître et de circuler en journée tout en évitant l’obscurité, la nuit étant propice aux dévoiements du masculin, à l’étalage des perversions et des transgressions. Là encore, remarquons que l’espace public, de jour comme de nuit, se conjugue au masculin. Constatons qu’un « couvre-feu pour les femmes » a lieu sur les cinq continents. Des femmes qui la nuit, pour la majorité, ne mettent pas le nez dehors lors- qu’elles sont seules. La fictionalisation du corps en « femmes solaires » leur interdit d’accéder à l’obscurité des espaces découverts et publics ; et si elles s’y trouvent seules, c’est pour incarner une valeur négative — notamment en tant que prostituées, femmes faciles, perdues ou en demande d’affection, etc. Les hommes s’autorisent ainsi à trangresser le seuil des négations morales afin de s’y confondre tout en niant par ailleurs leurs implications.

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Encore une citation de Mona Chollet :

« Il y a une différence essentielle entre la démarche qui consiste, pour une femme, à user de divers procédés pour se faire belle et séduisante, sans pour autant résumer son identité à cela, et l’imposition systématique d’attributs destinés à marquer le féminin comme une catégorie particulière, cantonnée à une série limitée de rôles sociaux. »

Dans les cadres de l’animalité, ce sont principalement les mâles qui développent des stratégies d’apparition et déploient des parures esthétiques, du moins si l’on se fie au parades des oiseaux de paradis, des paons, ou autres espèces qui composent (encore) notre planète.

En revanche, pour notre espèce, et outre les parades militaires, musclées et colorées que déploient nos chimpanzés politiques — les effets esthétiques du mâle passent aujourd’hui par la maîtrise de la diplomatie, donc, par un contrôle du symbolique se référant à une métaphysique en regard d’un « être » uniforme et unicolore situé au-delà des apparences.

En s’appuyant sur Une histoire politique du pantalon de Christine Bard, les attributs comme les épithètes de la beauté se sont radicalisés suite à la Révolution Française, ils se doivent d’être radicalement incarnés par les femmes dans le cadre de l’empire esthétique du XIXe et XXe siècle. Les parades féminines visent la fabrication d’un « être féminin » au sein même des apparences, alors que celles du masculin sont beaucoup plus neutralisées et uniformisées.

De ce point de vue, la dernière phrase de Mona Chollet indique la volonté de maintenir ensemble la fictionnalisation du corps et l’identité propre à chaque femme : « Non, décidément, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle ». Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être. » Là encore, si nous sommes en mesure de savoir ce qu’est l’identité, produit de la volonté de représenter le monde à l’aide d’objets de croyance, comme d’assimiler tous les bienfaits que nous procurent les objets de connaissances, il faudrait cependant comprendre à quoi se réfère « être belle » ? Pour le dire de manière unilatérale, « être belle » renvoie à un plaisir narcissique propre à la construction d’un « être féminin » au sein des apparences — lui-même entretenu et calibré par les normes du désir masculin dans le cadre des sociétés patriarcales.

De ce point de vue, le désir des hommes renvoient à une contradiction. La beauté féminine a pour fin de singer l’image très positive que les hommes se font de leur « être intérieur » — et tel un miroir de leur « beauté intérieure » située au-delà des apparences qui, par dessus le marché, rayonne à la surface de leur « visage transparent et historique ». Il reste que la beauté féminine est incarnée par une voix différente de la leur qui, dans le cadre des sociétés libérales et « libérées », aurait tendance à souscrire à des formes d’indépendance menant à la souveraineté individuelle. Originellement, les hommes ont toujours suspecté ce miroir sans tain (voile des apparences) qui, contradictoirement et a priori, masque les valeurs négatives féminines (comme l’impuissance, la faiblesse, l’efféminement, l’ambivalence, la différence, la duplicité, l’inexistence, le non-être, etc.) risquant de mettre en péril l’existence musclée, virile, stable et monolithique de leur « être diplomatiquement beau et métaphysique » situé au-delà des apparences — d’où la fascination aveugle des hommes pour « l’être-corps » des femmes « belles » qui adhèrent ou se plient à « l’être vrai et idéal » des hommes, doublée d’une méfiance concernant « l’être-autre » des femmes — toujours susceptible de répondre par la négative à leurs attentes relatives au coït ou à la procréation, donc, à la duplication d’un « être » au masculin sous la forme d’un enfant mâle. Cette tension dialectique et binaire débouche sur une adulation idolâtre et simultanément paranoïaque qui tend à inférioser « l’être-autre » des femmes par l’objectivation du corps des femmes.

Toutefois, les effets du « miroir sans tain » ont aussi lieu pour les femmes comme nous l’avons vu avec Amadieu, ils orientent tout autant les relations qu’entretiennent les femmes avec les hommes — avec une réserve concernant les femmes qui semblent moins soumises au double bind de l’adulation idolâtre et de la paranoïa. En outre, la fascination pour la verbalisation de la vérité à l’aide du dialogue — allant au-delà du contexte, du comportement et de l’apparence — n’est pas moins grande chez les femmes que chez les hommes, bien que pour ces derniers elle soit toute relative à l’épreuve des faits. Enfin, du masque de beauté à la condition des femmes il n’y a qu’un pas.

Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir renforce nos réflexions concernant le voile des apparences au féminin :

« Même si chacune s’habille selon sa condition, il y a encore là un jeu. L’artifice comme l’art se situe dans l’imaginaire. Non seulement gaine, soutien-gorge, teintures, maquillages déguisent corps et visage, mais la femme la moins sophistiquée, dès qu’elle est « habillée », ne se propose pas à la perception : elle est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur la scène, un analogon à travers lesquel est suggéré un objet absent qui est son personnage mais qu’elle n’est pas. C’est cette confusion avec un objet irréel, nécessaire, parfait comme un héros de roman, comme un portrait ou un buste, qui la flatte ; elle s’efforce de s’aliéner en lui et de s’apparaître ainsi à elle- même pétrifiée, justifiée. »

Si par les biais du voile des apparences le corps des femmes est pétrifié, statufié, objectivé, il faut aussi entendre les effets que produisent le voile de la connaissance qui instruit tout autant les représentations que les énoncés. Dans son éminent livre L’effet Sophistique, Barbara Cassin s’appuie sur l’Éloge d’Hélène de Gorgias qui, en bon sophiste, s’attache à exposer une équivalence entre la culpablité et l’innocence d’Hélène. La question renvoie à l’intentionnalité des héros grecs. Sont-ils conduits par le destin ou se saisissent-ils de leur propre existence ?
En d’autres termes, Hélène a-t-elle été enlevée de force par Pâris ou a-t-elle consentie à sa fuite ? Dans un premier temps, Barbara Cassin note que l’intrication simultanée des termes opposés nous renverrait à la différence sexuelle : « […] Hélène n’est pas, pas plus, mais pas moins, que le non-être. Elle est ce qu’on en dit. On peut toujours tenir au moins deux discours sur elle : c’est la plus coupable des femmes (le non-être n’est pas), et pourtant, ou par-là même, c’est la plus innocente (c’est ainsi qu’il est). Et elle n’est jamais que le résultat du dernier tenu. Il n’est pas difficile, et certes pas faux, de verser tout cela au compte de la féminité, de la sexualité, de l’altérité, de la marge, et des autres avatars de la différence. »
Si je poursuis l’épistémologie féministe, et prends quelques distances avec les intentions philosophiques de Barbara Cassin (sur lesquelles nous reviendrons), force est de constater que l’équivalence entre la culpabilité et l’innocence renvoie à l’ambivalence du féminin qui participe, chez les hommes, au rejet de la faute sur le dos des femmes.
En d’autres termes, il est important de comprendre que Pâris le Troyen et Ménélas le Grec sont légitimes et souverains, aucun ne se demande s’il a tort ou raison, chacun agit et poursuit sa destinée héroïque. En revanche, Hélène se doit d’accueillir tous les mots de la dispute. Hélène est celle qui n’a pas su résister au divin amour comme aux avances de Pâris… Hélène est celle qui, naturellement trop belle, a provoqué l’enlèvement. Bref, élevée à l’état de déesse et de beauté pétrifiée, Hélène, objet de la rivalité masculine, concentre tous les maux des mots.

« Mais ce qui se laisse lire grâce à Gorgias, à travers un épisode déterminant du poème homérique et au sein de la pièce d’Euripide, c’est un sens plus radical de la duplicité d’Hélène : Hélène est double parce qu’elle est à la fois Hélène et « Hélène » ; son aventure est celle du langage, c’est-à-dire celle du moment où le mot est plus chose que la chose. Hélène est « Hélène », Hélène est un effet de dire, parce que « Hélène » est le nom du dire comme efficace. »

Suite à l’ambivalence du voile des apparences, c’est ici le voile de la connaissance qui prend le relais et inscrit en ses énoncés une incarnation de la duplicité de la langue. Hélène incarne- t-elle son nom — « je suis Hélène » ? Ou bien, est-elle seulement l’actrice d’un vaudeville grec — « je m’appelle Hélène » ? Est-elle une figure des dieux qui prête le flanc aux désirs contrariés comme aux fictions partisanes des hommes ? Est-elle victime d’un rapt illustrant « la violence du mâle » ? Est-elle coupable d’avoir suivi Pâris par amour ? Est-elle innocente 59du fait que le belâtre ait su la convaincre ? Dans l’Éloge d’Hélène, Gorgias conclut : « Quel besoin alors d’estimer juste le blâme d’Hélène : quand c’est ou prise d’amour ou persuadée par le discours ou ravie par violence ou contrainte par nécessité divine qu’elle a fait ce qu’elle a fait, dans tous les cas, elle échappe à l’accusation ».

Barbara Cassin ajoute une dernière pièce à la plaidorie : « De toutes ces façons, Hélène est innocente d’avoir ce corps qui la fait coupable. » Envisagée comme victime du voile de la connaissance (art de la persuasion) ou du voile des apparences (beauté coupable), ou bien contrainte par la force ou l’ordre divin, Hélène ne semble à aucun moment incarner une intentionnalité, et ce, dans un dernier temps, même si elle s’engage par amour — l’amour étant chez les grecs une force divine et irrésistible.

Si je poursuis le fil de ma petite fiction anthropologique, Hélène, tout comme Eve et Isis, énonce et représente en tant que mythe la rupture symbolique primordiale. En prise avec leurs conditions de singes comme soumis à la faute, à la honte, à la culpabilité et à la dette, les hommes trouvent un moyen de se soustraire à leurs responsabilités soit en invectivant les dieux, soit en accusant des femmes idôlatrées — quoique réelles dans les faits. De ce point de vue, Eve comme Hélène, à la fois femmes et mythes, accueillent pêle-mêle les maux comme les mots du bien et du mal (éthique), du vrai et du faux (logique), du beau et du laid (esthétique). En privant LA femme puis les femmes d’intentionnalité, donc, d’un être relevant d’un discours réflexif au-delà des apparences, et en qualifiant « l’être-autre » des femmes de « non-être » soumis aux événements contingents comme à la nature imprévisible (« Hélène est innocente », Gorgias), les hommes ont la possibilité en tant qu’autorités, juges et parties, de s’approprier des valeurs qui, à leur yeux, seront les plus positives, les plus avantageuses et les plus lucratives, donc, et par définition, moralement bonnes, logiquement positives et esthétiquement belles — laissant par conséquent les valeurs considérées comme négatives, du moins problématiques, dans les bras des femmes (« Hélène est coupable », Platon).

Il faut entendre le double jeu qui se trame derrière le discours du maître, d’un coté comme de l’autre, il renverra les femmes à des valeurs négatives, donc, à la possibilité d’« être », mais en étant coupables au regard des valeurs positives masculines (Hélène est un sujet intentionnel qui trompa Ménélas et s’en alla avec Pâris), ou celle de « ne pas être », quoique coupables d’être innocentes (Hélène est une interface qui catalyse et exacerbe l’agressivité des hommes, le projet des dieux comme la contingence des événements). Ainsi, le comportement idolâtre des hommes relatif à la création / instauration / projection de valeurs moralement bonnes, logiquement positives et esthétiquement belles à la surface du corps des femmes a pour objectif de nier l’identité des femmes, donc, d’empêcher toute forme de dialogue incarné, quoiqu’un discours puisse être, justement, incorporé — ce qui induit l’inexistence d’une intentionnalité au-delà du voile des apparences. Toutefois, ce comportement est doublé d’une paranoïa elle-même relative à la fluctuation / incertitude / instabilité des valeurs par- delà le voile des apparences — des valeurs qualifiées négativement en termes d’identité (« être coupable », Hélène incarne un discours qui la condamne en tant que sujet, et qui 60prouve «la mauvaise nature intentionnelle » des femmes) ou en termes d’altérité (« non-être toutefois coupable d’être innocent », Hélène récite le texte d’un « grand Autre » (Lacan) qui de toute façon la condamne à poursuivre son destin de traîtresse déclenchant une guerre). Bien entendu la plaidoirie de Gorgias a l’explicite intention de disculper Hélène, il reste que l’Éloge l’innocente tout en niant son identité propre. Et certes, la démonstration de Gorgias prouve que « l’être » est un effet du dire, toutefois en s’appuyant sur une femme envisagée comme support d’un discours qui, d’un coté comme de l’autre, disculpe les hommes.

Les valeurs négatives féminines s’ancre en relation à une dialectique propre à révéler et renforcer l’ambivalence du voile des apparences et du voile de la connaissance. Cette ambivalence est matérialisée par le voile (symbolique ou concret) auquel l’idéologie patriarcale ne peut se confondre sous peine de perdre la raison, donc, le pouvoir de s’attribuer ce qui est bien, vrai ou beau, d’une part, au sein d’un enclos concret et politique qui n’est autre que la circulation des discours dans l’espace public ; et d’autre part, dans les sphères éthérées et idéales de la métaphysique et de la religion. Le voile (symbolique ou concret, notion ou matière, traditionnel ou contemporain) incarne le seuil qui acceuille comme il départage la différence entre le féminin et le masculin, entre l’ambivalence et le catégorique, entre la duplicité et la franchise, entre la duplication et la création, entre le non-être et l’être, entre le néant et Dieu, entre le mal et le bien, le faux et le vrai, etc.

VIII – TROUBLE DANS LE GENRE
Judith Butler, 1990

La société patriarcale est fondée sur une distribution des valeurs masculines et féminines.

Chaque homme et chaque femme, au même titre que des acteurs, incarne le genre masculin et féminin. À titre de comparaison, Judith Butler expose les parodies qu’engendrent drags, drag queen et drag king — afin de les distinguer des comportements performatifs au masculin et au féminin des hommes et des femmes. En croisant l’attitude des drags à celle des individus soumis à l’hétéronormation, Butler établie une nuance entre la performance des drags et la performativité des hommes et des femmes. Les drags font des performances exacerbant les traits de caractère du féminin et du masculin, ils sont conscients de la parodie qu’ils mettent en scène, alors que les femmes et les hommes performent de façon plus ou moins consciente leurs rôles dans le registre d’une hétérosexualité réglée.
Participant au régime hétéro-patriarcal, nous sommes tous assujettis à des normes sourdes et invisibles, nous reproduisons les figures sectaires du féminin et du masculin. Pour les drags, l’exercice consiste à devenir le révélateur excentrique et spectaculaire des instructions hétérosexuelles assimilées et dissoutes dans les règles et les normes qui pré-déterminent un sujet.
D’un autre coté, et tout en se moquant des régimes d’aliénation, l’exentricité des drags renforcent les modes d’être du masculin et du féminin — ils sont contre mais aussi tout contre. En outre, le drag queen et le drag king s’inscrivent dans un mouvement ambivalent incarnant autant une forme de militantisme qu’une forme de spectacle, et reflètent selon l’autrice « l’expression des marges et du désespoir ».

Riche ou pauvre, homme ou femme, nous courrons tous après des signes distinctifs participant à des ensembles sociologiquement et culturellement cohérents. Le comportement, le vêtement et ses accessoires induisent des rapports de distinction, et par conséquent, des rapports de force et de domination. Le comportement est le reflet de notre personnalité mais aussi le symbole de notre aliénation ou de nos statuts légitimes. Le vêtement incarne quand à lui le voile qui nous sépare de l’au-delà des apparences qui, pour les singes savants que nous sommes, se réduit à la nudité. S’inspirant des drags et prenant à contrepied les conduites straight (terme emprunté à La pensée straight de Monique Wittig), la performativité queer consiste à ancrer dans la réalité du monde hétéronormé des comportements décalés bien que non-spectaculaires, tels des signes contrefaits de la masculinité et de la féminité.

Une citation d’Éric Fassin tirée de la préface à l’édition française Trouble dans le genre le confirme :

« C’est bien pourquoi la pensée queer ne saurait se limiter à ces emblèmes spectaculaires et théâtraux (comme les drag queens) : au fond, l’homme qui surjoue (quelque peu) sa masculinité, ou bien la femme qui en rajoute (à peine) dans la féminité ne révèlent-ils pas, tout autant que la folle la plus extravagante, ou la butch la plus affirmée, le jeu du genre, et le jeu dans le genre ? »

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Référerons-nous maintenant aux styles vestimentaires des mouvements musicaux, tels que le punk, le hard-rock, le gothique, le rap, etc.
Ces styles vestimentaires s’inspirent souvent d’uniformes.
En détournant les accessoires de l’habit militaire ou des uniformes corporatistes, ces styles exposent des modes d’existence singuliers — et ceci, même si l’usage du vêtement délavé par la mode mainstream n’a aujourd’hui plus rien à voir avec l’histoire ou avec les convictions des individus qui, à l’origine, s’en sont emparés.
Nous pourrions ainsi supposer qu’il existe des créations de modes d’existence en marge des comportements mainstream ; ces créations sont par ailleurs incarnées par les adolescent.e.s autant que perpétuées par la sphère adulescente.
La sphère adulescente continue de rejeter la normalisation vestimentaire et comportementale — reflet de l’hétéronormation réglée.
De ce point de vue, la recherche d’un style de vie singulier entraîne la création de communautés, peu ou prou cultivées et politisées, qui offrent finalement des lignes de démarcation comme des signes de reconnaissance dans l’espace public.

La plupart des adolescents mâles sont à la recherche d’une identité passant par des styles vestimentaires (inspirés des styles musicaux) qui dominent autant les vêtements que les vocables, les signes ou les comportements. Par exemple, avec les rappeurs tout s’organise autour d’un corps en prise avec une démarche, une attitude, des poses, des mots ou des expressions spécifiques, des mimiques ou des gestes reconnaissables entre tous, des signes qui sont aussi utilisés à titre de codes entre membres d’un même clan. Les vêtements et les colifichets concourent autant à adhérer au « style rappeur » qu’à une forme de démarcation urbaine, comme à la création d’une identité revendiquée afin d’asseoir une singularité empruntée. Il en va ainsi du style vestimentaire qui, au titre de seconde peau, révèle ou imite une identité affirmée et tranchée.

En revanche, chez les adolescentes, le style emprunte plus souvent au dictats de la mode.

Le champ d’interprétation est très large, et les manières d’y adhérer sont aujourd’hui très variées. La mode s’impose au corps de l’adolescente, un corps qu’elle rêve idéal et qui illustre la beauté universelle des magazines féminins. Certes, il existe des contraintes pour l’adolescent mâle, tel que « la tablette de chocolat » et « les biceps en forme de poire », de plus, il n’est pas moins à la recherche d’une identité qui puisse comme par magie le transformer en « homme de la situation » ou en « héros tragique ». L’adolescent mâle a toutefois plus de facilité à intégrer un style dans lequel il se réfugiera, et qui l’aidera à modéliser une identité se référant à l’unité masculine ; alors que l’adolescente semble affronter de manière plus brutale les contraintes esthétiques souvent insurmontables, tout autant que la diversité des habits proposés ou que les maquillages et soins capillaires qui s’offrent à elle. Ainsi, l’adolescente représente souvent un présentoire exposant les marchandises de l’industrie de la mode et de la beauté.

Virginie Despentes nous informe de cet état schizophrénique des femmes avec son livre King-Kong Théorie. Les femmes occidentales ont pris l’habitude de s’habiller avec une armada de fringues et de chaussures, elles ont également tendance à suivre la mode et à changer de style vestimentaire ; elles ont la possibilité de jouer « la glossy girl » le matin tout autant que « la punk à chien » l’après-midi. Les identités visuelles des femmes sont très fluctuantes contrairement à l’identité masculine plutôt monolithe, fixe, stable et souvent ancrée dans un style vestimentaire.

La diversité de la mode féminine est loin d’être superficielle en termes de représentation publique, elle s’oppose dialectiquement à la façon dont s’habillent les hommes. Les habits masculins sont l’expression d’une uniformité symbolique se référant explicitement à une modalité du paraître, à un être du paraître répétitif et identique — le costume-cravate représentant le paradigme de cette uniformité symbolique et officielle. Alors que les femmes exposent un apparaître dans toute sa variété, diversité, différence et multitude. En définitive, les modalités du paraître présentent des formes d’intériorités masculines ou féminines qui conditionnent l’identité.
De ce point de vue, nous pourrions constater que l’univers queer- lesbien-butch emprunte à différents styles oscillant entre le punk, le rap, le gothique et le métal. Ainsi « la subversion du sujet » que préconise Judith Butler, et dont l’objet est d’instaurer un « trouble dans le genre », semble également passer par une réappropriation adulescente de la parade.

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Après cette douce et incontournable pensée pour nos amis les punks et les métaleux, dont certains d’entre eux contribuèrent aux débats féministes, notamment avec le mouvement Queercore, passons à quelques remarques d’ordre plus philosophique.
Avec Butler, la question de la représentation de l’être en tant qu’étant — donc, de l’individu en accord avec une raison d’être assignée ou de l’individu en désaccord avec le déterminisme hétéro- patriarcal — en passe par le paraître, l’apparaître, l’apparat et la parade, et par le besoin incontournable d’imposer un style, un comportement, voire un autre genre dans l’espace public. La nécessité de parader est le signe visible et palpable des interactions politiques, sociales, économiques, religieuses, culturelles, ethniques entre les individus.

La parade n’est pas de l’ordre de la dissimulation mais plutôt une forme de détermination, voire de création individuelle présentant notre « vrai visage » comme notre « for intérieur » qui, dans sa dimension la plus explicite, a lieu lors des coming out. Le coming out a la particularité de rendre publique « son identité réelle » ou « sa vraie nature », d’énoncer / exposer la volonté de s’identifier à telle ou telle verbalisation du corps. Il s’agit d’affirmer son identité, de présenter « l’être » avec lequel nous nous sentons en accord. Toutefois, et si je peux me permettre une nuance, lorsqu’un homme traverse une place publique habillé en « Femme actuelle », il s’agit de présenter l’être comme étant d’une femme, les attributs de la féminité étant exposés et reconnaissables en tous points.
C’est sur le mode du paraître, de l’apparence, voire de la re-présentation d’une femme que l’homme en « Femme actuelle » expose son for intérieur, donc, et contradictoirement, l’être en tant qu’étant qu’il estime et juge « femme ».

Par conséquent, cet homme énonce sous la forme d’une reconstruction au sein même des apparences l’existence, la permanence, la présence, et la visibilité de son identité ou de son genre pour lui véritable, toutefois contradictoirement, puisqu’il use de simulacres. Il est entendu que nous usons tous de simulacres, mais peu d’entre nous les subvertissent pour faire advenir une figure qui remet en question les normes patriarcales.

Garage.Bob.Post-hippie.Poule., affiche, 94 X 129 cm, 2018

Je m’inspire ici la distinction à laquelle souscrit Barbara Cassin dans son ouvrage Quand dire c’est vraiment faire :

« De l’être vers le dire, c’est le sens de l’ontologie. Mais on peut, palintropos hamoniê, à rebrousse-chemin, partir des mots, et faire apparaître non pas « en tant que » mais « comme » l’être, non plus originel et premier mais second et fabriqué. Du dire vers l’être, c’est le sens de la logologie : l’être est un effet de dire. La logologie implique ou entraîne une autre manière de percevoir les mêmes choses, non plus comme des apparitions, mais comme des « faits » aux sens de fabrications, de fictions, de « fixions ».
Non pas onthologiquement mais logologiquement, non pas phénoménologiquement mais sophistiquement. »

Des travestis ou transgenres, nous pourrions également nous poser la question de savoir s’il suffit d’une série d’opérations chirurgicales pour que la mutation femme-homme ou homme-femme ait lieu ? Oui et non, car au même titre que le travesti, le transgenre aura tendance à assimiler les manières et les comportements ainsi que l’apparence et l’apparaître au féminin ou au masculin qui l’aident à se définir comme une femme ou comme un homme, voire une femme trans ou un homme trans.
En d’autres termes, du coming out nait la preuve incontestable que l’ancrage du féminin ou du masculin sont des constructions culturelles basées sur les apparences ou les connaissances, d’une part ; d’autre part, qu’il est possible d’être une femme ou un homme au sein même des « vraies apparences » (Kant).
Et certes, mes spéculations renvoient à la binarité féminin-masculin. Pour le féminisme-queer ce type de clivage n’existe plus, bien que dans les faits il fasse tout de même office de repère, voire de limite.

Les jeux du genre renvoient à des questions fondamentales et contradictoires. Dans le cas des coming out, le paraître, l’apparaître, les gestes ou les attitudes affirmés et assumés nous disent quelque chose de l’être (du discours sur être femme ou homme) en son apparaître.

Notons cependant que les fondements du patriarcat ne s’en trouvent pas pour autant changés, du fait que les identités masculine et féminine sont, en-deçà des apparences, enracinées aux archétypes de la domination et de la soumission. Il y a une dizaine d’années, un documentaire comparatif montrait explicitement l’ancrage des valeurs positives masculines et des valeurs négatives féminines. Une femme et un homme avaient réussi toutes les opérations plastiques nécessaires, chacun des deux sujets étaient passés de femme à homme et d’homme à femme. La fin du documentaire présentait cependant deux destins très différents. Le nouveau jeune homme jouissait pleinement des atouts et des attributs masculins, il rayonnait de joie suite à sa dernière conquête amoureuse. D’un autre coté, la toute nouvelle jeune femme se plaignait amèrement, et faisait état de tous les inconvénients concernant sa présente condition de femme, et finissait par s’effondrer en larmes. L’exemple est cruel, les valeurs positives et négatives semblent se maintenir dans la constellation patriarcale qui trône au-dessus de nos têtes.

Bien entendu, l’objectif est « d’être soi-même » ou « devenir soi-même » ; mais « être identique à soi » a toujours lieu dans le cadre d’une altérité réglée, donc, au sein d’une interaction et sous les regards et les jugements d’une société qui mobilise des conduites 66et des normes dans le champ public. Par conséquent, et que nous soyons hétérosexuel.le, gay, lesbienne, transgenre ou travesti, nous nous conformons que nous le voulions ou des gabarits incarnant des destins a priori positifs ou négatifs. Judith Butler est consciente des limites de nos investigations dans le domaine d’une transversalité masculin-féminin.
Au final, il s’agit pour l’autrice de créer d’autres genres, une multitude d’identités de genre. Il reste que le masculin et le féminin vont en un certain sens au-delà du genre. Le genre masculin-féminin conditionne la quasi totalité des actions, des objets, des états, des corps, des formes, des symboles et des marchandises issue des activités humaines. Un phénomène contradictoire se produit par ailleurs sous nos yeux depuis les années 1960 : plus les femmes obtiennent de droits, plus les produits de l’activité capitaliste incorporent des signes qualifiant le masculin ou le féminin, donc, les biens et les services renvoyant d’un coté les femmes à la culture de la servilité ; et de l’autre, les hommes à la culture de la virilité. En d’autres termes, les séparations visibles et genrées entre les femmes et les hommes qui ont encore lieu dans les sociétés dites traditionnelles ne le sont pas moins dans les sociétés dites marchandes ; disons que ce n’est plus seulement le corps qui porte la marque du masculin et du féminin, mais aussi la plupart les marchandises en circulation.

En fait, la dimension tragique du genre masculin-féminin se trouve au sein d’un aller-retour entre le monisme et le dualisme. Le dualisme oppose deux figures irréconciliables (masculines et féminines) en imposant des valeurs morales et logiques pour chacune d’elles, et telles que le mal et le bien, le faux et le vrai, le laid et le beau, la falsification et la vérité, la fiction et la réalité, l’ambivalence du voile des apparences et la vérité de l’être en son apparaître, le faible et le fort, l’éphémère et le pérenne, etc. Bien entendu, et selon Françoise Héritier, les valeurs sont fluctuantes selon les contextes culturels et selon les avantages que les plus forts en retirent. Par exemple, en Occident, le passif est un épithète négatif pour les femmes, et l’actif un attribut positif pour les hommes ; alors qu’en Inde, c’est le contraire, le passif est culturellement positif, donc masculin, et l’actif négatif, donc féminin. En d’autres termes, il est probable que le genre féminin et masculin représente un socle archaïque qui désigne ceux qui — au sein de l’espace public et des affaires politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, ethniques — sont moralement, logiquement et esthétiquement légitimes.
On ne peut que le constater dans toutes les sociétés patriarcales (traditionnelles ou marchandes), l’espace public sous toutes ses formes est réservé au genre masculin, le genre féminin étant invité à le traverser mais sous certaines conditions. Le dualisme — qui sépare les femmes et les hommes comme il les destine à des espaces spécifiques (privés et publics) propres à l’étalage hiérarchisé des représentations symboliques — a aussi pour fonction de délimiter l’espace qui accueille les conceptions monistes de l’unité masculine, donc, de circonscrire l’unité du visible au sein de l’espace public. D’un dualisme au sein d’un monisme hégémonique découle une double séquestration qu’il faut parvenir à déconstruire.

La question renvoie explicitement à la séparation entre ce qui est et ce qui apparaît. Ce qui est appartient au monisme de l’unité spatiale, publique et masculine ; ce qui apparaît tient à la création / rationalisation d’un seuil (ou d’un voile) qui sépare le vrai du faux, le bien du mal, le beau du laid, et par extension qui scinde le féminin du masculin, le faible du fort, etc. En d’autres termes, l’apparence (l’apparaître, le paraître, l’apparat ou la parade) a pour fonction, au cœur d’une logique dualiste, d’énoncer et de représenter ce qui est et ce qui n’est pas, et par extension, de dire et de montrer ce qui a de l’importance, de la valeur, de l’intérêt,… ou ce qui n’en a pas. Par conséquent, il existe un seuil esthétique sur lequel se dressent les négations logiques et morales, et ce au titre de ce qui n’est pas une unité et de ce qui n’a pas de valeur. Et comme nous l’avons expliqué dans le précédent chapitre à propos de l’ambivalence des apparences, l’incarnation du dualisme renvoie au voile (symbolique et concret) des apparences que se doivent d’incorporer les femmes. Bref, le dualisme, voire la diversité et la variété, a finalement pour objet de renforcer le monisme du souverain.

Dans son livre La Naissance de la Tragédie, Nietzsche ne cesse de faire appel à l’apparence en s’appuyant sur la figure d’Apollon. De l’apparence en tant que révélation de l’être / existence en sa singularité et en sa vérité :

« Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie transfigurateur du principe d’individuation, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence ».

Pour le dire autrement, l’existence singulière et idiosyncrasique (identité) se révèle au sein d’une première identification propre à l’empreinte familiale (le désir inconscient des parents ou des proches) et institutionnelle, donc, à des attitudes assimilées, à des comportements empruntés comme à une langue maternelle et nationale ; d’un autre coté, « la vérité de l’être » (altérité) apparaît sous les traits d’une seconde identification, donc, sous la forme d’un hypothétique « for intérieur » révélé par les biais d’une « invention de soi » prenant la forme d’une réflexion, d’une remise en question, d’un apprentissage qui instruit une existence désirée, élaborée, élevée et accomplie au sein même des apparences. Cette conception va bien entendu à l’encontre de la raison d’être de l’être en tant qu’étant dépositaire d’une essence (féminime ou masculine) fixe, inaltérable et définitive selon le sexe mâle ou femelle, voire selon la race ou la classe. Cette position philosophique fait la promotion de ce qui est au sein de ce qui apparaît, et ce, et c’est important, sans la nécessité d’un arrière-monde métaphysique ou religieux. Elle offre à l’être la possibilité d’apparaître au sein de la pure contingence des événements comme au cœur des relations humaines. Si tant est que « l’être » ne soit pas une fiction inventée de toute pièce ; si tant est que l’apparaître ne soit pas la seule condition qui permet, justement, d’être au monde. Le discours se produit hors-de- soi, il dresse le voile de la connaissance ; et simultanément, les représentations se déploient au sein d’un horizon présent, elles habillent le voile des apparences. Cette condition va à l’encontre des intérêts et des valeurs patriarcales qui maintiennent un arrière-monde où trône l’unité masculine, le monisme, la loi du père et Dieu le père — dont l’objectif consiste à maintenir un projet, une stratégie, un ordre souverain pré-établi par-delà les apparences auxquels des communautés doivent se soumettre et se conformer.

Là encore, Barbara Cassin nous est d’une aide précieuse, dans son ouvrage L’effet sophistique elle expose les faits suivants :

« Et, [Lacan] à propos d’Aristote : « Sa faute est d’impliquer que le pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que l’être pense » (Encore p. 96). L’ontologie, ancienne et moderne, du côté de la substance comme du côté du sujet, apparaît ainsi simplement comme une pétition de principe : « Le discours de l’être suppose que l’être soit, et c’est ce qui le tient » (Encore p. 108).

Tel est exactement, moins la dénégation de l’amusement à le dire, le point de départ du Traité du non-être de Gorgias : Gorgias y montre que l’ontologie ne peut tenir sa position et occuper dès lors toute la scène que parce qu’elle oublie, non pas l’être, mais qu’elle-même est un discours. »

Le « discours sur l’être » passant par les biais de l’énoncé ou de la représentation appartient qu’on le veuille ou non à des conditions d’apparitions qui plient et déplient les existences au sein du voile de la connaissance comme au sein du voile des apparences. De ce point de vue, tout peut être énoncé ou représenté en compagnie de croyances motivant des conduites spécifiques. Par conséquent, un discours positif sur l’existence d’un être au-delà des apparences au masculin peut être tenu, comme un discours sur la négation de l’être par- delà le voile des apparences au féminin peut avoir lieu.

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Vous pourriez m’opposer le fait que les comportements et les vêtements sont superficiels, et employer la formule consacrée : « l’habit ne fait pas le moine ». Effectivement, un niquab ou un uniforme militaire vont nous informer sur un attribut religieux ou une fonction, ils ne vont rien nous dire des individus en tant que telles. En revanche, ces signes nous renseignent sur les rôles qu’a priori ces individus ont incorporé et auxquels ils adhèrent en leur « for intérieur », c’est du moins ce que désignent ces jeux de rôles. Par principe, ces individus obéissent à des dogmes ou à des commandements qui déteignent, peu ou prou, sur leur identité. Leurs actions sont logiquement en phase avec la trame religieuse ou idéologique que le vêtement dessine, il reste toutefois et toujours un doute au sein du jeu des apparences, au cœur de l’ambivalence des apparences.

Dans son livre Mise en scène de la vie quotidienne, Goffman Erving reprend une citation radicale de Robert Ezra (tirée de Race and Culture) qui nourrit nos spéculations : « Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment. […] C’est dans ces rôles que nous nous connaissons les uns les autres, et que nous nous connaissons nous-mêmes. »

« En un sens, et pour autant qu’il représente l’idée que nous nous faisons de nous- mêmes — le rôle que nous nous efforçons d’assumer —, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. À la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité.

Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes. »

De ce point de vue, quel pourrait être ce minimum verbalisé et représenté qui participe pleinement de l’unité du visible ? Quels sont les énoncés maîtres qui structurent les apparats comme la vocation du croyant ; qui renforcent la simulation de l’acteur ou le paraître de l’agent professionnel ; ou encore, qui instruisent la parade des femmes ou des hommes ? Quel est donc cet « être » ancré dans une dialectique d’opposition qui échappe à toutes les modulations qu’offre la figure humaine ? Situé en-deça des personnes, quel est cet « être » qui résiste aux multiples verbalisations et représentations du corps ? Et bien, en tout état de cause, « la raison d’être » du féminin et du masculin — et telle une verbalisation du corps représentant un être / existence pris dans un faisceau relationnel qui ne cesse de révéler en permanence, et en regard de la fluidité et de la circulation des corps, un mode d’être au masculin ou un mode d’existence au féminin.

Au-delà du discours religieux et idéologique, du costume et de l’uniforme, du masque de beauté ou de l’armure de la virilité, il apparaît en sa manifestation existentielle, permanente, présente, visible et énoncée un être indéfectiblement masculin ou une existence consubstantiellement féminine — et ceci, qu’il soit cisgenre ou transgenre. En d’autres termes, et en l’état actuel des valeurs se déployant dans l’espace public, si un homme décide de devenir une femme, et ceci en dehors ou en compagnie des techniques plastiques et chirurgicales les plus avancées, il incorpore un panel de valeurs féminines — et suffisamment de valeurs pour qu’au-delà comme au sein des apparences il puisse se sentir historiquement ou politiquement une femme. C’est au sein d’une apparence, d’un apparaître ou d’un paraître au féminin qu’il énonce / expose un devenir femme. L’ancrage est abyssal, la binarité enracine l’humanité dans la formation des genres féminins et masculins. « Défaire le genre », pour employer l’énoncé de Judith Butler, renvoie aux accumulations ou aux arrangements possibles avec les identités de genres, toutefois, il semble que les combinaisons s’inscrivent, du moins en grande partie, dans une inversion du genre.

Le féminin et le masculin s’inscrivent dans une problématique plus vaste que celle du sexe, du genre ou de la sexualité. Le féminin et le masculin influencent les fondements philosophiques, les comportements sociaux, les orientations politiques, les systèmes économiques eux-mêmes. Il est aussi utile de préciser que la diversité des sexualités n’incluant pas l’hétérosexualité n’est pas représentée par LA communauté L.G.B.T.+, mais par LES communautés L.G.B.T.+. La plupart des membres de ces communautés n’est pas moins traversée par les valeurs négatives féminines et les valeurs positives masculines. Ces membres intègrent et rejouent les figures de l’esclave et du maître, du masochiste et du sadique, du dominé et du dominant, de la femme en son existence culturellement féminine ou de l’homme en son essence religieusement masculine.

Synonymes de l’ancrage du masculin et du féminin dans la sphère de l’hétéronormation, les stratégies des énoncés maîtres nous sautent à la figure. Du fond de la pensée patriarcale surgit l’injonction suivante :

Quoique tu fasses dans l’espace public en tant qu’homme, femme, hétérosexuel.le, homosexuel.le, bisexuel.le, transgenre, travesti.e, intersexe ou asexuel.le, tu seras toujours renvoyé.e à la dialectique binaire du patriarcat qui plie et déplie le sens commun, donc, à la condition féminine ou à la condition masculine, tout autant qu’à celle de l’esclave et du maître, à celle du dominé et du dominant, à celle de la figure et de l’abstrait, à celle du pauvre et du riche, etc.

Judith Butler a révélé ce qui est en jeu dans l’espace public. L’autrice nous invite à radicalement déconstruire le genre. Toutefois, et à l’épreuve des faits, il existe une étendue a priori indépassable conditionnant l’effectivité de la dialectique renvoyant à la hiérarchisation des rapports de force. Le problème est que la topique « féminin-masculin » détermine une politique du sens (et non le sens d’une politique). L’enjeu serait certainement de s’exercer à incarner toutes les valeurs féminines et masculines, positives et négatives, logiques et morales. Il reste que ce mouvement n’aura pas lieu sans une remise en cause profonde de la manière dont le sens se construit en relation aux dogmes religieux fondés sur le patriarcat, comme en rapport au néolibéralisme soumis à l’idéologie patriarcale, sans compter les croyances tribales, communautaires et partisanes.

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Dans l’ouvrage collectif Sexualité en Travaux, il existe une critique de Slavoj Zizek qu’il nous faut prendre en compte :

« […] La thèse de Lacan consiste précisément à dire que la relation EST impossible (« il n’y a pas de rapport sexuel »). Toutes les relations humaines peuvent entrer dans le champ du sexuel précisément parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel : la sexualité affecte les autres domaines non pas à cause de sa force de domination mais à cause de sa faiblesse.
Pour Lacan, « il n’y a pas de rapport sexuel » signifie (entre autres) précisément qu’aucune opposition symbolique (comme par exemple actif / passif, maître / esclave) ne peut déterminer adéquatement la différence sexuelle. »
En d’autres termes, la différence sexuelle qui établirait des rapports de force et une autorité spécifique selon le sexe — que nous pourrions étendre au genre, à la race ou à la classe — n’est pas acquise ni déterminée.
Chez Lacan, le « phallus » n’est pas le « pénis », si le pénis désigne le sexe mâle, le phallus incarne quand à lui la loi — certes au titre du « nom du père ».

Et si le pénis incarne le mâle sapiens, le « phallus » en tant que symbole et autorité peut tout à fait circuler et être incarné par une femme, voire un enfant, voire dans certain cas de domination par un chien. En outre, ce qui détermine adéquatement la différence sexuelle n’est autre que la relation d’un sujet à ses fantasmes historiquement modelés au sein des relations familiales ou extra-familiales.
Les options renvoyant à la construction du désir — partagé et réalisé, ou restant à l’état de projet dans l’imaginaire — sont nombreuses, variées et fluctuantes.

Toutefois, et si en soi la différence sexuelle participe de la circulation de modes de domination, le genre comme image de la domination s’impose tout de même dans l’espace public et au sein des apparences, des connaissances, des formes, des états, des marchandises, etc.

De manière plus spéculative, référons-nous un instant au signifiant lacanien inspiré du « sujet de l’énonciation » cartésien. Cette instance propre au symbolique (langage) renvoit à l’impuissance d’une espèce dans l’impossibilité de se réconcilier avec elle-même et à jamais insatisfaite, du fait qu’elle participe pleinement des discours du « grand Autre » révélant les rouages et les engrenages politiques, économiques, sociaux, religieux, culturels, ethniques et ce même lorsque notre espèce pense faire corps avec l’acmé de la jouissance sexuelle ou atteindre le vide sanitaire de l’extase religieuse.

De ce point de vue, l’incontinence du désir (le vouloir) nous déborde littéralement ; et plus elle nous dépasse, plus nous trouvons des moyens d’inhiber nos comportements, ou de circonscrire nos envies — que nous finissons par confondre avec nos besoins par ailleurs.

L’inhibition animale est un ressenti qui maintient le corps à distance d’une action, l’inhibition humaine est également animale, s’ajoute toutefois l’instance du symbolique (signifiants) propre aux constructions idéologiques autour du sexe, du genre, de la race et de la classe.

Plus l’incontinence du désir se propage, plus l’inhibition, pour ne pas dire refoulement, se manifeste par la création d’interdits à la fois moraux, logiques et esthétiques. Les fables de l’hétéronormation ont un caractère hiérarchique indéniable, elles ont pour fonction de distribuer comme de séparer au sein même des apparences le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid — afin d’encadrer l’incontinence du désir par des stratégies inhibantes (de l’hétéronormativité au commerce en passant par le sport et les jeux, etc.).

Les stratégies inhibantes participent d’une politique du sens, donc, de la « bonne direction », du « choix logique », de « l’adhésion esthétique ». Si les modes de domination ne sont pas fixes, il reste que notre espèce maintient le féminin et le masculin (genre) comme deux entités d’où découle une hiérarchie entre les femelles et les mâles (sexe), entre les noirs et les blancs (race), entre les pauvres et les riches (classe), etc. Au sein des apparences publiques, les figures de la domination empruntent à l’esthétique masculine, donc, au paraître, à l’apparaître, à l’apparat et à la parade au masculin. Une femme dont l’apparence correspond aux critères de la féminité peut concrètement dominer un homme et détenir « le phallus » (ce qui n’est pas rare, voire partagé par les femmes et les hommes), toutefois la représentation publique de cette femme la renverra tout de même aux valeurs négatives féminines, donc, à un rapport pré-établi et hiérarchisé dans le champ politique, économique, social, religieux, culturel, ethnique. Les femmes hétérosexuelles pleinement inscrites dans les représentations féminines ont justement pour rôle d’incarner l’ambivalence des apparences afin de renforcer les figures de la domination masculine dans l’espace public.

Le féminin et le masculin participent des énoncés maîtres, ils font parties d’une condition a priori définie par l’organe moral de l’animalité ; une condition animale qui, entre parenthèses, se moque royalement d’incarner le mâle ou la femelle ou d’imposer une sexualité spécifique, puisqu’il s’agit d’une condition qui s’abat comme une chape de plomb sur une espèce et instruit catégoriquement son devenir. En revanche, soumise à la politique du sens de l’empire esthétique (humain), notre espèce tente désespérement de sublimer sa condition animale en regard du féminin et du masculin. Il en va ainsi des valeurs négatives féminines et des valeurs positives masculines qui instruisent le fameux « ou bien ou bien » de l’entendement, de la croyance comme de l’opinion humaine : ou bien fille ou bien garçon, ou bien dominé ou bien dominant, ou bien faible ou bien fort, émotif ou rationnel, lait ou sperme, lune ou soleil, etc. Ces configurations logiques et morales sont en partie incarnées au sein même des apparences qui déterminent des formes d’efféminement ou de masculinisation. Là encore, la solution pour sortir de l’identification muette, aveugle et propre à l’histoire d’un groupe social prenant appuis sur un style, un clan, une caste, une discipline, une tribu, un parti ou une communauté formant, par voie de conséquence, un périmètre plus ou moins cloturé — c’est de passer d’une première à une seconde identification. Bref, comme le chante David Bowie : « Ch-ch-ch-ch-changes, Turn and face the strange… »

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Si le féminin et le masculin sont des objets de croyance qui perdurent, c’est qu’ils sont utiles à la formation des identités dans le cadre d’une politique du sens basée sur le bien et le mal (moral), le vrai et le faux (logique), le beau et le laid (esthétique). À la lumière de l’épistémologie féministe, le genre présente toutefois des objets de croyance utiles pour critiquer des conduites morales, logiques et esthétiques, et ce autant pour les femmes que pour les hommes qui prennent à bras le corps toutes les valeurs négatives et positives relayées par les figures féminines et masculines (faible / fort, fiction / réalité, éphémère / pérenne, invisible / visible, etc.).
En outre, la critique féministe nous informe sur les qualités féminines ou masculines que nous inoculons en chaque chose, objet, état, forme, symbole ou marchandise issue de l’activité humaine (vélo ou sac d’école rose pour les filles et bleu pour les garçons ; femmes épilées et hommes poilus ; etc.).
En outre, et comme l’énonce et le montre le féminisme queer, la différence sexuelles passant par les filtres du genre peut être détournée, inversée, décalée, réinventée, réincarnée de mille manières, et ce, sans que ces manières d’exister deviennent à leur tour un dictat au même titre que l’hétéronormation. Politiquement, l’idée consiste à subvertir toutes les valeurs de la servilité et de la virilité.
Toutefois, le sens même de l’existence humaine semble être soumis à l’empire (esthétique) de la domination — qui hiérarchise et dispose, sépare et distingue comme stigmatise ou congratule, sanctionne ou récompense, assujettit ou libère, rejette ou accepte, réduit ou grandit, blesse ou caresse, etc.

X – FÉMINISMES ET PORNOGRAPHIE
David Courbet, 2017

Provoqué et alimenté par The Summer of Love aux États-Unis et Mai 68 en France, le traumatisme hédoniste qui suivit les années 1967-68 accomplit un mouvement global issu de plusieurs disciplines comme le féminisme, la psychanalyse, la sociologie, l’ethnologie, l’éthologie et le matérialisme historique. Résumons rapidement les enjeux qui traversent ces disciplines avant de tirer quelques éléments du livre de David Courbet.

Au XIXe siècle, et en compagnie des Sufragettes, la première vague féministe est politique.

L’objectif des militantes est d’accéder au droit de vote, à l’éducation des femmes, ainsi qu’à des activités professionnelles jusque-là réservées aux hommes. Si le premier mouvement se focalise sur les droits des femmes, il ne remet pas directement en cause le genre féminin défini socialement en son caractère propre à encadrer l’éducation des enfants, et laisse la distinction femmes-hommes comme deux espèces opposées. Dans les années 1950 et 60, la seconde vague questionne les aspects sourds et normatifs qui conditionnent les femmes en leur essence féminine ; ainsi les valeurs positives (publiques et sociales) et négatives (privées et domestiques) sont mises sur le bloc opératoire de la pensée — notamment avec Simone de Beauvoir et Le Deuxième Sexe.
Poursuivant les logiques de déconstruction se rapportant au genre féminin-masculin, la troisième vague débute dans les années 1980 aux États-Unis et élargit le débat à toutes les minorités soumises à la domination masculine, par définition blanche et coloniale. Bien entendu, nous pourrions remonter jusqu’à Christine de Pisan, Olympe de Gouges ou Louise Michel concernant la naissance du féminisme, ce sont toutefois des cas individuels et non des mouvements collectifs.

Inventeur de la psychanalyse, Sigmund Freud joue dans le cadre de notre étude sur deux tableaux. D’une part, il expose l’infrastructure psychique de la société occidentale en s’appuyant sur l’inconscient ; d’autre part, il met en place un corpus sur la base d’études cliniques et dans le cadre d’un dispositif spécifique (la cure).
L’ordre moral est intégré de manière individuelle par tout à chacun, l’interprétation des régimes de récompense ou de contrainte, de domination ou de soumission n’est pas seulement socio-politique, elle est aussi psychique (surmoi).
La libération des sujets dépend de techniques d’analyses et de pratiques adaptées et propres à questionner le roman familial — du moins dans le cadre des névroses et lorsque le sujet en question est en capacité d’être à l’écoute de ses symptômes.

Pour les cas plus critiques et propres à la psychose, les sujets sont hospitalisés. Enfin, l’étude scientifique de la sexualité humaine en ses aspect psychiques et culturels ont contribué au décloisonnement progressif des mentalités, renvoyant ainsi les interdits et les présupposés moraux aux limites de l’organisation familiale et sociale encadrant, par définition, les pulsions sexuelles et morbides.

Avec sa thèse inaugurale Le suicide, Émile Durkheim (père de la sociologie) formalise une méthode horizontale d’analyse s’appuyant sur une collecte de faits dans différents lieux et durant une certaine période. Définissant le suicide comme un fait social, il inverse les rapports de domination. Ce n’est plus un seul et unique individu pris dans les torpeurs des échecs personnels qui, conscient de sa faiblesse ou de son manque de courage, met fin à ses jours.

Durkheim démontre qu’il existe en amont un processus enchevêtré à l’organisation politique, sociale, économique, religieuse, culturelle, ethnique qui pousse l’individu à se suicider. Les régimes de récompense et de contrainte, de domination et de soumission ainsi exposés permettent à Durkheim de proposer d’autres formes d’organisations (sociales) susceptibles de réduire « les maux de la société ». Ainsi, l’évolution des sciences sociales a permis de raffiner les pratiques jusqu’à, par exemple, l’invention de l’ethnométhodologie par Harold Garfinkel.

Comme nous l’avons vu avec Michel Foucault dans la série de textes intitulée Métaphysique d’un genre, l’ethnologie, cousine de l’anthropologie comme de la primatologie, a également critiqué les modes d’existence occidentaux. Claude Lévi-Strauss dessine les contours du structuralisme consistant à délimiter un territoire à partir duquel il analyse les fondements qui structurent l’organisation politique, sociale, économique, religieuse, culturelle, ethnique de groupes humains.
Les échanges ou les alliances familiales, les rituels à la fois religieux et magiques, ainsi que les préparations culinaires, les lois du clan ou de la tribu, le cycle des saisons et le climat, les espaces communs et privés vont dessiner une trame, un sous- bassement indiquant des structures à la fois élémentaires et complexes qui détermineront des actions sous couvert d’orientations religieuses et morales. Là encore, des ethnologues parviennent à raffiner les méthodes, comme Françoise Héritier qui expose la prévalence des dominations masculines, et oppose ce que je nomme les valeurs négatives féminines aux valeurs positives masculines.

Avec son ouvrage Sur l’origine des espèces, Charles Darwin démontre l’évolution progressive et laborieuse des objets de la nature dans toute sa complexité. Il pose les bases qui ne cessent jusqu’à ce jour d’être éprouvées et en partie confirmées. Une citation tirée du livre Sur l’origine des espèces illustre les jeux du hasard plutôt qu’un ordre basé sur la nécessité : « Enfin, plus d’un auteur s’est demandé pourquoi, chez certains animaux plus que chez certains autres, le pouvoir mental a acquis un plus haut degré de développement, alors que ce développement serait avantageux pour tous. Pourquoi les singes n’ont- ils pas acquis les aptitudes intellectuelles de l’homme ? On pourrait indiquer des causes diverses ; mais il est inutile de les exposer, car ce sont de simples conjectures ; d’ailleurs, nous ne pouvons pas apprécier leur probabilité relative. » L’expansion sans commune mesure de l’économie de marché est disséquée par Karl Marx. Nos modes d’existence sont désormais soumis à des méthodes de production et de reproduction qui transforme 99 % de l’humanité en objets-marchandises ou en machines- outils. Karl Marx annonce l’ère de l’homo-œconomicus dont la tâche principale est de mettre la raison au service de la gestion des ressources et des territoires. L’innovation des sciences appliquées tout autant que les créations juridiques et esthétiques participent du numéraire dont l’ultime représentant est l’argent. La valeur ajoutée motivant la division du travail devient le fer de lance des échanges. Qu’elles soient politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, ethniques, les relations humaines se voient en quatre siècles conditionnées par l’accumulation et l’assimilation encadrées par des formes de contraintes sociales et de dominations psychiques — dont l’objectif est d’organiser, de réguler, de discipliner les pulsions sexuelles et morbides, voire de les annihiler dans le cas des excisions ; et simultanément, de rentabiliser et d’exacerber les visées cupides et prédatrices.

Il reste l’étendue des sciences et des technologies qui encadrent l’exploitation des énergies (fossiles, solaires, etc) et influencent de manière impérieuse tous nos comportements. Les applications de la science sont en grande partie techniques, elles participent de l’économie des rapports de force et instruisent toutes les activités humaines. L’essence de la technique fut réévaluée à l’aune de la culture savante par Georges Simondon avec son livre Du mode d’existence des objets techniques. Etc.

Basé sur une meilleure connaissance de l’Homme en tant que sujet-objet aliéné à la sphère symbolique-sociale, l’ensemble des avancées intellectuelles sus-nommées ont à mes yeux largement contribué à engendrer « Le mouvement de libération sexuelle » de la fin des années 1960. Avec son lot d’hyppies-nudistes-chèvres, nous assistons à un retour à la tradition adamique, tel un nouvel horizon inspiré des chrétiens primitifs, « Jésus-Christ Superstar » s’expose nu, sexué et sous L.S.D.. La jeunesse d’après-guerre issue du baby boom a soif d’idéologie communiste et maoïste, de révolution sexuelle et féministe, de retour à la nature bucolique et animale, mais aussi de plaisirs chimiques, de gadgets technologiques, de rock n’roll débridé et de films d’horreur criards. Sur le moment, les manifestations culturelles et révolutionnaires touchent assez peu les masses laborieuses. En revanche, en France, la jeunesse dorée et bien pourvue dont le capital culturel est à la hauteur de toutes les ambitions politiques se jette corps et âmes dans le vortex de « La révolution culturelle » de Mai 1968

• par ailleurs avortée en quelques semaines. Malgré sa courte durée, l’impact fut décisif. Il résonne de nos jours sous la forme de l’individualisme hédoniste, excluant néanmoins ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’y participer. Enfin, les entrepreneurs du sexe, ayant saisi la balle au rebond, participent au mouvement général a priori émancipateur jusqu’à bâtir des empires sous la forme d’obscures multinationales.

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En poursuivant l’objet d’étude de David Courbet, il apparaît que la lutte féministe en son expression la plus radicale fédère un ensemble de revendications consistant à libérer définitivement le corps et l’esprit des femmes du joug de la domination masculine. La libération s’inscrit dans une courte séquence historique, elle cristallise cependant une perspective restée ancrée dans le cerveau de nombreux héritiers du féminisme. Des disputes naissent toutefois concernant les vertueuses épines du Christ qui déchirent l’esprit du mouvement : « Le féminisme radical, voulant pourtant former un groupe homogène, ne fut pas, et ce depuis ses origines, exempt de contestations internes, signe de la difficulté à vouloir englober tous les courants sous une même bannière. Le débat sur la prostitution, entamé aux États-Unis dès le début des années 1970, montre une désolidarisation des féministes radicales, qui se définiront comme abolitionnistes, vis-à-vis des travailleuses du sexe étant donné que dans leur acception, les femmes ne peuvent pas monnayer leur corps, symbole du paradigme de l’oppression patriarcale.

Rap.Dieu.Chicken.Tag, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Une conception moraliste sous-tend leur réflexion dans la mesure où la sexualité se veut libre mais ne peut se concevoir que dans une relation amoureuse. Pour elles, le physique et l’affectif ne sont pas dissociables : « la prostitution pervertit la sexualité en la détournant de son sens » [l’auteur cite ici Claudine Legardinier]. »
L’option concerne la dégradation de l’image comme du corps de la femme, ainsi que le mauvais traitement des femmes durant les tournages de films X. Par conséquent, les abolitionnistes comme Andréa Dworkin voient dans la pornographie une initiation à la violence ainsi qu’une incitation au viol. Le débat traverse les années 1970 et se confronte à l’orée des années 1990 aux féministes pro-sexe de la troisième vague qui désirent inventer une pornographie destinée à la sexualité féminine. La pornographie est dans ce cas libératrice, pédagogique, émancipatrice, non-violente et sans ambiguïté sur la nature des scènes pornographiques.
En outre, le film pornographique féministe se veut artistique, ainsi qu’un lieu d’expérimentation de toutes les sexualités, tout autant qu’un champ d’expression critiquant les clichés de la domination masculine. L’auteur s’appuie sur les propos d’Ovidie : « Le combat des pro-sexe consiste dès lors à briser les tabous d’une société conservatrice et traditionnelle qui impose à coups d’injonctions des relations sexuelles standardisées sous un prisme moraliste : amour et sexe peuvent et doivent être dissociés. Le plaisir sexuel doit être considéré comme un élément sain et bénéfique à l’épanouissement de l’être humain, néanmoins « on peut ne jamais rencontrer l’amour.

Faut-il pour autant se priver de sexe ? »

Comme le signale David Courbet, le débat relève « d’un combat commun, celui de promouvoir les intérêts mais aussi les droits des femmes au sein de la société. » La production de films pornographiques pro-sexe vise un horizon adamique, un lieu utopique où le féminin et le masculin explosent en une multitude d’identités indifférenciées ; ainsi, la jouissance sexuelle et individuelle expose toutes les sexualités et les projections fantasmatiques — dont le B.D.S.M. est un des ultimes représentants.

Si le féminisme pro-sexe a une réelle portée en terme d’émancipation et de libération des corps et des esprits, il se confronte comme le note l’auteur au poids des valeurs patriarcales profondément ancrées dans les mentalités qui ne cessent d’écraser les projets politiques, ou qui profitent de l’essor du genre pro-sexe pour conquérir de nouveaux marchés — notamment si l’on se réfère à l’interview de Grégory Dorcel à la fin du livre. Là encore, l’effort intellectuel et l’action militante sont en prise avec l’économie des rapports de force ayant pour fin d’absorber toutes les propositions envisagées comme rentables. Par conséquent, et si l’on observe les actes pro-sexe à la loupe du matérialisme, il apparaît que la vocation des pensées radicales est de se diluer dans le mainstream afin d’y opérer des changements sensibles, bien que superficiels en regard des multinationales en place.

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Les lois sur la diffusion pornographique représentent un surmoi social qui instaure une ligne de démarcation, une frontière qui trace les limites du « divertissement pour adultes », et où s’arrête le territoire conforme, convenu et surtout public des valeurs positives masculines.

À partir du moment où les hommes virils sortent de l’enclos public des valeurs positives masculines, et s’installent dans l’espace fantasmatique de la pornographie, ils activent les figures de l’assujetissement, de l’asservissement, de l’avilissement, de la soumission, du sadomasochisme et de la dépossession de soi. Dans le contexte fantasmatique que propose la pornographie, plus les femmes en tant que sujets sont soumises et dépossédées de leurs corps, plus les valeurs négatives féminines sont exposées, voire verbalement énoncées.

Le plus étonnant est la rationalisation des fantasmes masculins qui, par le biais des thématiques que proposent désormais les sites pornographiques, rélève de l’effort à fixer les fantasmes sur un objet de désir en particulier. Les listes sont impressionnantes et offrent un état de tout ce qui est possible en terme de pratique sexuelle : des « lesbiennes » aux « blondes » en passant par « les gros seins », « les MILF », « les poilues », « les moustachues », etc. Le principe consiste à verbaliser des entités fantasmatiques. Nommer et délimiter les entités fantasmatiques permet d’objectiver les sujets / acteurs au même titre que des marchandises.

De ce point de vue, il n’est pas totalement irréaliste de comparer les mécanismes de la pornographie au Fétichisme de la marchandise (Karl Marx, Le Capital, Chap.4). Le fétichisme marchand consiste à générer le désir d’objet (création du désir) incarné par un objet de désir (objet occultant une hypothétique figure du manque) dont l’ultime objectif est de stimuler l’objet du désir (désir du désir, essence même du vouloir). Bref, la pornographie organise des séquences fantasmatiques en dehors de tout contexte relationnel régi par les valeurs morales contenues dans l’organisation politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.

La création du désir (le désir d’objet) consiste en premier lieu à dépasser l’économie normative qu’instaure le nomos (le droit, la loi) afin de souscrire à l’économie fantasmatique qui, elle, ne demande qu’à transgresser toutes les valeurs. Il est toutefois impossible de transgresser toutes les valeurs concernant notre espèce. Il faut une porte d’entrée, un point de départ, un repère dans l’espace de l’économie fantasmatique. Par conséquent, il est nécessaire de fétichiser la libido sous la forme d’un objet de désir, et telle une entité fantasmatique contenant la figure du manque sur laquelle se fixe la pulsion sexuelle (l’objet du désir). Le principe consiste à créer un environnement psychique incarnant un territoire où la transgression est autorisée. Le territoire délimité, l’imaginaire du sujet en prise avec la pulsion sexuelle peut ainsi franchir un seuil et s’installer dans l’économie fantasmatique de la pornographie, donc, librement transgresser les valeurs positives masculines consensuelles et encadrées qui structurent l’espace public. Moralité, et au même titre que le fétichisme de la marchandise, le fétichisme du désir contribue à nommer (rationnaliser) les fantasmes masculins afin de canaliser (objectiver) la pulsion sexuelle sous un mode masturbatoire.

Jean-Claude Milner enrichit cette proposition dans l’ouvrage collectif Sexualités en travaux : « L’entrée en possession par l’achat est censée rétablir le lien d’une matière nue aux qualités qui lui sont supposées. Dans la plupart des cas, l’adéquation espérée ne se 79confirme pas entièrement. Le plaisir sexuel n’échappe à la règle. La pornographie, bien entendu, vient à l’esprit, ainsi que la masturbation généralisée dans la société capitaliste, qu’elle implique un seul, deux ou un nombre illimité d’acolytes. Mais la même faille apparaît dans la rencontre la plus ordinaire. Le corps de l’un n’adresse à la perception de l’autre corps que des simulacres ; à cet égard, la théorie épicurienne de la perception demeure valide. Elle s’accorde aisément à la version séparative de la forme-marchandise. Le plaisir sexuel, quoique rendu possible par le modèle de l’usage, risque incessamment de s’abîmer dans la faille qu’y ouvre la saisie de l’usage par la forme-marchandise. »

Il n’existe pas de pornographie sans les médiums analogiques ou numériques qui la représentent : le judas optique, la cabine de strip-tease, le dessin, la peinture, la photographie, le cinéma, la vidéo. La pornographie veut se tenir au plus près de la pulsion sexuelle, voire de l’incontinence du désir, bien qu’elle reste une représentation d’ordre visuel et auditif. Par comparaison, le cinéma, la série télévisée, le documentaire ou le reportage représentent la réalité. Les objets et les contenus passent par le filtre de la médiation symbolique, par une histoire ou une narration qui, par ailleurs, s’arrange pour suggérer / couper les scènes sexuelles dont le but, contrairement à la pornographie, est justement d’organiser les représentations basées sur le nomos (droit, loi), donc, d’énoncer le bien et mal, le vrai et le faux, le beau et le laid en circulation dans l’espace public qui, par définition, influence, instruit et rythme en cadence l’antre domestique. Par ailleurs, et dans le cadre des productions cinématographiques, aucun film ne parvient à superposer un environnement psychique basé sur le nomos et l’économie fantasmatique de la pornographie — puisqu’il est moralement et idéologiquement impossible de confondre en termes de représentation le seuil incarnant les valeurs négatives incorporées par le féminin et propres à la dénégation masculine ; ce seuil qui sépare la soumission, la domination, la possession et la servilité « mises à nue » dans la pornographie des valeurs positives propres à l’unité du visible « idéale et vraie ».

Dans son documentaire Rhabillage, Ovidie se plaint des amateurs-pornographes qui ne font pas la différence entre le spectacle qu’offre la pornographie et « la vraie vie des actrices porno ». En outre, et contrairement aux anciens hardeurs félicités comme des héros pour leurs exploits sexuels, les actrices sont systématiquement rejetées et jugées négativement au sein de l’espace public. Les anciennes hardeuses subissent les effets de la société capitalo-porno-pharmaco-patriarcale, l’identité professionnelle suffit à révéler le seuil des valeurs négatives féminines. Ce genre de stigmate qualifie une des manières dont les femmes sont dépositaires des valeurs négatives ; et instruit d’emblée les façons dont les femmes se doivent de masquer (voiler, dissimuler, maquiller) ces valeurs au sein de l’espace public.

La réponse du féminisme pro-sexe, comme par exemple avec la cinéaste Maria Beatty, est d’engager la pornographie féministe dans le B.D.S.M. (Bondage, Soumission, Domination, Sadomasochisme). Dans ce type de production, la monstration du plaisir sexuel ne se désolidarise jamais d’une verbalisation de la soumission et de la domination — telle une critique de la domination masculine absorbée et assimilée sous la forme d’un récit et d’une esthétique soignée. Notons au passage que le B.D.S.M. théâtralise la soumission et la domination en y mêlant la sublimation esthétique et la subversion politique, et telle une 80érotisation de la souffrance dont le nom est l’algolagnie. De ce point de vue, ce type de films pro-sexe renvoit à une politique de la soumission et de la domination au sein de l’économie fantasmatique a priori réservée à la transgression masculine — dont l’objet est d’exposer les figures morales de l’avilissement, de la déchéance, de la dégradation, de la souillure et de l’impureté. Moralité, en tant qu’image de la pulsion sexuelle et représentation du rapport sexuel, la pornographie n’est-elle pas finalement le théâtre où s’exercent et s’exposent l’origine des politiques de l’empire (esthétique) de la domination ? En définitive, si nous n’avons pas matériellement accés à « la vérité de l’être de l’unité masculine » logeant dans l’éther de la métaphysique comme dans les stratosphères de la religion — bien qu’efficiente en terme de représentativité publique et d’incarnation « transparente et historique » pour la gente masculine — il est en revanche possible d’examiner les valeurs négatives féminines se déployant conceptuellement et visuellement au cœur de la pornographie. Dans ce cadre très formaté le débat sur l’économie des rapports de force entre le féminin et le masculin s’engage.

Dans Sexualités en travaux, Jean-Claude Milner nous éclaire sur l’usage, apparemment catégorique, des corps :

« Dans le second cas, l’analyse change du tout au tout. De nos jours, l’opinion incline de plus en plus à penser que l’inégalité est inséparable de l’acte sexuel en soi, serait- il librement consenti. Mais elle ajoute que certain êtres parlants sont d’avance voués à occuper la position du plus faible : femmes par rapport aux hommes, enfants par rapport aux adultes, socialement ou physiquement faible par rapport aux forts. Là se découvrait donc un secret permanent et terrible de la survie de l’espèce : les exigences de cette dernière risque de contredire, immanquablement, les droits des êtres parlants.

Tout se passe comme s’il avait fallu un cas de contrainte particulièrement criant pour révéler ce qu’il en est, non pas de la contrainte sociale, mais bien du coït en tant que tel. Weinstein n’est pas exceptionnel, il met à nu la règle générale. »

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Si la maxime veut que le sexe et l’argent fassent tourner le monde, et si la pornographie reflète un pan de la domination sexuelle mâle et animale, il n’y a aucun doute concernant l’argent et le fait qu’il incarne la figure de la possession. En d’autres termes, si la propriété découle du désir de dominer instaurant le droit de posséder, elle demeure néanmoins une invention humaine passant par la marque d’un contrat se référant à un moment ou à un autre à l’usage soumis à la valeur. Que cela concerne le foncier, l’immobilier, le mobilier, les objets d’art ou manufacturés, le corps ou le vivant, posséder est le moyen de dominer par le biais de l’argent — du moins dans nos sociétés marchandes. Vérité de La Palice, la domination et la possession sont les organes de l’empire du sexe et de l’argent.

Concernant notre espèce, la maîtrise et le contrôle d’un territoire se rapportent autant à établir des frontières qu’à acheter un arpent de terre sur lequel se trouve une propriété, par définition privée. Le chimpanzé domine un territoire mais il ne le possède pas au même titre 81qu’un propriétaire terrien. Les questions relatives à l’espace public et à la propriété privée n’ont aucun sens pour nos primates. Le chimpanzé n’investit qu’une strate du territoire qu’il domine, alors que l’homme parvient à détruire toutes les strates de la biodiversité. L’empire esthétique fonde ses pouvoirs sur des régimes de possession qui, naturellement, renforce les appareils de domination, et ce autant sur la faune et la flore que sur ses propres congé- nères. Par ailleurs, la combinaison entre des régimes de domination et de possession a permis d’engendrer deux unités spatiales fort problématiques, l’une étant réservé tant aux femmes qu’aux hommes : l’espace privé, notamment domestique et par définition privatif ; l’autre étant l’espace public réservé aux hommes et consacré aux luttes de prestige poli- tiques, sociales, économiques, religieuses, culturelles, ethniques — espace certes traversé par les femmes mais sous certaines conditions.

La répartition se fonde sur des valeurs positives masculines et des valeurs négatives fémi- nines. Ces valeurs vont non seulement organiser la place des corps dits masculins ou dé- signés féminins au sein de l’espace public, mais elles vont de surcroît impliquer de quelle manière les corps doivent paraître, apparaître et parader ; le tout ayant pour fonction d’opérer un contrôle sur le comportement des hommes (soumis à la masculinisation) comme une maîtrise du corps des femmes (soumises à la féminisation). Dans le domaine public, les dimensions esthétiques de l’apparence sont cruciales, et j’oserai dire qu’elles tissent, au même titre que les chaînons d’une cotte de mailles, les relations entre le sexe, le genre et la sexualité, comme elles renforcent les distinctions entre le sexe, la race et la classe. C’est la raison pour laquelle un homme s’habillant en femme dans l’espace public produit encore un profond malaise, car ce n’est pas seulement une sympathique et joyeuse inversion du genre dont il s’agit, mais bien d’un acte qui, au sein même des apparences, sape les principes de la société patriarcale qui fonde son discours sur « la vérité de l’unité masculine » soumise à des transgressions / réalisations, des dépassements / incarnations et des mutations / repré- sentations selon un certain ordre.

Depuis soixante ans, le féminisme critique et intègre en toute conscience les valeurs positives masculines. La distribution des rôles, la répartition des tâches, la distance femme-homme, la distinction sociale aussi, devraient s’équilibrer sur la base d’une transvaluation — tel un un partage des valeurs de part et d’autres, donc, telle une dissolution pure et simple des valeurs positives masculines et des valeurs négatives féminines. Il reste que la résistance est structurellement immense. Tout est enchevêtré, jusqu’aux unités spatiales privées ou publiques qui désignent des formes de possession ou des états de la domination. Selon l’environnement, le décor, le contexte et la situation nous adaptons nos manières d’être et réglons nos comportements ; vient ensuite l’apparence à laquelle nous nous conformons.

X – VOUS AVEZ DIT QUEER ?

Queer. Q.U.E.E.R. Le mot queer est apparu durant les années 80 aux États-Unis. Queer est un mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu ». Le mot queer est en premier lieu employé dans la littérature anglo-américaine sans connotation péjorative puis passe au stade d’une insulte qui marginalise les individus dits déviants. Sont qualifiées Queer les personnes ayant une attitude non-conforme, et qui, dans leur chair, se distinguent de la norme sexuelle imposée par les sociétés hétéro-patriarcales. Les militants de la cause homosexuelle se sont toutefois réapproprié le mot Queer et l’ont positivé au même titre, par exemple, que les Blacks Panthers s’interrogeant dans les années 60 sur les significa- tions opposés des mots « negro » et « black » ; « negro » représentant l’esclave noir, alors que « black » incarne un noir américain, libre et activiste.

La réappropriation radicale et définitive du mot « queer » fait consensus et apparaît sponta- nément dans les communautés LGBT (Lesbiennes, gay, bisexuelles, trans). Il reste que ce concept appartient à un moment de l’histoire du féminisme. Ce sont surtout les féministes américaines qui s’attaquent au problème en élaborant « les théories du genre » (gender stu- dies). Les féministes outre-atlantique opèrent une déconstruction et établissent des diffé- rences entre le sexe mâle-femelle, le genre masculin-féminin et la sexualité des hommes et des femmes (hétéro, homo, bi, asexuée, etc). À partir de ces distinctions critiques, il est désormais possible pour chacun.e d’accéder à d’autres critères et d’autres manières de se percevoir en tant que sujet dans une société basée sur une idéologie patriarcale — le patriar- cat étant associé à la loi du père comme à Dieu le Père.

Pour le dire simplement, les féministes américaines observent que les femmes du monde entier malgré leur supériorité en nombre représentent en acte et en droit une minorité poli- tique, sociale, économique et culturelle. L’objectif politique du féminisme-queer consiste alors à réunir toutes les minorités considérées dans le monde hétéro-capitalo-pharmaco-patriarcal comme inférieures, invisibles, marginales. Ainsi le mouvement L.G.B.T.+ rassemble toutes les orientations sexuelles et les identités de genre. Toutefois, néanmoins et cependant, et outre le sexe, le genre et la sexualité — la race et la classe (sociale) sont aussi des catégories qui instruisent pleinement le mouvement queer, notamment en embrassant le rejet des minorités dites visibles, des prostitué.e.s, des handicapé.e.s, des personnes obèses ou anorexiques…

Le sexe, le genre et la sexualité comme le sexe, la race et la classe sont deux groupes de concepts qui fondent les luttes féministes-queer. Le sexe, le genre et la sexualité instruisent des questions se rapportant aux orientations sexuelles comme aux identités de genre, et ceci, telle une personne née homme s’identifiant à une femme (identité de genre) tout en étant bisexuelle (orientation sexuelle). Le sexe, la race et la classe désignent aussi des personnes soumises simultanément au sexisme, au racisme et la distinction de classe, donc, des personnes susceptibles de subir toutes les formes de discrimination, et telle une femme noire fille d’ouvrier (race, sexe, classe). D’autres part, les luttes queer sont incarnées différemment selon les interlocuteurs. Certains diront qu’ils sont non-binaires, d’autres genderqueer ou genderfluid, ou d’autres féministes intersectionnels, etc.

En reprenant la terminologie féministe, nous pourrions encore déplier les préoccupations des « genderqueer / non-binaires / intersectionnels » de la manière suivante : le sexe renvoie aux aspects biologiques du corps et au couple mâle-femelle comme aux personnes intersexes ; le genre reflète les mécanismes idéologiques d’une société donnée et la façon dont le sexe sera qualifié au masculin ou au féminin, sur cette base l’individu est renvoyé à la culture de la virilité ou à la culture de la servilité ; quant à la sexualité elle désigne l’ensemble des pratiques sexuelles (hétérosexuelles, homosexuelles, bisexuelles, asexuelles, pansexuelles, etc.). Il est donc possible pour un individu né homme de se déclarer du genre féminin (ou de se dire femme) tout en étant asexuel, ou bien, pour un individu né femme de se proclamer sans genre (ni homme ni femme) tout en étant bisexuel, etc.

Depuis trente ans, le mouvement queer engendre et accueille une myriade de mouvements artistiques qui sont autant de moyens d’actions et de revendications incarnées par la drag queen ou le drag king, ou passant par les biais du voguing ou du waacking, sans compter toutes les expériences émancipatrices, artistiques et festives autour du féminisme, de la décolonisation ou des systèmes de croyances. En définitive, l’enjeu est d’inventer son propre genre comme de sublimer sa propre sexualité, de fabriquer sa propre religion comme de créer sa propre identité culturelle. Il s’agit de présenter un sujet en mutation débarrassé du carcan de l’hétéronormation, d’incarner sa vérité, sa réalité et son existence riche et complexe au sein même des apparences.

Il reste un dernier terme qui n’est autre que l’apparence. Comme je l’ai noté dans le texte sur Judith Butler, l’apparence qui convient le mieux à l’idéal queer est l’androgynie — un terme par ailleurs repris pour qualifier « l’apparence » gender bread pour la population non-binaire.

Toutefois, nos corps autant que le poids de l’hétéronormation contredisent explicitement cet idéal. Non qu’une femme ou qu’un homme ne puisse instaurer un « trouble dans le genre » en employant toutes les solutions esthétiques et chirurgicales à disposition. Cependant, la personne en question s’appuiera sur des référents esthétiques propres à l’apparence (à l’apparaître, au paraître, à l’apparat et à la parade) qui, en grande majorité, est genrée.

L’apparence (l’apparaître, le paraître, l’apparat ou la parade) n’est pas un concept accessoire, elle concentre toutes les inventions comme toutes les tensions possibles au sein de l’espace public préservant la dichotomie qu’impose l’hétéronormation. Par conséquent, les individus qui désirent subvertir le genre font aussi appel à des référents esthétiques propres au style hippie, punk, garage, gothique, métal, hipster, normcore, etc. ou détournent et réinventent la mode hétéro-people, religieuse, culturelle, ethnique, etc.

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Depuis les années 1960, les femmes occidentales empruntent unilatéralement à l’apparence masculine afin de se désolidariser de la féminisation et du jeu des apparences au féminin.

Tout en préservant une partie de leur féminité, cet emprunt destine les femmes à entrer dans la compétition de l’unité du visible au masculin. Ce coup de force esthétique a permis aux femmes de se fondre plus facilement dans l’espace public réservé aux effets de manche des hommes. Cet emprunt est aussi le signe d’une plus grande mixité. Il instruit à son tour de nouvelles fictions du genre dans l’espace public, il permet de révéler ou de revendiquer « son for intérieur » comme l’effort de « persévérer dans son être » au sein même des apparences publiques.

Queer.Code.Blue.Monday, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Les faits sont explicites : du scandale que provoque Marlene Dietrich en pantalon au début des années 1930 à la généralisation du port du pantalon chez les femmes dans les années 1960 ; de l’appropriation des vestes, des chemises et des accessoires réservés aux hommes par les femmes à partir des années 20 jusqu’à nos jours ; sans perdre de vue que toutes ces femmes composant avec l’uniforme masculin s’exposent avec des parures féminines, de soyeux brushing, des maquillages sophistiqués, des hauts talons, etc. Depuis cent ans les femmes sont à la recherche d’une mixité entre le féminin et le masculin. Moralité, la moitié des femmes sur terre incarne au sein même des apparences un moment de la transvaluation propre à l’actuelle pensée queer. Bien entendu, et jusqu’à ce jour, les hommes restent plus ou moins coincés dans leurs uniformes.

Par conséquent, l’apparence humaine induit une esthétique basée sur des canons de beauté se logeant au cœur de toutes les civilisations sans exception. Ces canons de beauté se référent à la mise en place de critères corporels et vestimentaires propres à séparer les hommes des femmes tout comme à distinguer le bien du mal ou le vrai du faux — raison pour laquelle l’apparence en son sens le plus trivial est à prendre très au sérieux, elle participe tout autant de l’art et de l’esthétique que des distinctions politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses, ethniques. D’un autre coté, la répartition des critères corporels engageant la sélection ainsi que l’organisation des usages vestimentaires conditionnant le comportement des femmes et des hommes s’appuient sur le voile de la connaissance (plié ou déplié en ses multiples détails langagiers et options symboliques). Enfin, ces régimes de visibilité renvoient systématiquement les femmes et les hommes à la culture de la servilité ou à celle de la virilité au sein même des apparences.

L’apparence participe peu ou prou au désir de dominer comme au droit de posséder. Elle renvoie pleinement à un état de l’existence consistant à « persévérer dans son être » comme l’expose Spinoza dans L’Éthique. Il s’agit toutefois de muter au sein même des apparences dans l’enclos public hétéro-patriarcal lui-même dépendant d’un mode d’existence social basé sur la rivalité comme en témoigne les thèses de René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, ou basé sur des luttes de prestige encadrées par des complicités réconciliatrices comme le suggère Frans de Waal dans Le bonobo, Dieu et nous — sachant que les femmes et les hommes recherchent au sein de la religion ou du surnaturel (nature et morale), de la métaphysique (raison et logique) ou de l’extraordinaire (histoire et esthétique) une porte de sortie au-delà des apparences comme le note à son tour Arthur Schopenhauer ; une recherche incorporant une série d’actions qui, justement, conditionnent à son tour le jeu des apparences.

XI – LOGIQUES TERNAIRES

Il y a quelques temps j’ai collecté des formules participant de vérités ternaires, je les livre ici pêle-mêle en guise d’introduction : père, fils, saint- esprit ; Melchior, Balthazar, Gaspar (Les rois mages) ; vini, vidi, vici ; travail, famille, patrie ; liberté, égalité, fraternité ; bleu, blanc, rouge ; black, blanc, beur ; tiers-état, clergé, noblesse ; ainé, cadet, benjamin ; glace, eau, va- peur ; animal, végétal, minéral ; matière, forme, esprit ; passé, présent, futur ; enfant, adulte, vieillard ; thèse, antithèse, synthèse ; longueur, largeur, hauteur ; scénario, cadrage, montage ; unité de temps, de lieu, d’action ; début, milieu, fin ; premier plan, second plan, arrière plan ; jaune primaire, magenta, cyan ; 1ère, 2ème, 3ème dimension ; point, ligne, plan (Vassily Kan- dinsky) ; Pierre, Paul, Jacques ; Riri, Fifi, Loulou ; Croquignole, Ribouldingue, Filochard (Les Pieds Nickelés) ; du vin, du pain, du boursin ; du bon, du beau, dubonnet ; Le bon, la brute et le truand ; sex, drug & rock and roll ; sea, sex & sun ; travail, amour, argent (horoscope) ; luxe, calme, volupté ; amour, gloire et beauté ; bien fait, mal fait, pas fait (Robert Filliou) ; abstraction, compression, dilatation (Jean-Luc André) ; signifiant, signifié, référent (Ferdinand Saussure) ; opinion, croyance, raison (Baruch Spinoza) ; apparence, manière, décor (Goffman Erving) ; agriculteur / marchand, prêtre, guerrier (Georges Dumézil) ; signe, objet, interprétant (Charles Sanders Pierce) ; percept, concept, fonction (Gilles Deleuze) ; etc.

Maintenant tentons un croisement entre quelques disciplines se rapportant aux sciences humaines. Commençons par énoncer la synthèse issue du philosophe G.W.F. Hegel que nous avons exposée dans la série de textes Fuck Patriarcat : nature, raison, histoire ; puis, comme nous l’avons esquissé plus haut, les disciplines couvrant en partie les sciences humaines sont le féminisme, la psychanalyse, la sociologie, l’épistémologie (foucaldienne) et la philosophie matérialiste. En sa version constructiviste, le féminisme renvoie au sexe (mâle-femelle), au genre (masculin-féminin) et aux sexualités (pratiques sexuelles) ; en sa version « décolonisatrice » il s’appuie sur le sexe (sexisme), la race (racisme) et la classe (distinction de classe). Il en est de même pour la sociologie reprenant une partition en trois termes avec les corps / apparences (individuelles) et les agents / comportements (sociaux) en prise avec des contextes / environnements (sociétaux). C’est égal pour la psychanalyse avec le ça, le moi et le surmoi — trois catégories établies par Sigmund Freud ; ou sous une autre forme avec Jacques Lacan et le réel, le symbolique et l’imagi- naire. Dans l’ouvrage Les mots et les choses, Michel Foucault explore les trois champs qui structurent la pensée durant l’âge classique : de l’histoire naturelle à la biologie, de la grammaire générale à philologie historique et de l’analyse des richesses à l’économie politique. Enfin, l’analyse actuelle des conditions d’existence de notre espèce s’inscrit dans le cadre d’une visée à la fois darwinienne, athée et matérialiste.

Si nous reprenons et fusionnons tous les termes des disciplines en question, nous constatons des co-évolutions, telles un collier de données séminales et similaires entre le sexe, le corps, le ça, le réel, la biologie et les points de vue darwiniens => nature. Dans un deuxième temps, la logique se poursuit avec la race en tant qu’invention ou le genre en tant que ligne de démarcation, l’agent comme donnée sociale, le moi en tant que conscience, le symbolique comme signifiant, puis le discours du maître et les visées athéistes du devenir de l’espèce humaine => raison. Selon les principes qui mènent au troisième terme de la synthèse, la nature et la raison sont encapsulées dans la classe politique, économique, sociale, culturelle, religieuse, ethnique ; puis, dans la société comme fait, événement ou phénomène social ; puis, sous contrôle du surmoi, de l’interdit familial et moral, et de l’imaginaire exposant des représentations combinées ou des énoncés collectés ; enfin, elles sont soumises à l’économie des rapports entre les classes en sa version matérialiste et finalement marxiste => histoire.

Ou pour le dire autrement : sur la base de co-évolutions théoriques il s’agit de présenter des logiques ternaires qui pointent l’existence d’entités pulsionnelles (sexe), individuelles (corps), physiques (biologie), psychiques (ça) ou inaccessibles bien que concrète (réel) se référant explicitement à la nature ; puis, avec le second tiers, de tracer des lignes de conduites (rêvées ou savantes) entre les identités racisées, les identitiés de genre, les individus, les consciences et les signifiants au sein des discours et des représentations de la raison, voire de l’entendement, de la croyance ou des opinions, qui dissocient et distinguent le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid, etc. ; enfin, en tant qu’histoire et troisième tiers, il s’agit d’exploiter un plan regroupant les classes (système de classes, de castes, de clans, de tribus, de partis, etc.), les sociétés (de marché, monarchiques, oligarchiques, etc.), le surmoi (familial et par essence institutionnel), la sexualité orthonormée (par définition hétérosexuelle), les systèmes de croyance (religions, sectes, etc.) propres à l’imaginaire (collectif), et les techniques de gouvernements exploitant d’un point de vue économique les populations.

Nous pouvons également confronter ces logiques ternaires à d’autres triangulations. Par exemple, la morale, la logique (le juridique) et l’esthétique sont également des concepts renvoyant la nature aux objets de la morale (bien et mal), et notamment au maintien du corps (biologie), au contrôle des pulsions (sexe, ça) comme à la maîtrise des contingences (réel) qui engagent l’institutionnalisation de l’hygiène, la création de la police des mœurs, l’anticipation des exaspérations collectives comme des catastrophes naturelles. Il en est de même pour les logiques qui prennent part au travail de la raison, et ce de manière ju- ridique (vrai ou faux), donc, qui renvoient à tous les discours d’opinion (doxa) ou de vérité (épistémè) sur la race, le genre, l’agent, et le sujet (de la psychanalyse en tant que « sujet de l’énonciation » et non « sujet de l’énoncé », et par voie de conséquence, en tant que pro- duteur de signifiants), là encore, afin d’en maîtriser l’issue et d’en exacerber les contours.

Enfin, l’esthétique prend racine au cœur des mythes, des religions, des cultures et des civilisations qui, à leur tour, ancrent l’entendement, l’opinion et la croyance chargées de traits de caractères, de styles, de mœurs, d’usages et de coutumes propres à une classe d’ordre politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique ; à une société tri- bale, autocratique, démocratique, etc. ; à une sexualité hétéronormée ou libérée ; à un surmoi structuré par la loi du père, de Dieu le père ou de la patrie comme à un imaginaire par définition collectivement structuré ; et enfin, à la gestion biopolitique des populations.

Psycho. Billy. Thomas. Fontaine, affiche, 94 X 129 cm, 2018

Comme le veut la célèbre formule de Walter Benjamin « L’histoire est écrite par les vainqueurs » ; raison pour laquelle l’histoire se réfère à l’esthétique des vainqueurs qui indique, signale, signifie, énonce, montre et instruit les principes (moraux) comme les axiomes (logiques et juridiques) des conquérants (superprédateurs) / colonisateurs(supercoopérateurs).
En d’autres termes, ce qui apparaît comme un mode d’existence, et qui ordonne le beau et le laid, le bon ou le mauvais, le désirable ou le méprisable en un sens moral et logique dans les imaginaires, les classes, les sociétés, les sexualités et les populations, a pour effet de déterminer le sens de l’histoire — ayant pour fin de rassembler tous les débats autour du bien et du mal (moral), du vrai et du faux (logique / juridique) renforçant le bon et le mauvais (esthétique).

Il faut entendre que l’esthétique produit l’histoire, ou si vous voulez, que l’histoire est le produit de l’esthétique. Car les faits et les événements en tant que phénomènes sont tous susceptibles d’instruire les récits d’une classe, d’une société, d’une sexualité, d’un surmoi, d’un imaginaire ou d’une population. Par conséquent, l’apparaître, le paraître, l’apparat ou la parade sont au sein même des apparences les instruments des déterminations, des particu- larités ou des idiosyncrasies promouvant l’histoire des discours et des représentations. En d’autres termes, si l’esthétique se rapporte en premier lieu à l’étude du sensible, donc, aux sens et à la perception ; dans un second temps, et lorsque les phénomènes affectent nos perceptions sensibles, l’esthétique des faits et des événements crée des formes qui renforcent le sens d’une histoire (individuelle et collective), donc, prescrit l’orientation, le but, la direc- tion à suivre concernant l’organisaton politique, le contexte économique, la situation sociale, l’expérience religieuse, l’usage culturel, l’enracinement ethnique.

L’histoire est le produit de l’esthétique lorsque qu’une fille Kardashian à des milliers de fol- lowers sur Instagram parce qu’elle s’est fait botoxer la lèvre supérieure ; lorsque qu’un défilé militaire bien orchestré saisit les esprits d’une foule décervelée ; lorsqu’un tsunami s’abat sur une ville et offre le spectacle de la désolation et de la mort ; lorsque la réthorique politique engage le peuple à voter ou à se mettre en grève ; lorsque qu’une femme qui ne porte pas le hidjad est condamné à 140 coups de fouets ; lorsque le langage fleuri de Donald Trump qualifie sa relation aux femmes ; lorsque que François Fillon se fait « niquer » avec des cos- tumes Arnys ; lorsqu’un sextoy reprend le design et la couleur de robots ménager ; lorsqu’une femme ou un homme se reproduisent avec un.e partenaire pour ses qualités corporelles comme pour ses fleurs de bouche ; lorsque qu’un directeur de centre d’art fait des choix esthétiques en regard de l’aristocratie financière internationale ; lorsque le choix d’un bouton de porte d’armoire de salle de bain devient cornélien ; ou lorsqu’une phrase du maître Hegel résonne comme une énigme grecque ; etc.

Enfin, il ne faut pas se méprendre sur les conceptions qui renverraient le beau et le laid dans les oubliettes de l’histoire de l’art. Comme nous l’avons constaté durant ces pérégrinations, l’esthétique se rapportant à la beauté et à la laideur en son sens le plus trivial est ancrée dans les mœurs et sur tous les continents. En outre, si la culture, soit disant savante, de la upper class institutionnelle et financière ne veut plus en entendre parler (quoique nous trouvons beaucoup de « Monsieur Jourdain » à la fois spontanés et incultes en ce domaine), et ce parce qu’elle voudrait s’en tenir à l’éthique (le bien ou le mal exposé) et à la vérité (le vrai ou le faux énoncé), c’est pour masquer qu’elle substitue ces jugements esthétiques sur le beau et le laid par ce qui est désirable ou méprisable, bon ou mauvais pour elle. Bref, retour à la case départ et aux goûts des classes dominantes (politique, économique, sociale, 90religieuse, culturelle, ethnique) s’imaginant produire une histoire universelle au-delà des faits, des événements et des phénomènes. Moralité, si l’histoire est le produit de l’esthétique ; et bien, la vérité (logique / juridique), elle, est le produit d’une lutte sans merci au service d’une esthétique ; enfin, l’éthique (morale) n’est finalement que le résultat, une abstraction au service de la métaphysique d’un genre, de la reproduction d’une classe, de l’édification d’une race et de la promotion d’une pratique sexuelle. Le présent renversement a bien entendu pour objet de remettre à sa place la morale, souvent convoquée comme paravent et raison première de l’action politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.

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Je vais à mon tour spéculer sur les vérités ternaires et proposer une lecture s’appuyant sur la nature, la raison et l’histoire. Les dix textes composant cet ouvrage tentent d’expo- ser trois phénomènes solidement ancrés dans les sociétés humaines. Le premier concerne les conditions d’existence de notre espèce fondées sur l’organe moral (chimpanzé), donc, basées sur une hiérarchie qui organise la procréation et la survie animale sur un territoire donné comme nous l’avons imaginé avec Frans De Waal. Nos manières d’agir, de dominer et de posséder sont à la fois plus raffinées et plus dissimulées que celles des chimpanzés, elles correspondent par ailleurs à des formes de hiérarchie que j’exposerai dans une autre série de textes. Il reste que nos comportements sont irréductiblement soumis à des luttes de prestige, des luttes ayant principalement lieu entre mâles comme nous le constatons avec nos hommes politiques, et ce, à l’origine, pour assurer égoïstement sa descendance comme pour contrôler, maîtriser, voire conquérir un territoire dont l’objet est d’assurer la survie d’un groupe social ou d’une communauté — d’une famille à une société toute entière.

Dans un second temps, notre accès au symbolique (langage) nous permet de mettre en scène des représentations de toute nature et de tout ordre comme nous l’avons vu avec Malinovski. Les systèmes de croyance engendrent des récits sur lesquels des communautés se fondent. Mythiques ou religieux, ces récits convoquent le surnaturel (nature), la trans- cendance (raison) et l’extraordinaire (histoire) afin d’instruire des conduites morales très concrètes et propres à la survie d’un groupe social ou d’une communauté. Le paradoxe est qu’il faille convoquer des entités transcendantes afin d’établir des lois morales, des logiques juridiques, des codes d’honneur, des rituels initiatiques, etc. qui orienteront les actions quoti- diennes de chaque membre (sujet et agent) d’une communauté (race, genre, classe, sexua- lité). Le passage d’entités transcendantes à des conduites quotidiennes a explicitement pour but de donner un sens comme une place à chaque membre. Ici prennent corps les logiques ternaires impliquant des corps (nature — bios) ayant accés à la transcendance par le biais des fictions langagières (raison — psukhè) au sein d’enjeux collectifs (histoire — koinonikós) qui, au final, permettent à l’agent en question de se saisir en tant sujet particitant à l’évolution des sens (identité de genre, orientation sexuelle) et à la construction du sens (identité raci- sée, distinction de classe).

Enfin, et en regard de l’organisation patriarcale des chimpanzés, les hommes ont reproduit les rapports de force qu’instruisent les mâles chimpanzés avec les mâles plus faibles comme avec les femelles. Là encore, le raffinement propre à notre espèce a su voiler les relations de pouvoir qui existent entre les hommes, les femmes et les plus faibles. De ce point de vue, et même si elles sont inscrites noir sur blanc dans le grand registre des libertés fondamentales de l’empire esthétique (humain), les luttes pour l’égalité femme-homme sont loin d’être acquises.
Dans toutes les régions du monde elles sont sciemment ignorées du fait que la tra- dition (religion, mythe, métaphysique, idéologie, culture, ethnie) impose ses lois ancestrales structurées par l’organe moral (chimpanzé). Par voie de conséquence, l’organe moral (chim- panzé) est l’infrastructure qui continue d’animer l’empire esthétique (humain). D’un autre coté, les logiques ternaires contribuent à maintenir des modes d’existences fondées sur la domination et la possession ainsi que sur la rivalité impliquant les luttes de prestige.

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L’impérieuse influence de l’organe moral sur les logiques ternaires est par ailleurs décrite dans l’ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard. Notre auteur dessine la trame qui structure une bonne partie de la littérature depuis Cervantes — voire, comme nous allons l’énoncer de suite, depuis le Mythe d’Hélène où s’expose la rivalité entre Pâris le Troyen et Ménélas le Grec. Ici, la trame du mythe s’enracine dans un jeu entre trois acteurs, et notamment entre une femme et deux hommes. Concernant la trame du romanesque, la question de fond de René Girard repose sur la création du désir d’objet, et notamment sur la manière dont le désir est fabriqué de toute pièce.

En outre, et dans le cadre d’une intrigue, la création du désir tient au fait qu’il faille accéder à un « tout » à la foi inaccessible et non-partageable (l’objet du désir, essence du vouloir). À partir du moment où ce « tout » est désigné — un « tout » mêlant les ingrédients de la morale (rivalité et lutte de prestige), de la logique et du juridique (ordre du discours et discours de la raison) et de l’esthétique (idéal de beauté et histoire sublimée) — une lutte à mort s’engage entre deux hommes pour obtenir un « tout » représentant autant l’amour et le coït reproducteur qu’un royaume, un magot, voire l’accès à Dieu himself, et ce, par le biais d’un objet de désir.

Dans le cadre des vérités romanesques, l’héroïne du mythe ou du roman est une interface (un objet de désir) qui délimite et fixe la lutte entre deux mâles qui se disputent un « tout » indivisible et non-partageable. En d’autres termes, les luttes de prestige renvoient autant à deux chimpanzés se disputant le titre de mâle dominant, comme à deux collectionneurs dans une salle des ventes se disputant à coup de dollars une œuvre d’art originale et authentique.

La nuance veut que le grand singe domine afin de se reproduire avec toutes les femelles du groupe, alors que pour nos chimpanzés-collectionneurs c’est l’acte de posséder qui permet de dominer, le temps d’un cocktail mondain, un groupe social. Par conséquent, la rivalité qui engendre la lutte de prestige prend corps lorsque deux protagonistes désirent le même objet dont la valeur intrinsèque renvoie à l’au-delà des apparences (politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, mythiques). Toutefois, René Girard remarque que le désir de l’un est créé par les motivations de l’autre. À ce titre, il expose le moment d’identification du rival provoquant l’incontinence du désir :

« La contagion est si générale, dans l’univers de la médiation interne, que tout individu peut devenir le médiateur de son voisin sans comprendre le rôle qu’il est en train de jouer. Médiateur sans le savoir, cet individu est peut-être incapable lui-même de désirer spontanément. Il sera donc tenté de copier la copie de son propre désir.
Ce qui n’était peut-être chez lui, à l’origine, qu’un simple caprice va se transformer en une passion violente. Chacun sait que tout désir redouble de se voir partagé. »

Au cœur des conquêtes amoureuses comme des séductions politiques, l’implacable logique du désir exacerbe les conflits débouchant systématiquement sur des luttes de prestige. Ce n’est pas une nouveauté, nous tentons dans le même temps d’exacerber la rivalité comme de déporter les conflits qu’elle induit de toutes les manières possibles (des rapports de force diplomatiques aux sanctions économiques, de la lutte syndicale à la grève générale…), et ce en compagnie de toutes les formes de substitut possible (des jeux du stade à l’alcoolisme, des achats compulsifs à la consommation de séries B…). Moralité, le conflit (réel, symbolique ou imaginaire) destructeur, réconciliateur ou créateur est nécessaire tant à l’évolution des individus qu’à l’expansion des sociétés elles-mêmes.

Selon Michel Foucault, la forme la plus manifeste du conflit est la parrêsía, le dire vrai — au péril de sa vie. Au sien des sociétés occidentales hyperconnectées, ce mode du dire semble avoir disparu au profit d’une rhétorique belliqueuse bénéficiant de surcroît de la distance médiatique. Dans les autres états ou « démocratures », nombreux.ses sont en prison ou condamné.e.s à mort.

Il existe un point d’achoppement durant lequel « l’esthétique de la rivalité » souscrit à une crise. Ce moment n’est autre que les points d’impact de la violence. Violence qui, par ailleurs, n’est pas seulement spectaculaire en sa médiatisation forcément esthétique, elle est aussi sourde, invisible et interne à la corruption politique, à la dégradation économique, à la précarisation sociale, au fanatisme religieux, à l’élitisme culturel, au repliement communautaire. En définitive, tout le génie humain se focalise sur la gestion des conflits et la création de stratégies inhibantes, donc, sur l’instauration de médiations permettant de résorber la pulsion morbide ou de canaliser l’appétit sexuel afin d’ostraciser la violence. Car la violence est l’effectivité elle-même, le réel non médiatisée.

Nous pourrions également nous référer à « l’esthétique des conflits » soumise à la rivalité comme au prestige lorsque l’on parle d’identité religieuse renvoyant au massacre des Rohingyas musulmans par les Birmans bouddhistes ; ou bien d’identité nationale se rapportant aux conflits entre l’Ukraine et la Russie ; d’identité ethnique lorsqu’a lieu au Rwanda le génocide des Tutsis ; d’identité racisée lorsque l’amérique blanche exprime son racisme endémique en stigmatisant les noirs américains ; d’identité de genre lorsqu’un gay se fait tabasser par une bande d’homophobes ; d’identité sexuelle lorsque dans le cadre des violences conjugales une femme meurt sous les coups de son mari ; d’identité régionale lorsque des supporters d’équipes de foot règlent leurs comptes à coup de batte de baseball ; d’identité de classe lorsque Les Gilets Jaunes dégradent le Fouquet’s ; etc. L’identité est une construction symbolique basée sur les fictions langagières de l’opinion, de la croyance et de la raison désignant les uns (bons, honnêtes et beaux) contre les autres (mauvais, menteurs et moches), et réciproquement. L’identité est une interface (logique / juridique) entre l’organe moral (chimpanzé) et l’empire esthétique (humain), elle fixe les luttes dans un cadre légitimant la violence. Bref, comment faire évoluer les fictions (meurtrières) que génèrent les formations de l’identité ?

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Poussons plus loin l’investigation esthétique. En croisant le besoin du chimpanzé et le désir humain en ses manifestations à la fois physique et psychique, nous pourrions dans un moment d’abandon total renvoyer les logiques ternaires aux trois moments de la lutte de prestige dont l’objet est de réaliser (réel), de verbaliser (symbole) et de représenter (imaginaire) un récit à la fois individuel et collectif. Concernant notre espèce, la lutte de prestige convoque un état de la transcendance sous la forme d’une nécessité propre à la pulsion morbide et vitale (nature) qui, du point de vue du mensonge romantique, prend corps dans les mots du sujet (de la psychanalyse) et de l’agent (en tant que donnée sociale) comme dans les discours sur l’identité de genre et l’orientation sexuelle ou sur les identités racisées et la distinction de classe. En d’autres termes, l’accès aux fictions langagières (opinion, croyance, raison) n’a pas d’autres but que de voiler et de dissimuler au sein des rivalités la recherche, au même titre que le chimpanzé, d’une transgression, d’un dépassement, d’une mutation. Propre à chaque chimpanzé mâle comme à chaque homme soumis à la virilité, la transgression illustre le passage d’un état de nature à un statut historique consistant pour le chimpanzé à devenir le mâle dominant d’un groupe de singes, ou pour l’homme de réaliser / incarner / représenter le père de famille, le chef d’entreprise, le curé, le sous-directeur de cabinet, l’élu municipal,…

le héro, le tyran, le dieu vivant. Les logiques ternaires sont en tout point respectées, on transfigure un état de nature individuelle en récit appartenant à une histoire par définition collective (famille, clan, tribu, parti, caste, communauté, patrie, etc.).

Il reste à révéler le ou les moyens termes (logique) qui incarnent la cause de la transgression et du dépassement impliquant la mutation. Pour le chimpanzé, le moyen terme n’est autre que l’issue de la lutte qui lui permet (ou non) de se reproduire avec l’ensemble des femelles comme de dominer un groupe de singes. Pour notre espèce, c’est un soupçon plus complexe car nous contestons, réfutons, refusons et nions la pulsion morbide et vitale en tant qu’ultime instance de la domination, et ce par le biais des possessions (matérielles ou virtuelles) et de toutes les fictions langagières (discours et représentations, voile de la connaissance et voile des apparences) — il en va ainsi de la gestion des conflits et de la création de stratégies inhibantes.

Il est cependant impossible pour l’homme d’aller totalement contre sa nature de chimpanzé testostéroné. Forcé de nier sa nature bestiale elle-même aliénée par le symbolique, l’homme- singe cherche à se réfugier dans la religion et / ou dans la métaphysique, comme à fuir sa nature dans les récits mythiques et / ou esthétiques en nommant un coupable autre que lui-même. En se focalisant sur les mythes d’Isis, d’Eve ou d’Hélène, l’accusée que décrit parallèlement l’histoire réelle et effective des femmes n’est autre que LA femme — en prise avec la diversité des figures idéales en tant que mère, vierge, sainte, putain, voire non-être, diable ou mammifère pour les plus demeurés.

Dans un premier temps, et comme nous l’avons évoqué en compagnie de Leroi-Gouhran, le pouvoir de procréation des femmes est à entendre comme un phénomène se situant, du fait de la gestation interne et de la duplication des corps, par-delà les apparences. En un sens très concret, les femmes représentent une interface (surnaturelle) entre la nature et l’histoire de la perpétuation de l’espèce — d’une part en regard de leur puissance de duplication pour elles-mêmes et, d’autres part, en tant que productrices d’enfants. En confrontant les mots d’ordre du patriarcat aux thèses de René Girard, nous retrouvons en filigrane le Mythe d’Œdipe autant que le Complexe d’Œdipe (Freud). Suite à la naissance d’un premier enfant mâle (l’ainé), une lutte de prestige entre le fils et le père a lieu afin de conserver l’amour (indivisible et absolu) de LA femme faite mère. La triangulation du désir (désir d’objet – un objet de désir – l’objet du désir) prend acte de la rivalité entre deux mâles et une femme. On trouve par ailleurs ce type de configuration sur tous les continents, et notamment lorsque l’on jette un œil sur les responsabilités du fils ainé dans les familles dites traditionnelles. Il en va ainsi de la maternité et de la nature (bios) placée dans la nasse des symptômes patriarcaux.

Dans un second temps, la sublimation du corps des femmes renvoie à l’ambivalence du voile des apparences et du voile de la connaissance. En tant qu’apparaître ou simulacre, la beauté est une interface (métaphysique) ambivalente où se mirent les hommes afin de nier leurs conditions d’existences de singes rivaux. Pour jouer sur les mots de Kant, l’esthétique transcendantale est positive à condition que les femmes soient des mirages d’elles-mêmes reflétant les conceptions « idéales et vraies de l’unité masculine » situées au-delà des apparences (l’Un, l’être, Dieu, etc.). Toutefois inféodés à l’ambivalence des apparences, les hommes craignent qu’une « nature » incontrôlable, donc insoumise, puisse agir au-delà du voile des apparences pourtant sous contrôle. Raison pour laquelle le voile des apparences au féminin réalise / verbalise / représente un seuil derrière lequel se loge une transcendance négative dont les femmes seraient les dépositaires. Afin que les fables du patriarcat soient effectives, les femmes sont dès la naissance soumises, sous la forme du voile des apparences au féminin, à l’incorporation de valeurs dites négatives (passivité, douceur, etc.) qui renvoient à des processus de séquestration de l’identité féminine (propre et partagée). Au cœur des logiques patriarcales, l’identité féminine se doit d’accueillir les négations morales (nature), logiques (raison) et esthétiques (histoire) afin que l’identité masculine puisse manifestement s’affirmer dans l’espace public (politique, économique, social, religieux, culturel, ethnique).

Le transfert des négations permet de réaliser, verbaliser et représenter des cartes et des territoires basés sur des oppositions qui servent à hiérarchiser moralement, logiquement, esthétiquement les actions, les corps, les états, les formes et les marchandises. D’un coté, la beauté renvoie à la maîtrise de l’ambivalence des apparences comme au contrôle du corps des femmes, tant au sein des apparences (beauté) qu’au-delà des apparences (maternité).

D’un autre coté, l’identité féminine dépositaires des négations incarne un seuil à partir duquel la transgression des inhibitions est possible, où il est possible pour l’identité masculine de se confondre avec toutes les négations, jusqu’au viol et au meurtre — toutefois dans le cadre d’une lutte de prestige ou au sein d’un espace (psychique et / ou réel) autorisant la levée des inhibitions. À partir de ces ré-partitions la transgression engageant la mutation s’établit autant contre une femme que contre un rival, contre une race ou contre une classe qui, selon les circonstances, matérialisent à leur tour des valeurs négatives. Par voie de conséquence, les hommes incarnant le seuil de la condition féminine révèlent et exposent l’ultime interdiction ; un homme incorporant les épithètes de la féminité dans le champ public renvoie toute la condition masculine à la dénégation (originelle) des valeurs dites positives. Il en va ainsi de la beauté et de la raison (psukhè) logées dans l’œil de la névrose patriarcale.

Enfin, les hommes se sont au cours de l’histoire tournés vers des dieux masculins qui « condamnent » (dès l’origine) tous les hommes pécheurs ou les « assènent » d’épreuves de toutes sortes. Le respect et la crainte des dieux participent d’une transcendance positive et d’une histoire sublimée. La transcendance positive incarnée par des dieux masculins représente tout ce qui touche au respect de la loi (nomos, logos) située au-delà des apparences, donc, aux louanges de la figure du père et du Saint Père, comme à la célébration des discours métaphysiques sur l’Un, l’identité, l’unité, l’unique, l’original, l’authentique, le bien, le vrai, le beau, le bon et, au final, sur l’être. Ce dernier mouvement décrit la manière dont les hommes désirent produire une histoire (extraordinaire) au sein d’une unité indivisible et non- partageable. Honorer, vénérer, commémorer, célébrer, sanctifier, magnifier, etc. autant que respecter, consentir, avouer, acquiescer, craindre, redouter, blâmer, bannir, etc. participent de comportements permettant aux hommes de réaliser, d’incarner comme de représenter toutes les figures de la notoriété, de la réputation, de la gloire, et au final, de la reconnaissance.

Il en va ainsi du prestige et de l’histoire (koinonikós) niché dans les bénitiers de l’idéologie patriarcale.

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Afin de clore cette spéculation, un dernier élément est à prendre en compte.
Dans un recueil d’articles intitulé Religions, histoires, raisons, Jean-Pierre Vernant valorise la tripartition dumézilienne :

« La comparaison de “l’histoire” de la guerre des sabines et des mythes scandinaves retraçant la lutte des dieux Ases contre les dieux Vanes fait apparaître, sous-jacents aux deux types de récit, une même conception du corps social comme totalité organisée, un même modèle d’ajustement des éléments constitutifs de toute société, humaine ou divine, dans la plénitude des fonctions qu’elle a pour charge d’assurer : souveraineté avec ses aspects magique et juridique — action guerrière mobilisant la force physique et la vaillance —, fécondité et prospérité se manifestant dans les divers secteurs de la vie individuelle et collective. »

Nous pourrions comparer les trois dernières propositions avec le prestige permettant d’instruire des lois humaines et divines au-delà des apparences ; la violence que nous allons situer ; et la maternité qui fournit la force de travail « dans les divers secteurs de la vie individuelle et collective ».

L’option veut que derrière ce qu’implique la beauté, en tant qu’interface se référant à l’apparaître autant qu’à la simulation, se loge justement la violence. Pour que la violence qualifie positivement l’action masculine dans le cadre de la rivalité il lui faut une interface, un objet de désir sur lequel se fixe la haine (tout autant que l’amour). La querelle de Pâris et Ménélas prend appui sur Hélène — à la fois témoin et victime, coupable et innocente (figure de l’ambivalence). Les luttes de prestige légitiment la violence — par ailleurs au sein de l’antre domestique comme au cœur de l’espace public. Toutefois, chacun des protagonistes se doit de combattre, spolier, éradiquer des négations morales, logiques, esthétiques afin de justifier leurs actions par définition positives, afin de donner raison à la souveraineté de la volonté. La place des maux et du mal se situent au-delà d’un seuil — représenté par l’ambivalence du voile des apparences et du voile de la connaissance — qu’incorpore LA femme, le féminin et les femmes dans le cadre de l’idéologie patriarcale. Au même titre que Pandore, première femme humaine façonnée dans l’argile par Héphaïstos, LA femme fut désignée dès l’origine comme la gardienne de tous les maux.

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Enfin, selon l’épistémologie féministe et les visées matérialistes, il est entendu que les rapports de domination peuvent à tout moment s’inverser. Il serait naïf de croire que la rivalité, les luttes de prestige, les rapports de force, le désir de dominer comme l’envie de posséder ont un sexe ou un genre, ou qu’ils se rapportent à une identité racisée ou à une classe déterminée. Au même titre que les hommes, les femmes ou les plus faibles (selon les mouvements qu’instaure Hegel entre le maître et l’esclave) sont tout à fait capable d’exercer des pouvoirs, des ordres et des commandements dignes de prédateurs / colonisateurs d’exceptions.

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L’organe moral, les logiques ternaires et l’empire esthétique nous invitent à interroger les modèles de pensée enracinés dans les jeux de la triangulation. Reste à savoir si la pulsion animale omniprésente en ses conséquences n’est pas purement et simplement indépas- sable pour la bête humaine.

ANNEXE

LES QUATRE CONCEPTS

FONDAMENTAUX DU PATRIARCAT

(article édité dans La Revue Laura n°24, mars 2018) « Une inversion fondamentale entre les sexes est perçue sans être clairement énoncée sous la forme suivante : la femme agit toujours à l’envers de l’homme.

C’est là le scandale primaire. Dans aucune société on ne parvient à faire en sorte qu’hommes et femmes agissent de façon totalement parallèle ou symétrique. Au début est donc la binarité, puis tout est distribué en deux, et affecté à un sexe ou à l’autre, selon deux pôles qui sont aménagés comme s’ils étaient opposés. »

Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Françoise Héritier, 1996.

LA VIOLENCE

Durant l’une de ses conférences, et s’inspirant de la nécropolitique [1] de Michel Foucault, Paul Preciado indique que la masculinité incarne le droit de donner la mort. L’histoire dans son ensemble présente des hommes en charge d’engendrer la violence, dont l’une des conséquences est la mise à mort. Les choses ainsi posées illustrent les rôles respectifs et originels du masculin et du féminin. C’est la raison pour laquelle, à l’opposé des contraintes viriles, les femmes auraient pour mission de donner la vie.

La violence n’est pas exactement une question de force, de vitalité ou d’énergie, mais plutôt d’impact, de vitesse et de rupture. En son origine, la violence se rapporte à la vitesse d’une exécution capitale — bien que l’humanisation de la violence puisse se rapporter au sadisme [2] ou au masochisme [3] dont l’exercice s’inscrit dans une durée. De la vitesse de l’impact dépend l’issue de la bataille ou l’efficacité du coup, de l’agression, de la surprise, de la capture de la proie [4] . Pour les hommes ancrés dans nos sociétés civiles, la violence et la vitesse incarne la souveraineté masculine et la puissance prédatrice à l’égard de ceux qui ne seront pas assez rapide pour marquer des points, prendre la place d’un collègue de travail, ou capter l’attention d’une femme. À l’origine, la violence humaine a pour fonction d’écarter les faibles comme les concurrents envisagés tels une race inférieure indigne de se reproduire.

S’il existe une culture de la masculinité qui élève la violence en principe, notons que la vio- lence est aussi partagée par les femmes (ou les trans/travesties) qui intègrent et se forment aux « valeurs positives masculines ». L’angélisme des femmes est une construction culturelle au même titre que l’agressivité des hommes [5] . Si l’on imagine que les femmes sont par nature non-violentes, nous tombons au cœur d’un essentialisme stérile qui joue le jeu de l’idéologie patriarcale dont l’objet, au même titre que le capitalisme, est de créer des groupes antagonistes, et au final, d’isoler et de précariser les individus en les forçant à monnayer leur existence — soi-disant déterminée par un tempérament masculin ou féminin fixe et permanent.

D’un autre coté, le patriarcat s’appuie sur les morphologies animales qui, au regard des chimies et des hormones composant les corps mâles et femelles, distribuent des objectifs sexuellement déterminés autant que des caractères figés en une essence masculine ou féminine. La culture patriarcale exacerbe et renforce ces aspects dans le cadre d’une dia- lectique binaire en termes d’action, de temps et de lieu. Ainsi, la vitesse d’exécution de la violence (donner la mort) se destine à une action extérieure, la plupart du temps à décou- vert ; alors que le temps de gestation (donner la vie) est le produit d’une action intérieure, contenue dans les limites d’un espace domestique. Par extension, les cultures mêlées aux technologies ont fini par encadrer la violence et contrôler la maternité dans des espaces réservés — du stade de foot aux maternités. Il reste que « la vitesse d’exécution de la vio- lence » est partout présente. Par exemple, et au sein des usines et des entreprises, une majorité d’hommes et de femmes se trouvent confrontés à des régimes de management agressifs qui instruisent, justement, la mise en place de « vitesse d’exécution ». Ou bien, les guerres contemporaines usant de raid-éclair, de frappes chirurgicales visant les connexions névralgiques et les infrastructures, tout comme l’hyper-mobilité des troupes ou l’invisibilité des snipers. Bref, la segmentation, le camouflage et la rapidité sont les maîtres mots des prédateurs d’excellence.

La violence fut de tout temps envisagée comme l’aboutissement d’un apprentissage viril et masculin. Le sang du combat sacré et vénéré [6] aboutit à la parade militaire et à l’emphase po- litique. La mort est envisagée comme le signe d’une ultime communion (martyre), le meurtre est une passion aveugle (crime passionnel ou ethnique). Bref, la vitesse alliée à la force est une condition propre à la survie de notre espèce. Les exemples sont légions et concernent toutes les cultures / civilisations sans exception. Il reste que « le droit de donner la mort » n’est pas une mince affaire. Le droit de tuer et d’user de violence est par définition motivé par un objectif et une destination. Les hommes transgressent toutes les limites et jouissent impuné- ment du meurtre si la conquête d’un territoire se mêle au prestige du vainqueur comme au désir d’accéder au divin. Même si la cause est absurde, donc injuste, l’homme viril assassine les vieillards et les enfants pour une cause, une idée, un ordre donné, comme il émascule les perdants, et s’autorise à violer les femmes des territoires conquis afin qu’un nouveau sillon patrilinéaire prenne vie. Si toutes les luttes guerrières n’ont pas cessé d’occuper les esprits jusqu’à la fin de la Renaissance c’est en raison des trahisons et des suspicions qui ont in- carné de « bonnes raisons » pour engager la guerre. Par ailleurs, la relation entre la violence des hommes et le destin maternel des femmes a forgé les couronnes et anobli les lignées de toutes les cultures et civilisations.

Bien que la violence aveugle fasse corps avec notre espèce, nous sommes désormais ca- pables avec l’ensemble des sciences humaines — de la primatologie à la psychanalyse en passant par la sociologie et l’anthropologie — d’en comprendre les causes. Ainsi, la re- cherche des origines invite notre espèce à canaliser et réduire la violence par divers stra- tagèmes sportifs et commerciaux — tout en tenant responsable l’homme viril des dérives tactiques comme des conséquences socio-économiques. Et responsable, puisque l’homme viril se doit de prendre en charge la négation radicale de la vie afin d’accéder au divin trans- cendant et pyramidal ; et notamment à l’aide des figures visibles et terrestes du divin, donc, d’atteindre les diverses formes du pouvoir exécutif et législatif. Accéder au divin veut aussi dire légitimer la violence, lui fabriquer une raison, lui donner un sens, afin de transformer l’absolue négation de la vie en une valeur morale positive et souveraine, et ainsi produire une logique qui ignore radicalement l’existence de « l’autre » [7] . Et c’est en premier lieu ce dont souffrent les femmes qui, au cours de l’histoire et en tant que femelles, ont été catégoriquement niées et renvoyées à l’état d’objets producteurs d’enfants mâles.

Les femmes subissent le poids de la violence légitime, institutionnalisée et moralement po- sitive en regard des hommes à la recherche de prestige, de gloire, de reconnaissance et d’accès au divin — dont l’accumulation d’argent (« nerf de la guerre ») est un des horizons depuis la mort de Dieu. Il existe certes et désormais des lois condamnant les actes de vio- lence envers les femmes, et d’ailleurs envers les hommes eux-mêmes, il reste que le régime patriarcal continue d’animer et de motiver les usages propres à l’exercice de la violence ; et que les tactiques et les stratégies de la violence se déportent sur les jeux du cirque mé- diatique ou l’économie de marché ne change rien à la nature de la violence, puisque les conquêtes de marché promouvant simultanément les discours néolibéraux et technocra- tiques n’engendrent pas moins de destruction, de délocalisation, de famine et de guerre.

Par conséquent, en s’aventurant en dehors de l’espace domestique, la plupart des femmes sont aujourd’hui encore étrangères à l’espace public dans lequel les codes de la virilité ont pour objet la conquête, la domination et la gestion d’un territoire, le tout étant renforcé par les promotions médiatiques et modernes des techniques d’exécution.

L’impact de la violence engendre la peur. Ferment de l’espèce et indifférente, la violence dissémine ses éclats dans les plus sombres alcôves comme dans les moindre no man’s land de la société civile. Les débats qui enflamment aujourd’hui la toile propose le clivage suivant : les hommes violents et prédateurs sont ceux qui agressent systématiquement les femmes sexuellement désirables et dénuées de force. Ce premier point décrit une jungle dont s’em- parent les conservateurs de toutes obédiences qui, au regard des traditions patriarcales et capitalistes, veulent préserver le corps des femmes en les renvoyant dans l’espace domes- tique et à l’éducation des enfants. Par conséquent, et pour les conservateurs, la violence virile d’emblée créée pour les hommes s’expose dans l’espace public, et si possible à l’écart du regard des femmes qui, dans les faits, ne sont pas moins exposées aux violences conjugales et domestiques — une option que les conservateurs nient et renvoient aux dommages colla- téraux de la vie privée.

LE PRESTIGE

La violence brute et sanguinaire fut progressivement remplacée par des luttes de prestige, notamment sous Louis XIV [8] , ainsi qu’avec l’expansion marchande des comptoirs coloniaux.

Le prestige en ses multiples expressions est par définition public ; en outre, il n’a pas d’autre fonction que de voiler la violence institutionnelle (légitime), la violence domestique (mora- lement instituée), ainsi que l’oppression coloniale. Conséquence des luttes viriles et belli- queuses, l’espace public est le lieu de la masculinité accueillant les figures théâtrales de la lutte, de la rivalité, de l’esclandre, du scandale, de la dette et de la honte. Dans les sociétés civiles, et exceptée sous la forme de groupes et d’actions concertées, la violence physique dans l’espace public s’enracine sous la forme de rapport de force individuels, sous la forme de rixes, de règlements de compte entre groupes localisés, d’agression et de viol forcément camouflés.

Dans le cadre des luttes publiques, l’accès au prestige est conditionné par des voix dogma- tiques, sourdes et instrumentales, l’accès aux honneurs et à la reconnaissance demande du temps et un travail assidu. C’est ainsi que la violence brute se déporte et s’exerce plus facilement dans des lieux clos, et notamment dans les espaces domestiques. A priori refuge de la féminité, l’espace domestique est ce lieu où la violence se déploie et expose tout son potentiel, car le prédateur (85 % d’hommes pour 15 % de femmes) met son nez dans les moindres recoins du terrier. L’accumulation des charges, des peines et des frustrations pu- bliques désigne les plus faibles et s’acharne sur des individus avilis et traqués.

Dans le cadre des violences réglementées, insistons sur le fait que les femmes ne sont pas les dernières à exacerber la rivalité entre hommes ou entre femmes. Le prestige comme aboutissement de la violence légitimée et moralement positive a pour objectif, en occident, de fixer les identités des hommes et des femmes dans le marbre de l’Histoire. Quoique moins nombreuses, les femmes n’y résistent pas plus que les hommes, elles exploitent « les va- leurs positives masculines » au même titre que les hommes afin de jouir des ors et lapis-lazuli du pouvoir, donc, des effets du prestige.

Les luttes de prestige ont pour objet de reconnaître les actions et l’identité des individus au sein d’une organisation commune. Les enjeux s’élèvent jusqu’à la raison d’état (laïque ou religieux) qui garantit une cohérence, un ordre propre à maintenir en place un pouvoir originellement masculin — puisque l’espace public fut de tout temps politiquement régit par les hommes. Une action de prestige aura beau être issue d’une militante féministe aguerrie, elle participe encore d’une dialectique binaire, donc, de l’effort patriarcal, et s’impose dans le champ public comme une lutte positive toute masculine. De plus, et outre la conscience féministe de certaines et certains, les femmes sont pour la plupart de simples part-feu, des portes-voix d’états-nations qui se gardent bien de fournir les moyens réels à toute application, et laissent, malgré la rédaction de constitutions, faire la tradition patriarcale. De fait, les femmes comme les hommes ont pour fonction de masquer la violence institutionnelle qu’entérinent les esclaves des négriers du capitalisme — usant nécessairement d’objets de croyance (laïques ou religieux) dans le cadre de l’aliénation générale.

La distinction sociale [9] , la renommée [10] , le désir de briller en société [11] , la lutte de prestige [12) , l’honneur et la gloire [13) , l’orgueil ou l’amour propre [14] , la joie narcissique que procure le fait d’être reconnu et connu, jusqu’à être promu tel un objet de connaissance ou jusqu’à être adulé tel un objet de croyance, nous renvoie par définition au divin, à la sphère métaphysique du divin par ailleurs toute masculine [15] — au sens où la métaphysique judéo-grecque, et par extension musulmane, représente le noyau dur d’où part les conduites binaires des vérités morales. J’imagine qu’il est difficile d’entendre que la prise de pouvoir dans l’espace public puisse être uniquement masculine. Il reste qu’idéologiquement, le genre masculin-féminin va bien au-delà du corps des hommes et des femmes, la loi du genre désigne et distingue autant les espaces, les objets, les actions, les tempéraments, les gestes que les valeurs ; et comme le genre inscrit ces principes au sein des essences, l’espace public reste par es- sence masculin, et l’espace domestique féminin. C’est la raison pour laquelle dans le cadre des luttes de prestige, les femmes de pouvoir sont souvent masculinisées ou désexualisées, et ceci, malgré la jupe et le fond de teint. En d’autres termes, et pour le dire radicalement, soit nous dévirilisons l’espace public, soit nous masculinisons les femmes — bien qu’au final les deux phénomènes semblent se produire simultanément.

Les luttes de prestiges engendrent des effets de domination. Les débats qui animent notre société proposent l’aboutissement suivant : au-delà des luttes contre le harcèlements se profile pour les femmes un horizon propre au désir d’être reconnues comme des dominantes à part entière dans l’espace public. Il manque cependant une étape qui consiste pour les femmes à exprimer pleinement leur désir de prédatrices au même titre que les hommes. Si ce n’est pas le cas, nous revenons au premier constat et à l’instrumentalisation des conser- vateurs renvoyant les femmes au fourneau, et à l’état de victimes sous contrôle du père, du mari, ou de leur propre aliénation féminine.

LA MATERNITÉ

Dans le cadre des sociétés patriarcales (et par ailleurs matriarcales) les relations sexuelles ne peuvent à elles seules se suffire à elles-mêmes. De la relation sexuelle hétéronormée découle des applications politiques et économiques, tout comme des enjeux sociaux et médicaux. La sexualité s’organise autour de croyances laïques et/ou religieuses, elle répond à un encadre- ment politique (public) et domestique (privé). Le traumatisme hédoniste des années 1967-68 a profondément remis en cause les objectifs des sociétés hétéronormées basant tous leurs efforts sur la natalité dans le cadre de visées patrilinéaires à la fois bourgeoises et religieuses.

Outre les pratiques hédonistes hippies valorisant la maternité à titre de « cycle-astro-chèvre- organique-de-la-vie », le mythe hédoniste se référant au « paradis perdu » projette des relations sexuelles se suffisant à elles-mêmes — puisque les êtres éternels, nus et bienheureux résidant au paradis sont par définition issus de générations spontanées, et naissent, pour ainsi dire, dans des choux ou dans des roses. Cette conception adamique et fantasque s’oppose dialectiquement aux récits tout aussi délirants des monothéismes qui font la promotion de l’éternité et du bonheur après une vie de souffrance, de prière et de rédemption.

Nous le constatons de façon tangible avec les problèmes démographiques que rencontrent l’Europe occidentale, les États-Unis et le Canada. Les hommes et les femmes qui composent ces sociétés sont majoritairement hédonistes, beaucoup se refusent à totalement sacrifier leur vie pour leurs enfants, seuls des compromis sociaux et économiques permettent de dynami- ser la natalité, notamment en regard du quotidien des femmes comme je l’ai exposé dans la précédente Revue Laura [16] , et dont les enjeux résident dans l’apport d’aides matérielles, de structures et de services à la hauteur des ambitions des femmes modernes. Rétrospective- ment, il est clair que la libération sexuelle des années 1960 a fait corps avec le mouvement général de libération des femmes en occident. Le problème est que deux phénomènes ce sont superposés pour, d’un coté, produire une version patriarcale de la liberté sexuelle ; et de l’autre, exposer une version féministe de la sexualité [17] , notamment concernant les femmes désirant accéder à la liberté d’entreprendre [18] sans être sous la conduite des hommes.

Manque de bol, la vision patriarcale et ancestrale basée sur la prostitution s’est imposée dans le paysage occidental, et d’ailleurs dans le monde entier par le biais de la pornographie. D’un côté, et dans le cadre de la pornographie, la sexualité hétéronormée majoritairement mascu- line et masturbatoire se suffit à elle-même ; de l’autre, le déploiement des fantasmes-fétiches de la pornographie rencontre la structure économique et sociale que maintient l’organisa- tion familiale (traditionnelle ou non) dont l’objectif est de préserver le sillon patrilinéaire (la maternité) ainsi que la création d’un capital et/ou l’entretien d’un patrimoine. Produits du néolibéralisme et des nationalismes, les principes patriarcaux refont aujourd’hui surface et poussent les femmes à revenir dans l’espace domestique en tant que « mamans » tout en renforçant paradoxalement le rôle de « putain » — voire de « diable » pour les hommes les plus fanatiquement religieux. Ainsi, les derniers scandales se rapportant à toutes les formes de harcèlement envers les femmes (affaire Weinstein) désignent explicitement dans l’esprit des hommes (et des femmes au masculin) « des transgressions adamiques » au regard de la permissivité obsessionnelle et fétichiste que la pornographie (en ses extensions publici- taires) expose de manière constante et unilatérale, et qui concernent sans autre forme de procès « des relations sexuelles se suffisant à elles-mêmes ».

Nous vivons actuellement une rupture radicale et parfaitement incompréhensible pour les hommes auprès desquels il est nécessaire de faire œuvre de pédagogie. Les femmes désirent disposer librement de leurs corps, en outre, elles veulent choisir le moment qui convient pour enfanter ou avoir des relations sexuelles ; toutefois ce phénomène s’oppose à la violence physique et symbolique sous-jacente du masculin qui, par le biais de la porno- graphie (objectale et publicitaire, ou prostitutionnelle), trouve à chaque fois l’occasion de se projeter dans les mythes et les fantasmes qui illustrent le viol et la soumission des femmes, par définition fondements de la société patriarcale — eux-mêmes basés sur la violence (qui n’est pas sans relation avec le viol) et le prestige (qui n’est pas sans rapport avec la soumission). Prenant conscience du caractère permissif de la pornographie, le féminisme pro-sexe a bien tenté de s’approprier les formes fantasmatiques et fétichistes de la pornographie afin d’en établir la critique, il a également essayer d’offrir un point de vue propre aux expressions sexuelles des femmes libérées et émancipées. Il apparaît toutefois que l’industrie du sexe réduit les efforts féministes à une goutte de sang de règles dans un océan de débauche fétichiste.

Nous opposons les relations sexuelles se suffisant à elles-mêmes et celles qui débouchent sur la préservation de l’espèce qui, de son coté, instruit l’organisation politique, économique, sociale et médicale des nations. Toutefois, ce qui dans l’inconscient des masses laborieuses et bourgeoises motive et dynamise la politique et l’économie d’un pays est justement « le déplacement » (Freud) ou la sublimation des relations sexuelles se suffisant à elles-mêmes, notamment en leurs multiples et infinies sublimations passant autant par le complexe d’Œdipe et l’évasion fiscale, que par les achats compulsifs et les apéros-foot. Si en occident la maternité est en partie contrôlée et maîtrisée en majorité par les femmes, ce qui permet d’opter pour des choix maternants et domestiques et / ou des carrières professionnelles, il reste encore « les relations sexuelles se suffisant à elles-mêmes » à conquérir de manière à ne plus incarner des victimes masochistes ou des objets sexuels, mais des sujets qui affir- ment sans attendre leur volonté de puissance comme leur désir sexuel.

Tout ce qui touche au sexe féminin panique la famille. Dans un régime patriarcal et post-ca- pitaliste, la régulation et la préservation de la sexualité féminine s’envisagent au même titre qu’un objet patrimonial dont on doit assurer la fertilité comme la moralité. Par conséquent, l’espace domestique est ce lieu protecteur et conservateur. Le risque de tomber enceinte comme d’avoir « la charge mentale » des enfants et du foyer, le risque d’agression du fait d’une éducation promouvant la soumission des femmes et la permissivité des hommes, la vulnérabilité plus grande des femmes concernant l’emploi et le niveau des salaires rend la sexualité féminine (au sens large) beaucoup plus réservée dans les faits — sans compter l’anatomie féminine, plus sensible aux M.S.T. De ce point de vue, si la liberté (professionnelle et sexuelle) des femmes se doit être à la hauteur de celle des hommes, elle ne peut s’envi- sager que sous certaines conditions. Par conséquent, il s’agit de voter et surtout d’appliquer des lois palpables et effectives concernant l’éducation des filles et des garçons, les charges maternelles, l’I.V.G. et la parité dans le monde du travail.

LA BEAUTÉ

La beauté est un travail sophistiqué auquel s’adonne notre espèce afin d’évoquer en perma- nence une sexualité transcendée ou sublimée. La beauté illustre également les traits lisses et plastiques d’une condition claire et distincte, et tel « un esprit » incarnant la distinction sociale [20 . Être belle ou beau, c’est adresser une image de soi, une représentation de soi, toutefois en relation à une norme de la beauté qui permet de s’intégrer socialement, et promet ainsi une lisibilité/visibilité de tout les instants, tout autant qu’une parfaite maîtrise des signes extérieurs de richesse (matérielle et morale).

La maternité et la beauté se distinguent des « valeurs négatives féminines » comme l’émotion, le sensible, la peur, l’irresponsabilité, l’insouciance, l’inconstance, la mollesse, la len- teur, la faiblesse, l’hystérie, l’aigu [21 , etc. Bref, la maternité et la beauté sont deux figures positives pour l’idéologie patriarcale — qui, par ailleurs, renvoient dos à dos « la sainte et la mère » et « la vierge (terrestre) et la putain ».

Pour ce qui touche à la religion chrétienne, la sainte est par définition maternelle. La représen- tante incontestée est bien entendu Sainte Marie, « vierge porteuse » de l’enfant dieu. Puis, tout comme Jeanne d’Arc, la « vierge guerrière », les autres saintes, nonnes ou femmes martyres emboitent le pas et se marient dans un élan de foi fanatique avec le Dieu créateur. La mère et la sainte sont les relais publicitaires de la vie elle-même mêlée au mystère de la foi. Si la vie des saintes sublime le maternel autant que la virginité, et si les mères se doivent d’agir comme des saintes, les impératifs de la beauté, en revanche, stimulent, conditionnent et préparent les « jeunes vierges terrestres » à produire concrètement des soldats, des ouvriers et des héritiers qui, à leur tour, incarnent la puissance militaire, la force de travail et les luttes de prestige des démocraties, des dictatures ou des empires. Enfin, et à la suite de ces figures enchevêtrées et modelées par la culture partriarcale, déboule « la putain » qui, de manière contradictoire mais collatérale, inspire le dégoût moral autant que la pulsion sexuelle.

La beauté féminine se nourrit de la vitalité de la jeunesse, c’est en premier lieu la santé, l’énergie tout autant que la pureté et l’innocence qui illustrent confusément la beauté et la vierge (terrestre). Dans le cadre des traditions culturelles et religieuses encore très implan- tées un peu partout dans le monde, « les vierges terrestres » se destinent explicitement à remplir des missions domestiques, reproductrices et sexuelles — afin de devenir des mères, puis des saintes. Dans les cadres de la tradition, le droit des vierges devenues femmes est quelque peu restreint, elles passent de l’autorité du père à celle du mari. Il reste que dans nos sociétés occidentales, et suite au traumatisme hédoniste des années 1967-68, le concept de beauté féminine a forcément évolué. Si Linda Nochlin, historienne de l’art, note que la repré- sentation de femmes nues en art fut une constante [22 , il est judicieux de constater la manière dont les femmes sorties du cadre de la peinture se présentent et se représentent depuis les années 1960. L’essor des technologies de l’image mêlé à la diffusion pornographique (en ses transferts publicitaires) éclairent une tendance générale. La femme occidentale circulant dans l’espace public a intégré les injonctions la destinant à bien se coiffer, bien se maquiller, bien s’habiller, bien se parfumer, bien s’épiler, bien se soigner, et surtout, bien se conduire et s’exprimer. Mais pas seulement, au sens où ces impératifs participent d’une mécanique plus sourde et plus jubilatoire.

De nombreuses critiques ont fait état de la place des femmes dans les médias, et de la façon dont elles doivent rester jeunes (telles des vierges) tout en restant sexuellement attrayantes (telles des putains). À l’échelle mondiale, et jusqu’en Corée du Nord, cet état des choses médiatiques renforce de manière exemplaire le rôle paradoxal de la beauté — un rôle à la fois pur et salace. Mon regard se nourrit des critères moraux propres à la bonne conscience capitalo-patriarcale qui, de fait, réalise son objectif par le biais d’un subtil transfert convo- quant autant les jeux narcissiques (féminin) que l’économie libidinale (masculine). La double incarnation que représentent les beautés médiatiques (à la fois vierges et putains) invitent et incitent nos consommatrices et nos consommateurs à jeter leur dévolu sur toutes sortes de marchandises. La stratégie d’exposition de corps vierges mais érotiques nourrit l’amalga- me des concepts. Le principe est de maintenir une figure contradictoire (vierge et érotique) afin d’appater et ferrer les femmes et les hommes. C’est ainsi que les femmes accompli- ront un transfert narcissique pur, innocent, élégant et séduisant durant un achat (compulsif) ; alors que les hommes seront susceptibles d’opérer un transfert mimétique d’ordre libidineux concernant l’acquisition d’un objet (viril). Bref, d’une pierre deux coups. C’est la raison pour laquelle le capitalisme international allié de l’idéologie patriarcale ne peut se passer des ca- nons de beauté [23 . La beauté fait vendre d’un coté comme de l’autre — d’où, par ailleurs, le lien très étroit qu’entretient la beauté avec le luxe et l’argent.

Entre parenthèses, et si ce n’est plus le cas des femmes en pantalon (bien que maquillées et en chaussures à talon), il est surprenant de voir à quel point l’incarnation du gabarit fé- minin par un homme agresse les principes patriarcaux dans l’espace public ; à quel point la déviance masculine, dans les faits inoffensive, fragilise le capitalisme et les fondations viriles de l’hétérosexualité — qui sur la base de la division des sexes multiplient par deux les conduites consuméristes et marchandes. Une preuve supplémentaire qui désigne l’espace public comme lieu de la masculinité.

Les rapports que nous entretenons avec la sexualité sont éminemment complexes. Par conséquent, la beauté féminine ne se réduit pas uniquement à des visées narcissiques, il est entendu que sur la base du masque de beauté les femmes entretiennent des jeux de séduction leurs permettant de dresser ou de s’adresser à un « maître qu’elle domine ». L’am- biguïté de « la beauté terrestre à la mode occidentale » s’étend désormais sur toute la planète.

De plus, si la beauté instruit et motive la libido masculine, elle est aussi à la source, outre les effets mimétiques renforçant l’empreinte narcissique des femmes, de l’entretien de la rivalité entre les femmes. Là encore, imaginer que les femmes n’ont pas de pulsions sexuelles ni de volonté de puissance équivalentes à ceux des hommes ne va pas dans le sens d’une égalité des pulsions. Il reste que la ruse de la raison patriarcale met tout de son coté pour que la vo- racité ou la virulence des femmes soient plus visibles, donc, plus folles, puisque par essence et par définition les femmes devraient être douces, conciliantes, maternelles, etc. La volonté de puissance des femmes ainsi exposée apparaît anormale et condamnable, ce qui a pour effet d’exacerber la rivalité entre les femmes.

La beauté engendre la concurrence et la rivalité entre les hommes comme entre les femmes.

Il faudrait certainement se poser la question de savoir pourquoi les canons de beauté en art furent progressivement remplacés par la subjectivité du regardeur à partir de Kant 24 , alors que la beauté corporelle de notre espèce reste sous le joug de critères embarquant la majo- rité des femmes dans le gouffre des discours contradictoires. Entre « La révolution du désir » (Nathalie Portman), « Le droit d’importuner » (tribune du Monde) et « Balance ton porc », il s’agit de trouver le bon équilibre entre le désir de plaire, de séduire et de se faire belle tout en ménageant un espace propre à freiner, arrêter ou abolir les approches a priori libidineuses des hommes. Bref, « se sentir belle et bien dans sa peau » (en mini-jupe de l’armée de terre ou en tchador Chanel) répond principalement à un besoin narcissique (et masturbatoire), tout du moins à des jeux de séduction dont l’issue n’est pas donnée du fait de la complexité des relations que nous entretenons avec le symbolique (langage) qui, par définition, filtre et in- hibe les adresses. Dans les cas de harcèlement, le symbolique est au contraire un projectile discursif ayant pour fin d’agresser et de tétaniser la proie. La tension qui réside dans tous ces jeux de dupes renvoie explicitement à un management sophistiqué des esprits narcissiques et des corps sexués.

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La beauté est à la maternité ce que le prestige est à la violence. Ces quatre concepts sont partie intégrante de l’espace public régit par l’idéologie patriarcale auquel participent de concert les femmes et les hommes. D’un coté, il est impossible pour notre espèce d’éradiquer l’être de la violence tout comme l’apparaître du prestige ; d’un autre coté, la grève des ventres et l’enlaidissement général est une révolution qui ne semble pas à l’ordre du jour. Pour notre espèce, le stade symbolique usant des apparences (prestige et beauté) permet de résorber ou d’organiser les pulsions animales (violence et maternité), comme d’engendrer toutes les contraintes sociales débouchant sur la circulation des machines-marchandises. Passer à un troisième stade en prenant appui sur la réduction de « la vulnérabilité pathogène » [25 plus sensible chez les femmes, ou bien, revendiquer l’univers des « savoirs situés » [26] afin d’en finir avec la binarité, et exposer la multitude des identités sexuelles, est une perspective marginale bien que les remises en question se rapportant à la virilité soient en cours. La question serait de savoir si la recherche de l’égalité entre les femmes et les hommes ne 106passe pas par une « éthique de la domination », puisque les rapports de domination sont, d’un coté comme de l’autre et au sein des différences sexuelles, omniprésentes et propres à notre espèce.

 

1- Michel Foucault, Il faut défendre la société.
2- Le Marquis de Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu.
3- Sacher Von Leopold Masoch, La vénus à la fourrure.
4- Carlo Ginzburg, Traces, Racines d’un paradigme indiciaire.
5- Coline Cardi, Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes.
6- Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence.
7- Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe.
8- Norbert Elias, Sur le processus de civilisation.
9- Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement.
10 Baltazar Gracian, L’homme de cour.
11- Arthur Schopenhauer, Au-delà de la philosophie universitaire.
12- Georg Wilhlem Friedrich Hegel, La phénoménologie de l’esprit.
13- Thomas Hobbes, De la nature humaine.
14- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
15- Jean-Baptiste Bonnard, Le complexe de Zeus.
16- Élisabeth Badinter, Le conflit, la mère et la femme, in Revue Laura 23.
15- Geneviève Fraisse, Les excès du genre.
16- Betty Friedan, La femme mystifiée.
17- David Courbet, Féminismes et Pornographie.
18- Mona Chollet, Beauté Fatale.
19- Anne Karpf, La voix : un univers invisible.
20- Linda Nochlin, Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? 21- Jean-François Amadieu, Le poids des apparences.
22- Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger.
23- Peggy Sastre, Comment l’amour empoissonne les femmes.
24- Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes.

 

L’Organe Moral
Une fiction anthropologique

Textes & Images
Sammy Engramer

Aux Éditions Laura Delamonade

Corrections :
Sandra Émonet

EXPOSITION
Post-néo-conceptuelle-pop
Du 02 mai au 28 juin 2019

Delta
4 place des petites boucheries
37000 TOURS

Vernissage le 30 avril 2019 à 18h.

En présence de
D.J. MAIRE DE TOURS
& DJNOSAUR

Remerciements :
Guillaume Le Baube
Guillaume Bernard
éNSA & D DIJON