L’ORGANE MORAL
Une fixion anthropologique
ÉDITIONS LAURA DELAMONDADE
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« Ce qui l’amusait singulièrement, c’était l’inconséquence des hommes en général, qui, sans cesse occupés à dissimuler leurs vices, à feindre des vertus qu’ils n’ont pas, à paraître meilleurs et plus beaux que la nature ne les a faits, sont toujours disposés cependant à prendre le fard d’autrui pour les couleurs ingénues de la santé. »
Le legs de Caïn, Léopold Sacher-Masoch
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TABLE DES VOLUMES
INTENTIONS
I – LE BONOBO, DIEU ET NOUS
Frans De Waal, 2015
II – LES RELIGIONS DE LA PRÉHISTOIRE
André Leroi-Gourhan, 1964
III – LA PATERNITÉ DANS LA PSYCHOLOGIE PRIMITIVE
Bronislaw Malinowsky, 1927
IV – CALIBAN ET LA SORCIÈRE
Sylvia Federici, 2004
V – LE CONFLIT, La femme et la mère
Élisabeth Badinter, 2011
VI – LE POIDS DES APPARENCES
Jean-François Amadieu, 2016
VII – BEAUTÉ FATALE
Mona Chollet, 2013
VIII – TROUBLE DANS LE GENRE
Judith Butler, 1990
IX – PORNOGRAPHIE & FÉMINISME
David Courbet, 2017
X – VOUS AVEZ DIT QUEER ?
XI – INCLUSION
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INTENTIONS
L’ORGANE MORAL est « une fiction anthropologique ». Plusieurs disciplines se mêlent et nourrissent mes interprétations : la primatologie, la préhistoire, la sociologie, la philosophie, le féminisme. La richesse des croisements et des collisions disciplinaires est bien entendu vertigineuse.
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I – LE BONOBO, DIEU ET NOUS
Frans De Waal, 2015
La thèse soutenue par Frans De Waal tient en une phrase : la morale traverse la vie de l’espèce humaine autant que celle des grands singes. Par voie de conséquence, les conduites morales des premiers hominidés précèdent la création de systèmes de croyance — systèmes renvoyant à l’existence d’entités transcendantes et morales. Toutefois, Frans De Waal prend soin en début d’ouvrage de ne pas se lancer dans des considérations définitives concernant l’origine de la morale, il cherche à exposer les prédispositions humaines d’où découlent des actions moralement bonnes :
« Les anthropologues ont démontré l’’existence d’un sentiment d’équité chez des individus du monde entier, les économistes ont découvert que les humains étaient plus coopératifs et altruistes que la théorie de l’Homo œconomicus ne pouvait l’admettre, des expériences ont été menées avec des enfants et des primates qui ont repéré l’altruisme en l’absence d’incitations, on a dit que les bébés de six mois faisaient la différence entre « méchants » et « gentils », et les experts en neurosciences ont prouvé que nos cerveaux étaient câblés pour ressentir la douleur des autres. En 2011, nous avons atteint la conclusion ultime de cette logique : les êtres humains ont été officiellement déclarés « supercoopérateurs ». »
À cette tendance scientifiquement bienveillante, nous pourrions opposer Le troisième singe de Jared Diamond qui décrit des cas d’assassinat à grande échelle comme étant une des qualités redoutées, quoiqu’entretenues par les hommes. Si les êtres humains sont de « supercoopérateurs », ne serait-ce pas au service de « superprédateurs » ? « L’Histoire est écrite par les vainqueurs » nous dit Walter Benjamin. Sur le territoire annexé, les conquérants / colonisateurs sont de leurs points de vue inconditionnellement « bons ». Au fil de l’histoire, par la force ou par la négociation, les « bons prédateurs » finissent par représenter les « bons coopérateurs » assimilant et se réconciliant avec les vaincus.
De ce point de vue, les observations de Frans De Waal nous invitent à prendre en considération la libération des pulsions agressives qui déclenche chez le chimpanzé des gestes de réconciliation et de sollicitude :
« Ma propre histoire concerne une découverte effectuée au milieu des années 1970 : les chimpanzés se raccommodent après leurs combats en faisant des baisers et des accolades à leurs adversaires. Ces gestes de réconciliation ont aujourd’hui été démontrés chez de nombreux primates […]. »
Concernant notre espèce, Donald W. Winnicott explique dans son article intitulé Agressivité, culpabilité, réparation l’existence de mouvements psychiques passant de « la haine » à « un amour renforcé ». Le désir de destruction, déplacé et médiatisé dans le cadre d’activités symboliques, renvoie à la construction d’une identité stable qui nécessite des étapes de réparation passant par des services rendus, des gestes de sollicitude, etc. Les étapes de réconciliation sont certes moins « encadrées » chez les chimpanzés que chez les êtres humains. Toutefois, les cas de réconciliation suite à un combat entre humains convoquent des notions comme la culpabilité, la honte ou le regret, à partir desquelles s’enrichit l’identité.
Frans De Waal poursuit ses investigations en démontrant à quel point l’empathie est importante pour les grands singes, indifféremment bonobo ou chimpanzé. Suite à de nombreux exemples, il cite les dernières expériences scientifiques qui valident ses observations :
« Ce n’est que récemment que nous avons appris comment le cerveau des bonobos reflète cette sensibilité (l’empathie). Le premier indice est venu d’un type particulier de cellules cérébrales, les neurones en fuseau, qui entrent en jeu, pense-t-on, dans la conscience de soi, l’empathie, le sens de l’humour, le contrôle de soi et d’autres points forts des humains. À l’origine, ces neurones n’étaient connus que chez l’être humain, mais conformément à l’enchaînement habituel en science, on les a ensuite découverts aussi dans les cerveaux des grands singes, bonobos compris. »
Sur la base de croisements avec l’anthropologie, les sciences sociales et la philosophie, De Waal regroupe progressivement les points de vue fondateurs de « la morale des grands singes ». En font partie la mémoire des agressions physiques données ou subies ; la culpabilité à l’égard du groupe suite à une ligne de conduite non respectée ; le respect (du mâle alpha indiquant le sens) de la hiérarchie ; tout comme l’accroissement de « la notoriété » suite à des actions « moralement justes » :
« Accroître son prestige et sa réputation est l’une des grandes raisons qui incitent les humains à l’action morale, même si elle ne leur rapporte pas de gains directs. Les autres sont plus enclins à suivre un citoyen modèle que quelqu’un qui ment, triche et privilégie constamment ses intérêts personnels. On peut voir quelques lueurs de renommée chez les grands singes. Par exemple, si un affrontement de grande envergure échappe à tout contrôle, les spectateurs iront peut-être réveiller le mâle alpha en lui donnant de petits coups sur le flanc. Puisque chacun sait qu’il est l’arbitre le plus efficace, on attend de lui qu’il intervienne. Les grands singes sont aussi attentifs à la façon dont un individu en traite un autre. Par exemple, et au sein d’une expérience, ils ont préféré avoir affaire à un humain qui s’était conduit aimablement avec d’autres (grands singes). […] Dans nos propres travaux, nous avons constaté que, si nous laissons les membres de la colonie observer deux chimpanzés qui font la démonstration d’astuces différentes, mais tout aussi simples pour obtenir des récompenses, ils préfèrent suivre le modèle au statut le plus élevé. Tels les adolescents qui se coiffent comme Justin Bieber, ils imitent les membres importants de leur communauté et non ceux qui sont au bas de l’échelle. Les anthropologues appellent cela l’effet de prestige.»
Les questions morales répartissent et organisent les sexualités, a priori celle des bonobos et des chimpanzés comme celle de notre espèce. Pour notre espèce, la pulsion sexuelle et le rapport sexuel sont en grande partie orchestrés par les normes patriarcales et les conduites religieuses. Frans De Waal règle par ailleurs cette question à l’aide d’une critique franche du patriarcat en s’appuyant sur les mœurs en Océanie :
« […] Il est hors de doute que les purs produits des patriarcats ont subi un choc, des siècles plus tard, quand le capitaine Cook a débarqué sur le littoral d’Hawaï. Ils ont défini les habitants de l’île, qui connaissaient peu de contraintes sexuelles, comme des adeptes de la « licence » et de la « promiscuité ». Cette terminologie méprisante est toutefois contestable, puisque rien n’indique que quiconque souffrait de la situation, ce qui serait, à mon sens, la seule raison pour rejeter un style de vie donné. À cette époque, les enfants hawaïens étaient formés par le massage et la stimulation orale à jouir de leurs parties génitales. Selon le sexologue Milton Diamond de l’université d’Hawaï, « les concepts de sexualité pré-conjugale et extraconjugale n’existaient pas, et, comme presque partout en Polynésie, personne au monde ne s’abandonnait davantage aux appétits sensuels que ces insulaires ». »
Jusqu’à la fin de l’ouvrage, Frans De Waal poursuit l’aventure et compare certaines attitudes des primates à des rituels religieux. Par exemple, « la danse de la pluie du chimpanzé », constatée à plusieurs reprises, pose de sérieuses questions puisque sans objectif apparent ; ou bien, concernant le comportement des bonobos et des chimpanzés autour d’un des leurs ayant passé l’arme à gauche. Toutes ces pistes l’encouragent à revenir sur une des propositions du père de la sociologie :
« Émile Durkheim appelait les bénéfices que l’on tire de l’appartenance à une religion son « utilité laïque ». Il était persuadé qu’un phénomène aussi omniprésent et envahissant devait servir un objectif – et que cet objectif n’était pas surnaturel, mais social. […] (Quant au) biologiste David Sloan Wilson […] : « Les religions existent essentiellement pour que les gens puissent réussir ensemble ce qu’ils ne peuvent réussir seuls ». »
À la fin de l’ouvrage, De Waal nous offre un dernier point de vue sur les origines de la morale :
« La loi morale n’est ni imposée d’en haut, ni déduite de principes soigneusement raisonnés ; elle naît de valeurs bien ancrées, qui sont là depuis des temps immémoriaux. La plus fondamentale dérive de la valeur de la vie collective pour la survie. Le désir d’appartenance, l’envie de s’entendre, d’aimer et d’être aimé nous pousse à faire tout ce que nous pouvons pour rester en bons termes avec ceux dont nous dépendons. D’autres primates sociaux partagent cette valeur et s’appuient sur le même filtre entre émotion et action pour parvenir à un modus vivendi mutuellement agréable. C’est ce filtre que nous voyons à l’œuvre quand les chimpanzés mâles désamorcent une querelle au sujet d’une femelle ou quand les babouins mâles font comme s’ils n’avaient pas vu la cacahuète. C’est une simple question d’inhibition ».
La part d’inhibition nécessaire pour le bon déroulement d’une vie en communauté est-elle issue d’une décision volontaire et consciente, ou bien, est-elle l’œuvre de la contrainte qui force un sujet à réfréner ses envies ? Si l’on opte pour la seconde proposition, ceci voudrait-il dire que nos congénères pensent et pèsent le pour et le contre en vue d’une action ? Au même titre que d’autres mammifères, les singes ont une mémoire qui, d’une part, se réfère à des comportements dits instinctifs comme le choix d’un mâle alpha plutôt coopérateur ; d’autre part, les singes possèdent une mémoire individuelle qui correspond à des moments d’éducation. Par conséquent, il existe des temps pédagogiques qui consistent à disputer et à punir ceux qui pénalisent l’ensemble du groupe. Les observations ultérieures confirment l’effet des sanctions sur le parcours individuel des grands primates, le souvenir de la punition est ainsi mémorisé sous la forme d’un interdit.
Le principe consiste à inoculer ou à implémenter des interdits, soit par des punitions qui définissent des limites, soit par la répétition de gestes pédagogiques. Il s’agit d’inscriptions au sens le plus basique, telle une trace engrammée dans le cerveau des primates. Ainsi, des comportements sont délimités par le biais de la sanction ou de la répétition. Il y a bien entendu la notion d’instantanéité à prendre en compte. Dans le monde animal, les signaux ont pour objectif d’effrayer (aveugler), de simuler, voire de dissimuler ; le signal n’est pas un signe à partir duquel les singes spéculent afin d’y ajouter d’autres signes qui engendreront un raisonnement. Ainsi, les situations propres au déploiement de « la morale animale » participent de l’automatisme et de l’impensé. Impensé qu’il ne faut pas confondre avec l’inconscient qui, pour notre espèce, représente justement une expression des mécanismes du langage :
« L’inconscient est structuré comme un langage » nous dit Jacques Lacan.
Dans ce cas de figure, pouvons-nous dire que la morale humaine est plus proche d’un organe collectif que d’une proposition logique ? Ici, il faut entendre l’organe en termes de régulation. Par exemple, le cœur organise la circulation sanguine, le cœur agit comme distributeur, mais aussi comme régulateur. De ce point de vue, il apparaît que la morale n’est pas issue d’un ensemble de dogmes écrits et relayés par des institutions juridiques ou religieuses qui organisent dans un certain ordre les conduites humaines ; c’est plutôt l’inverse, les dogmes résultent de conduites humaines locales et circonstanciées — bien que le goût des superprédateurs pour la conquête et la colonisation a finalement consisté à éradiquer les conduites morales locales afin de les universaliser, donc, les christianiser, les islamiser, etc.
Chez les mammifères, la morale participe du vivant en prise directe avec ce qui est « bon » ou « mauvais » — toutefois, le « bon » ou le « mauvais » n’a de sens qu’en relation à une communauté garantissant la survie de chaque individu. La morale traverse et englobe le corps de l’animal, elle se manifeste sous la forme de signaux indiquant des options de survie, de repli, de fuite, d’attention, de conflit ou de réconciliation en vue de la préservation et de la reproduction d’un groupe d’individus.
Pour l’espèce humaine, la morale a bien pour fonction d’instruire des conduites afin de préserver un groupe, une famille, une communauté, une entreprise ou une nation — notre espèce l’a toutefois habillée d’oripeaux politiques, économiques, sociaux, religieux, culturels, ethniques. La morale humaine est ainsi devenue l’instrument d’un mode opératoire selon les valeurs, les hiérarchies et les intérêts d’une religion, d’une politique, d’une économie, d’une action sociale, d’une culture, d’une tradition. Pour notre espèce, l’organe moral se vêt des attributs et des épithètes du langage, toutefois au titre d’une inconsolable prise de conscience nous renvoyant au seuil du débat contradictoire ; elle nous immobilise sur le pas-de-porte de la justice et de la jurisprudence.
Dès l’origine, l’organe moral protège indifféremment la cohésion d’un groupe composée de chimpanzés, de bonobos et, finalement, de femmes et d’hommes. Le groupe est toutefois mû par des corps, des forces, des dynamiques, des pulsions qui perturbent, dérangent ou détruisent les mécanismes fragiles de l’organe moral. Le rapport de force s’installe dans les creux des corps contrits, tendus et assiégés par la puissance de prédation du vivant. Par conséquent, la communauté est aveuglée par la dérégulation des sens et le désir de dominer qui, matériellement, renvoient aux luttes de prestige comme à l’invention de cérémonies, de cultes ou de rituels.
C’est la raison pour laquelle le désir de reconnaissance, la recherche de notoriété, le désir de briller en société, les luttes de prestige, ou la joie que procure le fait d’être connu (jusqu’à devenir un objet de connaissance ou à être adulé tel un objet de croyance) sanctifie la farce tragique que nous partageons avec nos cousins les bonobos et les chimpanzés. En définitive, l’organe moral imprégnant un groupe d’individus, singes ou « singes parlants », semble avoir pour fin d’inhiber nos désirs de gloire tout autant que de réguler nos prétentions sexuelles et nos pulsions morbides.
De l’organe moral, passons maintenant au mal moral. Contrairement aux chimpanzés et aux bonobos, l’espèce humaine a pris connaissance du mal. Si le « bon » et le « mauvais » s’envisagent comme des figures éphémères et temporelles, comme des moments relais de nos humeurs ou de nos tempéraments, il n’en est pas de même pour le « bien » et le « mal » qui incarnent des entités abstraites logeant dans les sphères éthérées de la métaphysique. Le bien et le mal s’opposent dialectiquement, ils fixent la culpabilité et la dette, ils figent en bien ou en mal des entités, des puissances, des héros, et au final, des femmes et des hommes dans les constellations des mythes, des religions, des politiques.
Nul doute que les femmes et les hommes ont été conditionnés et séparés par la verbalisation, la représentation et la matérialisation du bien et du mal encastrés dans la châsse des oppositions binaires. Représentante désignée, culturelle et mythique de la faute originelle, Eve subit la sanction en son genre féminin et revêt le voile ambivalent des apparences qu’elle s’emploie à incarner symboliquement comme à porter concrètement. Le mythe monothéiste désigne Une coupable qui partage ses stigmates avec toutes les femmes. Ainsi, de leur naissance à leur mort, les femmes reçoivent l’ordre et la mission d’incorporer le mal moral.
Dans la plupart des civilisations, le mariage représente le moment symbolique et concret durant lequel le voile a pour rôle de couvrir la virginité comme de dissimuler les stigmates de la faute originelle. Toutefois, le voile désigne l’ambivalence des apparences, de celle qui s’offre à la vue tout en promettant ou annonçant au-delà des apparences une nature inconnue et imprévisible qu’il faut à tout prix domestiquer — une nature représentant finalement le mystère de la maternité. Entre virginité et maternité, le voile renvoie d’emblée à une double figure de La femme.
Se basant sur l’ouvrage Essai sur l’histoire de l’idée de nature de Pierre Hadot, Jean-Baptiste Gourinat indique une des origines du voile, notamment en commentant Le Voile d’Isis :
« Artémis était souvent assimilée à la déesse égyptienne Isis, et représentée sous les traits d’une femme, la poitrine couverte de nombreux seins, et la tête surmontée d’un diadème et d’un voile. Les seins de la déesse représentaient la nature nourricière, et le voile ses mystères cachés.[…] Cette histoire est « tressée » autour de trois « fils conducteurs », la formule d’Héraclite (« Nature aime à se cacher »), la notion de secret de la nature et l’image de la nature voilée : comment la nature cache sous le « voile d’Isis » des secrets que les hommes tentent de dévoiler par la science et la poésie, et, souvent aussi, de garder cachés. »
Que le voile représente un choix individuel, participant des jeux de séduction ou des formes de soumission, il incarne au cours de l’histoire le signe ostentatoire du féminin : le voile de la Vierge Marie, le voile de la mariée, la burqa, le hidjab, le niqab, la mantille, le madras, le capulet, le châle, le foulard, le carré, le fichu, etc., ainsi que toutes les coiffes ayant pour objet de couvrir la tête. La pousse et l’entretien des cheveux longs illustrent également un voile naturel, par ailleurs voile de la jeunesse propre à révéler la féminité comme à cacher la virginité. Le maquillage est aussi une expression du voile des apparences. Le maquillage n’est pas comme le masque qui déforme le contour du visage et donne à voir une autre identité. Le maquillage est une interface qui accompagne tous les traits du visage, les révèle tout comme il les dissimule sans pour autant les masquer. En définitive, le voile affilié au deuil, au mariage, aux dogmes religieux ou à la coquetterie féminine représente la marque de la séparation entre les hommes et les femmes, tout comme il indique la préservation d’une intimité féminine et simultanément, à titre d’enveloppe, la possession comme la maîtrise du corps des femmes. Enfin, et contrairement à l’unité masculine, le voile renvoie les femmes sur le seuil des mutations et des valeurs antagonistes : à la fois vierges mais aussi mères, à la fois saintes mais aussi putains.
Bien entendu, le voile n’est pas exclusivement féminin. Il reste que le capuchon du moine ou la cagoule du pénitent, le keffieh, le chèche ou le turban ont des significations propres au rituel de la pénitence, à l’identité œcuménique, à la tradition religieuse ou ethnique, voire au camouflage. Bref, les significations et les usages du voile chez les hommes sont différents des femmes.
Il existe également une signification plus profonde et plus philosophiquement patriarcale. Le voile symbolise l’au-delà des apparences selon qu’il verbalise et représente le deuil, le mariage, le culte religieux ou la coquetterie féminine. Le voile du deuil incarne le mystère de la mort comme la fin de la vie maritale. Derrière le voile du mariage se cache celui de la nature et de la reproduction. Le voile imposé par les dogmes religieux renforce la séparation entre les femmes et les hommes, il interdit l’expression du féminin dans l’espace public réservé au masculin ; partant de ce fait, il délimite l’espace domestique, qu’il situe en dehors du jeu des apparences publiques et politiques. Enfin, le voile de la coquetterie féminine dissimule et simule la pulsion sexuelle, à la fois involontaire et impensée, donc crainte et condamnée.
Ainsi, le voile, à la fois objet concret et symbole, simule et dissimule tout autant qu’il révèle et témoigne. Qu’il soit sous la forme d’une silhouette noire et fantomatique ou sous la forme d’un corps élaboré par l’industrie de la mode et de la beauté, le voile des apparences soumet les femmes au régime de la séparation et de la négation morale, logique et esthétique.
Eve croque à pleines dents « le fruit de la connaissance ». En un instant, le « savoir » sépare Eve et notre espèce de sa condition première. Outre le récit et les conséquences du péché originel, c’est ici la connaissance qui est mise à mal. Notre espèce aurait dû rester dans l’ignorance et ne pas savoir distinguer le bien du mal, le vrai du faux et le beau du laid. Recouverte du voile de la connaissance qui induit une présence (réflexive) au-delà des apparences, et dans le même temps expose le corps animal, Eve se transfigure en une entité incarnant le mal moral — puisque la première à prendre connaissance de la honte, de la culpabilité, de la dette et de la mort. Par les biais du symbolique et du langage, le voile de la connaissance instruit le voile des apparences qui réduit notre espèce à la séparation définitive du milieu naturel et purement physique, à l’origine paradisiaque.
Pour ces hommes bordés par leurs mères aliénées et aveuglés par leurs pères bornés, la perversion originelle propre au langage qui corrompt est désormais incarnée par La femme qui couvre toutes les autres du voile de la honte, de la culpabilité et de la dette. L’idéologie patriarcale a fixé le mal moral pour l’éternité dans le corps des femmes. De ce point de vue, toutes sont condamnées et restent à l’état de nature ignorante et imprévisible. Aucune réconciliation n’est possible selon le dogme, aucune identité ne doit se renforcer ni voir le jour — il découle, comme titre de paiement de la faute originelle, l’instauration de la peur, de la soumission et de la servitude. Déchirer le voile des apparences qui sépare les femmes des hommes afin d’en finir avec les logiques partisanes du patriarcat est sans aucun doute la première mission du féminisme. Pour ce faire, il nous faudra questionner le voile de la connaissance (à la fois Logos et Nomos) qui, au sein de la tradition philosophique, situe l’être, notamment la raison d’être du féminin et du masculin, au-delà des apparences.
Revenons à nos grands singes. Il est entendu que les chimpanzés et les bonobos ne verbalisent pas. Pris dans le mouvement des événements, ils n’ont pas de conscience réflexive s’élevant jusqu’à une parole leur permettant de dire qu’ils ont mal ou qu’ils font mal. En revanche, ils ressentent et expriment la douleur, comme ils sont susceptibles de la mettre en partage au sein d’un organe moral (la communauté des singes). De son côté, l’espèce humaine ressent tout autant qu’elle verbalise et circonscrit la douleur au sein d’objets de connaissance et d’objets de croyance. Lorsqu’une douleur corporelle s’impose à nous, elle s’impose soit comme un symptôme permanent qui nous exclut peu ou prou de la vie active, ou comme un événement ponctuel que nous cherchons à éradiquer au plus vite. Notre espèce parvient à circonscrire la douleur tel un phénomène extérieur qui, en périphérie de notre conscience, est exploité ou rentabilisé (système de santé, industrie pharmaceutique, etc.). En définitive, il est fort probable que notre « conscience du mal », en ses qualités physiques, psychiques et morales, voire esthétiques, entérine de savantes spéculations intellectuelles et nous entraîne dans les alcôves des plaisirs et des pouvoirs de la jouissance sadique et masochiste, et ceci, malgré toutes nos bonnes intentions.
Se dessine alors un dilemme auquel seule l’espèce humaine est soumise, un champ qui questionne la volonté souveraine tout comme elle dresse les prédateurs d’exception que nous sommes. Notre espèce vit sous l’emprise d’un mal moral tant mécanique que dogmatique qui distingue les bons des mauvais, qui sépare le bon grain de l’ivraie. L’option mécanique se réfère à l’expression de l’organe moral, telle une implémentation propre à la survie des espèces, celles des singes comme la nôtre, telle une filiation phylogénétique propre à la persistance d’une espèce qui partage tous les maux d’un groupe ou d’une communauté. L’option dogmatique incarne quant à elle l’empire esthétique, issu d’un compromis sous la forme d’une éducation genrée et binaire qui désigne positivement ou négativement des êtres, des actes, des états, des objets, des formes et des marchandises.
En s’appuyant sur une mécanique issue de l’organe moral (connecté aux neurones en fuseau ou autres aspects de la biologie qui déploient des comportements empathiques ponctués de sursauts agressifs et violents) autant que sur un dogme propre à l’empire esthétique (renforçant le dressage, la répétition, la sanction, la culpabilité et la honte), il apparaît sous nos yeux ébahis une société humaine très proche des fondations morales des chimpanzés et des bonobos. En définitive, les vertueuses et brillantes qualités que l’on s’attribue en tant qu’être humain ne seraient-elles qu’un immense et grotesque canular, une fiction permanente ayant tout juste pour fin de légitimer les comportements primaires de la domination ? Sommes-nous des « singes savants », voire uniquement des « singes parlants » tout juste capables d’inventer des occurrences binaires au service de l’idéologie patriarcale ?
Les primatologues et les éthologues ne cessent de découvrir des correspondances entre l’organe et la machine, et par extension entre la nature et la technique. La nature révèle des qualités propres à l’automation, à la répétition et à la reproduction que les machines miment à leur tour. Par exemple, et en tant qu’organe, la voix se mêle à la parole soumise aux automatismes de la langue. D’un commun accord, la voix et la parole exposent la langue maternelle, le roman familial comme l’histoire personnelle d’un sujet ; tout comme elle laisse apparaître les produits de la grammaire, de la syntaxe et du sens commun incarnant un langage contraint par l’idéologie politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique. Optimiste et ironique, De Waal décrit la situation patriarcale dans laquelle nous sommes en regard du chimpanzé et du bonobo :
« Si l’on veut cerner ce que nous partageons avec nos parents grands singes, la comparaison la plus simple se situe entre les chimpanzés mâles et les hommes. Les chimpanzés mâles chassent ensemble, font alliance contre des rivaux politiques et défendent collectivement un territoire contre des voisins hostiles – et en même temps, ils rivalisent entre eux pour le prestige et se disputent les femelles. Cette tension entre association et rivalité est tout à fait familière aux humains mâles dans les équipes sportives et dans les entreprises. Les hommes se concurrencent avec acharnement, tout en comprenant qu’ils ont besoin les uns des autres pour que leur équipe ne sombre pas. Dans Décidément, tu ne me comprends pas !, la linguiste Deborah Tannen explique que les hommes utilisent le conflit pour négocier leur statut, et qu’ils prennent plaisir, en fait, à se disputailler avec des amis. Quand ils y vont trop fort, ils compensent par une plaisanterie ou des excuses. Les hommes d’affaires, par exemple, hurlent et menacent en réunion, puis font une pause en salle de repos où ils plaisantent et rient de tout cela. »
Dans un cadre professionnel, politique ou culturel, les hommes entre eux se chamaillent au même titre que des chimpanzés. Ils désirent jouir et exercer leur souveraine domination sur le groupe. Toutefois, ce que les hommes prennent pour un jeu, un jeu parfois dangereux, les femmes le prennent en revanche très au sérieux. Il n’est pas difficile de constater que la blague dégueulasse et potache est prise au sérieux par la plupart des femmes ; alors que pour les hommes, si elle n’a pas d’autre but qu’humilier ou faire rire l’adversaire, voire le rival, elle aura aussi pour effet de stimuler — telle une invitation à combattre comme à régler frontalement un problème. Provoquer, insulter ou jouer à faire peur est un trait de caractère socialement intégré par les mâles. Il fournit la dose d’adrénaline nécessaire aux coqs prêts à en découdre, mais incarne aussi et parfois le signe d’un abus originel, tel un abus de pouvoir dont les femmes auraient été les victimes. Maintenant, voyons les bonobos :
« Cependant, je vois aussi des ressemblances avec les bonobos, en particulier pour l’empathie et les fonctions sociales de la sexualité. Non que les humains recourent au sexe aussi facilement et publiquement que les bonobos, mais, au sein de la famille humaine, le sexe sert de lien social, comme il lisse les relations chez ces grands singes. J’estime que les bonobos sont extrêmement empathiques, plus que les chimpanzés. » De Waal assoit ses propos en s’appuyant sur des preuves scientifiques :
« On ne savait rien de tout cela lors de mes premiers contacts avec les bonobos, mais ces découvertes confirment que j’avais raison de les juger différents. Les Français les appellent les « chimpanzés de la rive gauche », à la fois pour leur style de vie alternatif et parce qu’ils vivent sur la rive sud du Congo, qui coule vers l’ouest. Ce fleuve puissant les sépare en permanence des chimpanzés et des gorilles, qui vivent au nord. Ils ont néanmoins un ancêtre commun avec ces deux types de grands singes, et celui qu’ils partagent avec les chimpanzés vivait il y a moins de deux millions d’années (donc l’homo sapiens). D’où la question à mille euros : cet ancêtre, ressemblait-il plutôt à un bonobo ou à un chimpanzé ? Autrement dit, lequel des deux est le type le plus originel, le plus proche par son apparence et son comportement du grand singe dont nous dérivons ? Pour le moment, le plus sûr est de nous supposer équidistants du chimpanzé et du bonobo, puisqu’ils se sont séparés l’un de l’autre bien après la séparation entre leur ancêtre commun et nous. Selon une estimation, nous partageons avec eux 98,8 % de notre ADN. »
Qu’est-ce à dire si nous restituons ces découvertes dans le cadre de l’épistémologie féministe ? Eh bien, l’affaire est plutôt cocasse, puisqu’il apparaît que le chimpanzé se soumet à une oligarchie patriarcale sous la forme d’un mâle alpha suffisamment évolué pour composer avec des mâles bêtas — bien qu’il ne faille pas négliger l’influence de femelles alpha dans les groupes de chimpanzés ; alors que les bonobos sont catégoriquement soumis au pouvoir matriarcal, le groupe étant conduit par une femelle alpha soutenue par un collectif de femelles.
L’actualité des « sapiens-africano-latins » mêlés aux pulsions des « néandertaliens-anglo- germano-scandinaves » nous informe en continu sur la violence et la sexualité, ou sur la haine et l’amour, qui débouchent quasi systématiquement sur de virils conflits ou de serviles histoires d’amour — ceci pour reprendre les deux grands thèmes qui inspirent les blockbusters américains, les séries télévisées, les romans de gare, la presse people et littérature à l’échelle mondiale. À la vue de l’organisation socio-politico-culturelle dans laquelle nous baignons, sommes-nous plongés en plein patriarcat chimpanzé ou en plein matriarcat bonobo ? Si tant est que l’organe moral chimpanzé, au regard de l’idéologie patriarcale qui s’étend sur toute la planète, ne soit pas déjà ce qui motive définitivement notre espèce.
Coupons la poire en deux, et affirmons que les êtres humains sont des chimpanzés qui la nuit rêvent de bonobos.
II – LES RELIGIONS DE LA PRÉHISTOIRE
André Leroi-Gourhan, 1964
Leroi-Gourhan est connu pour avoir renouvelé les méthodes des fouilles archéologiques comme l’approche des cultures préhistoriques. Dès l’introduction, il signale le problème auquel se confronte le préhistorien :
« La principale différence entre les sources du préhistorien et celles de l’historien, c’est que le premier détruit son document en le fouillant. Il y aurait équivalence si un enregistrement intégral était toujours fait, couche par couche, de tout ce qui a été observé. »
L’analyse d’un site archéologique ne peut se désolidariser du contexte où se trouvent des objets manifestes tels que des squelettes humains, des restes d’animaux, des parures, des traces d’ocre, etc. Les cavernes dont les parois sont décorées de peintures et de gravures sont de précieuses archives, elles permettent de nombreux constats, notamment concernant les unités spatiales.
Comme l’indique le titre Les religions dans la préhistoire, l’objet d’étude porte sur les pratiques religieuses durant la préhistoire. Leroi-Gourhan possède trop peu d’éléments pour en juger, seules quelques traces de rites apparaissent durant le Magdalénien (entre – 15 000 et – 9000 ans avant notre ère). L’auteur critique également les interprétations ethnographiques se rapportant au « culte des ossements » et aux « pratiques mortuaires » durant le paléolithique. Les interprétations ethnographiques consistent à superposer les rituels de tribus encore existantes et les maigres signes que laissent les fouilles archéologiques. Toutefois, il existe cent manières d’interpréter le positionnement d’un crâne ou l’amoncellement de mandibules. Leroi-Gourhan met en cause les comparaisons entre la maigre réalité des sites archéologiques et les tribus auxquelles on attribue des rites ancestraux :
« Un crâne peut être découvert isolément pour des raisons très différentes : il peut s’agir d’un véritable trophée ou d’une vraie relique. On en possède au moins un exemple indiscutable au Magdalénien ; au Mas-d’Azil, dans l’Ariège, a été dégagé en 1961 un crâne féminin jeune, privé de mandibule, dans les orbites duquel deux plaquettes d’os taillées simulaient les yeux. […] C’est le seul cas indiscutable d’un crâne préparé qu’on puisse citer pour tout le Paléolithique. »
Il est difficile de savoir s’il y a des rituels religieux au Paléolithique. En outre, les traces ne permettent pas de désigner le rôle précis de l’être humain au Néandertal. Est-il artiste, prêtre ou sorcier?
« […] tout d’abord dire qu’aucune distinction ne sera faite entre religion et magie, faute de matériaux réellement fondés pour établir une séparation. Le sens même du mot « religion » sera très restreint dans son usage. […] La discussion est, en effet, mal fondée si l’on sépare l’artiste, qui ne créerait que des formes, de l’homme religieux qui ne représenterait que des dieux. Même dans les œuvres les moins figuratives et les plus dénuées de contenus religieux, l’artiste est créateur d’un message ; il exerce à travers les formes une fonction symbolisante qui perce ailleurs dans la musique ou le langage. »
L’évolution est lente et dure 20 000 ans. Dans la plupart des cavernes, les préhistoriens situent les actes graphiques et figuratifs de l’Aurignacien (– 30 000 ans) jusqu’au Magdalénien supérieur (– 9 000 ans). Il existe une cohérence graphique basée sur un bestiaire spécifique sans relation précise avec la nutrition. Les œuvres graphiques sont similaires entre les différentes cavernes et sur tout le territoire européen. Est-ce qu’une organisation commune de l’espace a cours ? En outre, les grottes ont des pièces séparées qui indiquent des usages différents. De ce point de vue, il est tentant de comparer ces usages à la façon actuelle de concevoir les espaces domestiques conçus sur la longueur, avec le hall d’entrée qui débouche sur la cuisine, puis sur la salle à manger pour enfin aboutir aux chambres à coucher.
« […] le sens apparent des images ne semble pas avoir varié de – 30 000 à – 9 000 avant notre ère et reste le même aux Asturies et sur le Don. La continuité des représentations dans le temps et l’espace pourrait passer pour un effet du déterminisme : à niveau culturel équivalent, les mêmes manifestations apparaissent. Si le déterminisme explique l’adoption de la persistance, il n’explique pas l’origine d’un système aussi compliqué que celui des figurations associées ; une diffusion par contact a dû entraîner l’extension de la symbolique figurative jusqu’aux confins. L’Europe d’alors constituait déjà une nappe culturelle très vaste, variée dans ses détails, mais homogène dans son ensemble. »
Leroi Gourhan s’essaie à une analyse thématique des sanctuaires suite à un classement des figures peintes et gravées par nombre et par grandeur. Sur 125 grottes, 72 d’entre elles sont lisibles. Il repère 1 200 groupes de figures et un peu moins de 3 000 figures. La plupart des figures tient du bestiaire, comme le cheval, le bison, l’aurochs, le cerf, le bouquetin, le mammouth, etc. Peu d’humains sont représentés. En revanche, les signes se rapportant de manière figurative ou abstraite à des dessins de phallus et de vulves sont très nombreux. Il souligne également qu’aucune représentation évoquant un coït humain n’est présente sur les 72 sites ; seule une scène représente un accouplement humain sur toute cette période : La Grande plaquette d’Enlène. Il existe cependant des couplages, ou des superpositions entre des signes féminins-masculins et des animaux :
« Le couplage des signes ne fait aucun doute ; normalement, un signe féminin est accompagné d’un signe masculin qui le complète ; c’est cette règle de couplage qui permet de considérer les blessures et les mains comme l’équivalent de signes du groupe féminin. Un autre couplage apparaît constant, celui des animaux ; il révèle un fait très important : à un animal du groupe B (bison ou aurochs) s’oppose pratiquement toujours le cheval (231 pour le cheval, 236 pour le bison et l’aurochs, soit 70 % de la totalité des situations, y compris les animaux en situation de pourtour). Le thème central de l’art paléolithique est donc indiscutablement un thème binaire associant le cheval au bison ou au bœuf sauvage. Ce thème animalier est doublé par les signes, qui occupe la même position ou une situation analogue, signes répondant eux aussi à un thème binaire dont l’origine explicite est dans la représentation des symboles masculins et féminins. On est très loin de la représentation naïve de gibier envoûté ou de la simulation grossière d’une procédure de fécondation. »
Un schème s’est déployé sur 20 000 ans ayant pour enjeu de créer des situations binaires entre des dessins d’animaux et des signes féminins et masculins. André Leroi-Gourhan critique les interprétations hâtives entre ces groupes de figures et les possibles rituels pouvant en découler — puisque les gestes et les paroles n’ont pas été enregistrés pour en témoigner. À ce stade des éléments réunis, c’est un peu comme comparer la liturgie d’un Norvégien dans un temple protestant à celle d’un chrétien de Port-au-Prince pratiquant des rites Vaudou dans un cimetière. Toutefois :
« […] la répartition géographique uniforme des deux séries symboliques, leur évolution synchronique, la structure spatiale des assemblages, leur présence sur les objets mobiliers imposent l’insertion dans un système symbolique unique. Diverses hypothèses peuvent être formulées sur les liens entre signes masculins-féminins et animaux Cheval-Bison, voire sur l’assimilation éventuelle des signes masculins au cheval, et signes féminins au bison ou réciproquement. »
Le système binaire qu’il décrit est très largement enrichi par d’autres combinaisons de figures plus complexes qui invalident une analyse des faits claire et définitive.
Cet ouvrage a été écrit en 1964. D’autres constats et découvertes ont été établis depuis qui repoussent toujours plus loin dans le temps les spéculations concernant l’accès des hominidés au symbolique. Ce passage s’exprime à travers la sépulture. Plutôt que laisser le corps d’un mort à l’abandon, les premiers hommes vont chercher à l’enfouir, ou procéder à des crémations. Les traces indiquant une pratique funéraire sont les signes incontestables d’une identification ou d’une altérité. C’est au cœur de ces mouvements psychiques que les liens (de parenté) se renforcent et que l’existence d’une entité autre à laquelle on s’identifie apparaît.
Il est probable que « la douleur de la perte » mêlée à « la reconnaissance du dominant » ait généré des actes symbolisant des gestes de gratitude, sachant que ces actes étaient aussi et probablement mêlés à des croyances animistes, du moins si l’on se fie aux représentations fusionnant l’homme et l’animal : « l’homme à tête d’oiseau » (Grotte de Lascaux), « le Dieu cornu », ou « l’homme bison jouant de l’arc musical » (Grotte des Trois Frères). De ce point de vue, l’intérêt obsessionnel de nos ancêtres pour les animaux, et notamment pour les animaux comestibles, débouche sur des formes d’identification avec l’animal — telles des mutations ou des transfigurations renvoyant à un imaginaire commun.
Leroi-Gourhan remarque un curieux mélange entre les signes féminins et les blessures des chevaux ou des bisons (ou aurochs, ancêtres du bœuf et du taureau). Les vulves mêlées au corps des animaux ouvrent sur des interprétations curieuses où s’enchevêtrent les stigmates des animaux blessés et les ouvertures corporelles. D’un point de vue matériel et visuel, l’ouverture du sexe féminin pourrait se confondre avec une fente. À ce point nommé, rappelons cette tradition chrétienne se rapportant à la représentation des stigmates du Christ qui renvoient pour certains historiens d’art à des vulves ensanglantées. Au carrefour de pratiques artistiques et rituelles, se trouve peut-être une filiation entre l’inconscient de peintres-sculpteurs et l’imaginaire de nos ancêtres ? Une dernière citation nous indique l’étonnant rapprochement entre les sexes féminins-masculins et les animaux :
« Les signes masculins et féminins et les personnages masculins ou féminins auxquels ils se substituent sont en rapport avec les animaux et avec la caverne puisqu’on les trouve couplés, comme les animaux. En outre, les signes masculins complètent fréquemment des accidents naturels (fentes ou alvéoles de contour ovale) assimilables à des attributs féminins. D’autre part, l’équivalence signe « féminin-blessure » ouvre un réseau de correspondances extrêmement intéressant. Qu’un bison puisse indifféremment porter sur le flanc une vulve ou une blessure donne, de manière inexplicite mais sensible, l’accès vers une véritable métaphysique de la mort. Il est difficile d’aller plus loin, du moins pour le moment, car nous ne pouvons comprendre, très confusément, qu’une partie des aspects symboliques du système de représentation : l’homologie des signes et du couple bison-cheval et le lien probable entre les symboles sexuels et les symboles cynégétiques sagaie-blessure. La valorisation de la caverne elle-même comme symbole femelle ressort par contre très clairement à travers les nombreux cas où les formes naturelles ont été soulignées (niches peintes en rouge) ou complétées par des signes masculins. »
La profusion de signes sous la forme de sexes féminins et masculins gravés et peints, relevés sur tous les sites et sur une période de 20 000 ans, nous invite à prendre en considération le goût de nos ancêtres pour les dessins pornographiques. Étaient-ils déjà des obsédés sexuels au même titre que nos collégiens qui dessinent des « bites » et des « chattes » sur les parois des toilettes des établissements sous contrôle de l’Éducation Nationale — sachant que l’imaginaire de nos adolescent.es, par définition très encombré d’image écran de toute sorte, ne peut se réduire à celui des paléolithiques. Enfin, pour clore cette courte collecte d’informations, une dernière citation d’Henri Zaffreya :
« Les représentations féminines partielles comprennent les vulves et les profils fessiers. Les premières constituent un thème tout à fait particulier de l’art paléolithique. Jamais plus cette partie du corps féminin ne sera représentée aussi souvent et avec un tel soin. Dans les grottes ornées la vulve est une figure banale et fréquente, à tel point que le premier étonnement passé, cette image est tout juste signalée. Un discret voile de silence recouvre ce thème d’autant plus facilement qu’il est assez incongru par rapport aux interprétations les plus courantes de l’art paléolithique, magico-religieuses, totémiques ou structuralistes. Le nombre des vulves est considérable mais, de façon un peu curieuse, à une époque où la statistique occupe en préhistoire une place de choix, personne ne semble s’être avisé de les dénombrer. L’extension dans le temps est également très importante : D. Vialou (1991) « les vulves traversent sans variations notables les temps et les cultures préhistoriques ». Les vulves s’observent en effet, de façon courante, depuis l’Aurignacien (La Ferrassie, Abri Cellier) jusqu’au Magdalénien (Tito Bustillo). L’extension dans l’espace est également considérable puisque des images vulvaires s’observent jusqu’à Maszycka (Pologne) et Kostenki (Russie). »
Une trame symbolique ainsi qu’une pensée graphique se sont déployées durant 20 000 ans. Il reste que nous sommes dans l’incapacité de lire explicitement cette histoire, bien que tous les signes graphiques et topographiques indiquent une conception plus ou moins uniforme et cohérente du monde s’organisant autour d’un bestiaire, mais aussi autour de figures se focalisant dès le départ sur le sexe, en majorité féminin. Il est probable que ce laps de temps ne désigne pas explicitement la différence sexuelle entre femme et homme, notamment à la vue de la symbiose réalisée avec le cheval et le bison (ou l’aurochs). L’enchevêtrement entre les animaux et les signes représentant les sexes féminins et masculins nous invite à envisager ces projections graphiques comme l’expression de la pulsion sexuelle (ou de « fente magique qui enfante ») superposée à la toute-puissance animale.
Si à notre tour nous superposons ces descriptions aux volontés contemporaines, nous constatons des prises de position similaires. Les mythologies grecques renvoient l’homme à l’animal, notamment à la figure de la force et de la puissance sexuelle avec la création du Minotaure (homme-taureau) ou du Sagittaire (homme-cheval). Nous pouvons également nous référer à Pégase et à L’Enlèvement d’Europe, à l’usage du Cheval de Troie, ou au rite du Flamen Martialis consistant à sacrifier un cheval. Toutes ces figures mythologiques se rapportent directement au cheval et au taureau. Notons également l’emploi du cheval ou du bœuf comme véhicule, ou en tant que force motrice lorsqu’il s’agit de tirer une charrue ou un soc. Nous rencontrons également ce type d’hybridation dans moultes représentations cinématographiques correspondant au déploiement d’une force surhumaine dans le cadre d’une fusion entre l’homme et la machine. Les films Transformers en témoignent, ainsi que le mythique manga Goldorak avec sa tête de taureau.
L’ingénierie technique s’est finalement substituée à la force animale. Il reste que la fascination pour ces deux figures animales reste entière. Il suffit de constater à quel point l’automobile incarne sur toute la planète la puissance démultipliée des animaux. Il existe des correspondances évidentes entre l’automobile et la figure animale : le pare-choc avant reproduit de manière consternante une figure animale et/ou anthropomorphe avec deux yeux (les phares) et une bouche (grille de calandre). En outre, dans le secteur automobile, on qualifie la puissance d’un moteur en nombre de « chevaux ». Nous pouvons également le constater avec le vélo, la moto, la mobylette ou le scooter — les guidons imitant étrangement toutes sortes de cornes. Enfin, rappelons-nous la manière dont l’adolescent roule sur une roue arrière, tel un cavalier qui braque son cheval puis le cabre, ou bien, sur une roue avant imite la ruade.
Mais pourquoi vous parler de prolongement fantasmatique via la machine ? Eh bien, si l’unité et l’organisation spatiale de la grotte renvoient au foyer domestique auquel le genre féminin est assigné, il me semble que les moyens de transport individuels renvoient à « l’habitat mobile du masculin ». Contrairement aux transports collectifs qui indiquent une dissolution et une mixité des genres, l’automobile est le prolongement musculaire du mâle dominant. On ne compte plus le nombre de fois les moteurs hurlants de rage et plantés à côté d’un feu rouge qui, passant au feu vert, entraînent vers l’infini des monstres libres, impétueux et rugissants. L’automobile incarne un foyer fantasmé qui s’oppose au foyer domestique. L’univers masculin sublime l’automobile sous la forme d’une femme-animale. Il faut ici entendre la façon dont certains automobilistes parlent de leur bagnole : la carrosserie est égale aux courbes d’une femme, sa couleur est comme celle d’une jupe moulante, enfin, les banquettes automobiles sont à la fois fermes et enveloppantes comme une paire de cuisses, etc. Ce tout fantasmatique étant séparé de l’évidente supériorité intellectuelle et virile : le compteur de vitesse et le moteur seize soupapes.
Les hommes se comparent peu aux femmes, en revanche, ils n’hésitent pas à comparer les femmes à des animaux, à des objets ou à des machines. Par exemple, le titre du livre Le cheval est une femme comme une autre de Jean-Louis Gouraud en dit assez long. Nous pourrions aussi nous référer à l’univers de la mode avec Jean-Paul Gautier qui fabriqua des harnais en cuir pour ses mannequins lorsqu’il travaille chez Hermès, tout comme de ses soutiens-gorge en forme de cornes. Les mythes convoquant la sirène, la femme-araignée, la femme-serpent ou autres chimères, confirment l’existence de projections typiquement masculines. Les « cougars » en body léopard participent également de l’imaginaire sexuel et sauvage du genre masculin. Pour ces hommes vivant sous l’empire esthétique du patriarcat, la femme reste un animal imprévisible et impulsif qu’il faut apprivoiser. Moralité, il est plus simple de se projeter dans une belle bagnole qui prolonge autant la robe que la force de la jument. Car si les machines sont des extensions de la force de traction animale, la vivacité, la rapidité, l’efficacité et la vie même des machines dépendent au final de l’agressivité toute virile des hommes qui les activent.
Selon certaines thèses, le patriarcat prend racine lorsque les hommes s’aperçoivent que le sperme participe de la reproduction. Les hommes se sont ainsi découverts comme « cause » de la reproduction. Suite à cette prise de conscience, la cause originelle et universelle de l’existence masculine s’incarne dans « le nom du père » qui fixe et rythme les produits de la filiation. Les produits de la filiation s’organisent autour du patrimoine, des titres ou des savoirs transmis. Les sociétés sédentaires sont soumises au régime de la patrilinéarité, et ce sous la forme de transmission de pouvoirs assimilés ou de biens accumulés.
La transmission de pouvoir se fait dans un certain ordre, mais aussi et selon des critères propres à la morale animale. Par exemple, La théorie de l’alliance de Claude Levi-Strauss est basée sur l’interdit de l’inceste. Planifiée et sous contrôle des hommes, l’alliance et la bonne entente entre tribus consistent à échanger des femmes d’un clan à l’autre. Toutefois, les questions se rapportant à l’interdit de l’inceste et aux désirs sexuels de notre espèce sont, d’après les dernières études sur des groupes de chimpanzés ou de bonobos, préalables à la culture humaine qui en détermine les contours dans le cadre de lois — ce qui, par ailleurs, pourrait expliquer l’échange des femmes entre différentes tribus, groupes, communautés ou familles. En d’autres termes, l’idéologie patriarcale semble avoir élargi et rationalisé les échanges afin d’éviter les rapports incestueux en s’appuyant inconsciemment sur les tendances animales déjà en cours et issues de l’organe moral (Chimpanzé / Bonobo). Il reste que ce sont tout de même les femmes qui, déracinées et envisagées comme des « juments », perpétueront le sillon patrilinéaire en ayant pour mission de donner naissance à des enfants mâles.
Enchaînons les spéculations. Pendant la conception d’un enfant, nous assistons à une transformation du corps des femmes. La production d’un enfant pour une femme s’inscrit en profondeur dans le corps et le psychisme en termes de double d’elle-même — et telle une extension d’elle-même. L’hypothèse est d’imaginer que la reproduction, en son sens le plus littéral, permet aux femmes de se dupliquer afin de se survivre à elles-mêmes, ce qui psychiquement pourrait suffire en termes de prise de contact avec l’immortalité — puisque la duplication perpétue une longue chaîne de corps fabriqués, une continuité de corps « moulés / dupliqués / reproduits » sur plusieurs générations et tel un « clonage naturel ».
D’un autre côté, les hommes meurent sans que leurs corps n’aient jamais rien engendré, contrairement aux récits des mythes grecs dont parle Jean-Baptiste Bonnard dans Le complexe de Zeus qui illustrent explicitement le désir de partager le même pouvoir de reproduction que les femmes. Notons que le désir d’accéder à la reproduction se traduit également dans les figures médiévales de « l’allaitement masculin » décrit dans l’article Un orgasme dans les vers et la gangrène ? de Chloé Maillet. À partir de cette angoisse fondamentale, l’objectif des hommes est de survivre au-delà de leurs propres corps au même titre que les femmes. L’hypothèse dialectique veut que les hommes élaborent et conçoivent « un monde » dans lequel ils pourront, tout comme les femmes, se survivre à eux-mêmes, donc s’engendrer et renaître par le biais des mythes et des religions ; d’où la production et la reproduction d’objets sacrés dans lesquels se logent des esprits ou des dieux, qui en termes de duplications sont faits à leur image, et qui leurs permettront de survivre dans l’au-delà. Moralité, mis au pied de la grotte domestico-préhistorique, les hommes n’ont pas d’autres moyens que l’imaginaire et l’innovation technique pour espérer parvenir à la cheville des femmes dont le pouvoir est immense — du moins si l’on spécule sur les projections symboliques prenant corps dans les nombreux cultes de déesses-mères avant la naissance de l’écriture.
Les bonds technologiques effectués durant l’ère industrielle ont beaucoup fait rêver les hommes du XIXe siècle. Les premières machines, les premiers moteurs, ainsi que la maîtrise de l’énergie fossile, électrique, voire solaire, ont permis d’instruire une plus grande concurrence avec le ventre des femmes. Il faut imaginer l’esprit scientifique de la médecine comme celui de l’industrie du XIXe mêlé à une croyance aveugle dans le progrès, lui-même enchevêtré aux visées capitalistes et patriarcales. Notons toutefois que les chaînes de production sont entraînées par la production du ventre des femmes qui, au final, fournit la force de travail pour le ventre des usines d’où sortent des chevaux de fer ou des bœufs mécaniques destinés aux transports et à l’agriculture. Dans Caliban et la Sorcière, Silvia Federeci indique qu’avant l’invention des machines qui remplaça la force de travail du cheval, du bœuf et finalement de l’homme, le contrôle de l’outil de production passe avant tout par la maîtrise du ventre des femmes, et ceci, en tant que lieu de production d’une main-d’œuvre bon marché.
Dans Histoire de la virilité, et durant le chapitre Balaise dans la civilisation : mythe viril et puissance musculaire, Jean-Jacques Courtine indique que la culture du muscle est le moyen de manifester la toute-puissance virile des hommes face au pouvoir des femmes :
« Partie intégrante du dispositif du « modèle archaïque dominant », elle vient contester le privilège de l’enfantement, cet « apanage exorbitant et non fondé » qui confère aux femmes « la capacité incompréhensible » de produire des corps semblables, mais aussi différents d’elles-mêmes : les hommes, eux aussi, peuvent enfanter d’autres hommes, ou plus exactement de la part plus masculine de ceux-ci, de ce qui fait l’homme dans l’homme, la virilité. Les femmes peuvent bien accoucher de garçons tant que les hommes reproduiront des hommes virils. »
En prise avec la conscience de sa fin et l’impuissance à se reproduire, l’homme viril désire accéder à l’immortalité comme à une autonomie totale par la force mécanique et le génie technique. Le délire est profond, toutefois les fictions auto-réalisatrices sont bien réelles et conduisent à toutes les formes d’exploitation — par exemple, en tant que lieu de production automobile entièrement automatisé et sans ouvrier, l’usine Tesla n’a plus besoin de force de travail nécessitant le ventre des femmes ; il en est de même pour les transhumanistes qui, par le biais des bio-technologies, imaginent se cloner à l’infini.
Chacun.e d’entre nous est aujourd’hui concerné.e. Le smartphone absorbe « le temps de cerveau disponible » (Patrick Le Lay) de l’élite bourgeoise comme de la masse laborieuse. L’automobile, le robot ménager, la télévision, les interphones, la roulette dentaire, la puce bancaire glissée sous la peau, le calcul des activités journalières via des applications « bien-être et santé », ou la dernière « baignoire-balnéo-discothèque » sont des machines ou des applications conduites par des algorithmes. Ces machines sont par ailleurs des hypertrophies techniques et des prolongements symboliques du corps des femmes et des hommes.
Le mythe futur veut que les machines se reproduisent elles-mêmes afin d’inoculer toute l’humanité de leur savoir-faire. Et c’est en partie le cas avec la médecine qui, à l’aide de machines et de chimie, repousse la durée de vie de notre espèce. Dans un premier temps, il y existe un ensemble de procédures qui permet de diagnostiquer l’état mécanique du corps — IRM, scanner, radiographie, analyses sanguines, etc. ; dans un second temps, le bloc opératoire représente le champ de bataille clinique dans lequel se concentrent autant de machines que d’outils utiles à la réparation des rouages, pistons, malformations ou hypertrophies du corps ; enfin, le corps se prête à l’inclusion de substances synthétiques, de greffes d’organes, de greffes osseuses à base de corail, de nettoyages d’artères ou de destructions cellulaires, tout comme le corps s’adapte aux greffes de mains robotisées, aux exosquelettes ou aux sonotones désormais introduits sous la peau.
D’un autre côté, ce sont en partie les technologies médicales qui libèrent le corps des femmes des années 1950 à nos jours, notamment avec la création de la pilule contraceptive, la procréation médicalement assistée, l’assistance médicale lors d’un avortement, etc. En outre, les conditions de production à l’échelle industrielle ont permis un accès au confort moderne et à un relatif bien-être social pour une grande partie des femmes occidentales. Toutefois, et comme nous le verrons avec Mona Chollet, les avancées médicales et techniques ne sont pas sans conditions et renvoient à une puissante injonction : celle d’accéder à « un corps parfait », ce au même titre qu’une belle carrosserie de bagnole. D’un côté comme de l’autre, il s’agit de la maîtrise et du contrôle du corps par le biais des technologies — des technologies qui auraient pour fin de transfigurer le corps des femmes, voire des hommes, en jument ou étalon de compétition, ou bien, en cyborg sexuel.
Une étrange tradition issue du fond des âges perdure sur la base d’une superposition entre la pulsion sexuelle humaine et la toute-puissance animale du bœuf et du cheval. Sous la forme de machines robotisées ou de corps humains augmentés, l’innovation scientifique et technique semble au service de visées archaïques propres aux projections fantastiques et magiques qui eurent lieu durant 30 000 ans. Mêlés à toutes les innovations techniques comme aux conceptions binaires, nous pourrions sans difficulté imaginer les figures idéales et génériques du XXIe siècle sous la forme d’un « homme-taureau dans un SUV 32 soupapes » et d’une « femme-jument dans une robe en textile intelligent ».
III – LA PATERNITÉ DANS
LA PSYCHOLOGIE PRIMITIVE
Bronislaw Malinowski, 1927
Malinowski étudie l’organisation sociale des Trobriandais, autochtones des Iles Trobriand situées au Nord-Est de la Nouvelle Guinée. Durant plusieurs années, l’auteur observe les faits qui contredisent le bon déroulement de la reproduction humaine. Pour cette communauté, seule l’eau de mer féconde les femmes. Par conséquent, l’homme n’est pas le mâle reproducteur bien qu’il ait une fonction sociale et une responsabilité paternelle suite au mariage. Les femmes se reproduisent spontanément et selon la volonté d’un esprit qui désire se réincarner :
« Les points principaux restent identiques : tous les enfants sont des esprits réincarnés ; l’identité du sous-clan est préservée au travers du cycle ; la cause réelle de la naissance de l’enfant provient de l’initiative d’un esprit de Tuma. »
L’ignorance de la paternité physiologique, ainsi que la rencontre entre l’esprit Tuma et le corps des femme instruisent les conduites des femmes et des hommes :
« Dans le mythe le plus important des Trobriandais, une femme, nommée Mitigis ou Bolutukwa, mère du héros mythique de Tadava, vécut totalement seule dans une grotte du bord de mer. Un jour, elle tomba de sommeil dans son habitation de pierre allongée sous une stalactite humide. Les gouttes percèrent son vagin et ainsi elle se trouva dépourvue de sa virginité. Dans les autres mythes originels, la pensée du percement n’est pas mentionnée, mais ils débutent souvent en soulignant sans tarder que la femme ancestrale était sans homme et ne pouvait en conséquence pas avoir de relation sexuelle. »
Le mariage est une composante forte de la vie des Trobriandais, comme il est source de questionnements pour Malinowski. Malgré les activités sexuelles régulières hors mariage, les jeunes filles restent « vierges » et n’enfantent que rarement avant la cérémonie du mariage qui consacre et légitime la procréation. Dès que l’union sacrée a lieu, les femmes semblent disposées à enfanter. D’un autre côté, l’organisation sociale veut que les maris soient responsables de l’éducation des « enfants-esprits ». Ce phénomène étonne Malinowski, d’autant que la maîtrise et le contrôle de la reproduction ont lieu sans passer par la contraception. Pour la conception occidentale de la sexualité, ce cas d’étude va à l’encontre de tout bon sens :
« Pour éprouver la fermeté de leur croyance, je me suis fait définitivement et agressivement l’avocat du diable en plaidant la vérité de la doctrine physiologique de la procréation. Devant de tels arguments, les autochtones ne me donnèrent pas uniquement les exemples positifs que je viens de mentionner de femmes qui eurent des enfants en dehors des plaisirs de l’amour et de l’accouplement, mais ils se référèrent aussi à ces circonstances négatives extrêmement convaincantes, à ces nombreux cas où les femmes célibataires, ayant eu une multitude de relations sexuelles, n’ont pas eu d’enfants. Cet argument m’a été répété maintes fois. Voici un autre exemple particulièrement concret qui m’a été donné : les personnes sans enfants, renommées pour leur débauche, ces femmes qui vivent avec un commerçant blanc, et qui en changent régulièrement, sans qu’elles aient d’enfants. »
Nous pourrions compléter ce témoignage du début du siècle par des expériences récentes qui démontrent qu’une sélection a lieu de la part des femmes. Cette sélection est par ailleurs étendue à la plupart des animaux ou des insectes dans le livre Comme les bêtes de Menno Schilthuizen sorti en 2014. L’auteur décrit les recherches de scientifiques anglais sur plusieurs couples ayant accepté de collecter leurs sécrétions après chaque coït. La citation suivante est tirée d’articles rédigés dans la revue Animal Behaviour en 1993 :
« Robin Baker et Mark Bellis constatèrent en effet que la proportion de sperme expulsée par la femme dépendait de son orgasme. Si elle ne jouissait pas ou jouissait plus d’une minute avant l’éjaculation, elle gardait peu de sperme. Si, au contraire, elle jouissait pendant ou après l’éjaculation, elle gardait tout. En d’autres termes, les femmes peuvent « utiliser » leurs orgasmes pour modifier la probabilité qu’un homme féconde l’un de leurs ovules (précisons que le verbe « utiliser » ne doit pas être interprété en sous-entendant une décision consciente, même chez les humains : c’est la complexité de notre physiologie qui est la cause involontaire du phénomène). »
La culture et la croyance semblent instruire des conduites qui, elles-mêmes, orientent la relation sexuelle, le plaisir sexuel et la procréation. L’influence symbolique tout autant que la sélection inconsciente et physiologique consistant à choisir « le bon mâle reproducteur » sont-elles à ce point décisives ? D’une part, et s’agissant de l’influence de l’orgasme sur la fécondation, les expériences de Baker et Bellis n’ont pas été assez répétées et vérifiées pour être formellement validées. D’autre part, de nombreuses femmes tombent enceintes sans avoir désiré enfanter. Sans compter toutes les femmes qui tombent enceintes à la suite d’un viol.
L’hypothèse voudrait que des pratiques cultuelles et culturelles, ou bien, les règles de conduite d’un système de croyances, vont à l’encontre des mécanismes biologiques. D’un côté, les sciences cognitives, comme celles de l’information, exposent des cas d’embrigadement qui orientent les goûts, les choix et la subjectivité de cobayes, comme instruisent des conditionnements et des déterminants sociaux. D’un autre côté, et en tant que dispositif psycho-physiologique, l’effet placebo permet d’obtenir des résultats positifs concernant la migraine et la dépression (des pathologies psychosomatiques) ; en outre, les résultats dépendent également du contexte thérapeutique et de la relation médecin/patient. L’impact physiologique du placebo reste partiel et n’a pas d’effet clinique important. Seule la médecine, et notamment l’intervention chirurgicale, la prise de médicaments, la manipulation physique ou un long suivi psychologique changent les choses en profondeur. Bref, les récits de Malinowski méritent toute notre attention, mais ils ne remettent pas en cause la grande majorité des faits.
Dans son ouvrage Masculin-Féminin, Françoise Héritier note que les hommes s’octroient toutes les valeurs positives, et ceci, même sous l’empire de valeurs matriarcales. Les rapports de force qu’ont instaurés les hommes ont bel et bien engendré des systèmes de croyances basés sur des valeurs par définition culturelles. Si l’étude de Malinowski nous étonne concernant les correspondances entre un système de croyances et les effets physiologiques sur des Trobriandaises, notre auteur observe et critique également les manipulations masculines renvoyant au contrôle de la natalité :
« Observons une fois de plus l’intéressante et étrange constellation des faits : la paternité physiologique est inconnue ; mais la paternité, au sens social, est considérée comme nécessaire et « l’enfant sans père » est regardé comme quelque chose d’irrégulier, qui va à l’encontre du cours normal des événements et est conséquemment répréhensible. Que cela signifie-t-il ? L’opinion publique, basée sur la tradition et la coutume, déclare qu’une femme ne peut pas devenir mère avant d’être mariée, alors qu’elle peut jouir autant qu’elle le veut de sa liberté sexuelle, dans le cadre des limites de la permissivité. Cela veut dire qu’une femme, pour voir sa maternité socialement acceptée, a besoin d’un homme, d’un défenseur et de quelqu’un qui pourvoit aux nécessités économiques. Elle a un maître naturel et un protecteur en la personne de son frère, mais il n’a pas l’omniscience de s’occuper d’elle dans tous les domaines où elle a besoin d’un tuteur. En accord avec les idées autochtones, une femme enceinte doit, à une certaine période, se garder de toute étreinte sexuelle et se doit de « tourner loin de tout homme sa pensée. » Elle a besoin alors qu’un homme s’arroge tous les droits de la sexualité qui la concernent, qu’il s’abstienne même de ses propres privilèges pendant un certain temps, et qu’il la garde éloignée de toute interférence, tout en observant son comportement.»
L’étude de Malinowski pose de troublantes questions concernant les régimes de croyance et l’impact qu’ils peuvent avoir sur la physiologie, et plus largement sur nos comportements. L’imbrication entre des enjeux de pouvoir et la discipline des corps qui en découle nous questionne sur l’assimilation des croyances d’un point de vue psychique, physiologique mais aussi génétique — à savoir s’il existe une continuité phylogénétique, telle qu’une influence de systèmes de croyance sur nos gènes… Les stratégies d’encerclement des passions sont à l’ordre du jour sur tous les continents. La privation, l’inhibition et la castration symbolique ont pour rôle de juguler et de réguler l’incontinence du désir comme de socialiser les individus. À savoir jusqu’où le corps est capable de se soumettre sans opérer à son tour des stratégies de contournement ?
IV – CALIBAN ET LA SORCIÈRE
Sylvia Federici, 2004
Sylvia Federici est une historienne marxienne et féministe. Le livre Caliban et la sorcière fait la lumière sur l’institutionnalisation de la domination masculine en Occident. L’ouvrage met en perspective deux siècles de fer pour les femmes contre deux siècles d’or pour les hommes. À la croisée d’une Europe médiévale et d’une Europe renaissante, Sylvia Federici retrace les origines du « nouvel ordre patriarcal » s’imposant durant le XVIe et le XVIIe siècle.
En premier lieu, les visées et les découvertes scientifiques participent à l’élaboration d’un point de vue mécaniste du corps. Le point de vue mécaniste et les avancées rationnelles ménagent les croyances religieuses en renforçant l’existence d’un Dieu spéculateur et mécanicien ayant un contrôle sur la nature et les corps. Le contrat social s’enracine dans deux formes de croyance : l’une est bénéfique et s’organise autour de l’évolution hégémonique du capitalisme naissant mêlé au charme de l’harmonie universelle pré-établie (Leibniz) ; alors que l’autre instruit des pratiques païennes et maléfiques, notamment celles conduites par des femmes supposées planifier des réunions diaboliques sous la forme du Sabbat — elle condamne par conséquent tout ce qui touche à « la magie noire ». Sylvia Federici dissèque ce jeu dialectique et féroce. Elle n’hésite pas à stigmatiser les grands penseurs de l’époque tous issus d’un environnement bourgeois et conservateur qui entérinent les prérogatives du clergé, tant en Europe qu’aux Amériques. Les Amériques représentent des terres pleines de promesse en or et en matières premières.
L’essor du capitalisme nécessite « une accumulation primitive » (Marx) qui va de pair avec l’esclavage — une force de travail muette et totalement gratuite. En outre, la conception mécaniste des corps motive autant la disciplinarisation des corps que la gestion rationnelle et objective des territoires s’enracinant, entre autres, dans la propriété privée. Deux phénomènes illustrent la rationalisation des investissements, deux actions qui consistent à réduire drastiquement l’influence des communaux — une forme d’organisation économique et sociale permettant la survie du peuple. Concrètement, les communaux représentent la mise à disposition gratuite d’une étendue de terre pour la subsistance des familles. La première action du capitalisme primitif repose sur la délimitation de propriétés par le biais de l’enclosure (enclos, enceinte, clôture). L’objectif consiste à s’approprier par la force toutes les parcelles de terre à titre privé. La seconde action s’appuie sur la chasse aux sorcières, une tactique à la fois politique et religieuse qui facilite la privatisation des communaux.
Le capitalisme naissant s’inscrit dans un double mouvement. Dans un premier temps, il s’agit de réduire progressivement les moyens de subsistance des familles pauvres afin, dans un second temps, de réduire le peuple au salariat. La monnaie est le moyen utilisé pour la création des salaires. De ce point de vue, la monnaie n’est plus ce moyen d’échange contractuel entre deux parties, et basé sur les fruits d’un travail libre, autonome et maîtrisé (agricole ou artisanal). Au tournant du haut Moyen Âge et en regard de la pratique du servage, les plus riches, donc les plus forts, mettent en place l’esclavage moderne et instaurent la relation patron-salarié. Au-delà des volontés d’expansion des classes aristocratiques et bourgeoises, il est rationnellement plus avantageux en termes de rendement et de profit, ce en regard d’un territoire privatisé, de contraindre les pauvres à travailler pour un salaire tout juste suffisant pour leur survie — voire de travailler gratuitement en échange de leur simple survie. De cette nouvelle organisation du territoire mêlée à la recherche de profits, elle-même enchevêtrée aux esprits scientifiques à la solde du clergé et des royautés, il découle un nouvel ordre qui stigmatise et aliène définitivement les femmes (pauvres et/ou seules), tout en réduisant à néant le rôle des femmes au sein de la société de l’époque — notamment concernant l’entretien et l’exploitation des communaux.
L’ouvrage Caliban et la sorcière décrit un nettoyage progressif et radical que nos médias actuels n’hésiteraient pas à qualifier de féminicide. L’objectif est d’instruire à marches forcées les nouvelles lois patriarcales nécessaires au développement du capitalisme, donc, à la formation d’un capital de départ issu de l’exploitation des nouveaux salariés. Afin que le capitalisme prenne racine et se développe pleinement aux XVIIIe et XIXe siècles, il faut nécessairement consolider une base sous la forme d’une « accumulation primitive », une consolidation prenant corps en partie sur le dos des femmes. L’histoire de ces femmes anonymes crucifiées sur l’autel du capitalisme a pour point de départ un changement de paradigme ; tel un nouveau modèle de vie imposé par la force et la domination brutale et radicale des hommes. La société de l’époque emploie les gros moyens et procède systématiquement à la chasse aux sorcières dès que se produisent des pratiques en marge de « la magie blanche », ainsi qu’en marge des principes motivés par le capitalisme naissant. Sur deux siècles et proportionnellement à la population européenne, le nombre de victimes est sidérant.
En Europe, l’objectif est d’engager une main-d’œuvre gratuite au même titre que les esclaves dans les colonies du nouveau monde. De ce point de vue, les femmes sont contraintes et soumises au même statut social et la même destination économique que les esclaves. Ainsi, toutes les actions des femmes se voient confinées dans l’espace domestique ou au travail dans les champs. Elles forment des travailleuses de l’ombre et deviennent les petites mains de leurs maris ouvriers agricoles ou artisans pour les plus libres. De plus, et en tant que femmes mariées et destinées à la reproduction, ce type de cloisonnement garantit l’élevage et le dressage des prochains ouvriers, futurs esclaves du patronat. Les femmes des classes supérieures ne sont pas mieux loties, elles n’échappent pas à l’antre domestique. En outre, elles se présentent aux femmes du peuple comme les gardiennes exemplaires de la morale domestique.
Pourquoi la chasse aux sorcières s’est-elle avérée nécessaire à l’époque ? D’après Sylvia Federici, les femmes ont un réel pouvoir sur les communaux ; mais également comme artisane fileuse, tapissière, couturière, mais aussi comme maçonne, menuisière, cuisinière, agricultrice, etc. ; ou dans le domaine du contrôle des naissances, donc, à titre de guérisseuse ou de sage-femme dispensant des conseils pour la contraception. En d’autres termes, et à la vue de la mise en place du capitalisme et de « l’accumulation primitive », les femmes, capables de s’engager dans la gestion d’un territoire et de transmettre des connaissances autant que des savoir-faire incarnent non seulement des concurrentes, mais génèrent, à terme, des pertes de profits. Une citation tirée de l’ouvrage indique les pratiques juridiques consistant à considérablement réduire le champ d’action des femmes :
« Il n’est pas étonnant qu’au regard de la dévalorisation du travail des femmes et de leur statut social, l’insoumission des femmes et les méthodes par lesquelles elles pouvaient être « apprivoisées » faisaient partie des principaux thèmes de la littérature et de la politique sociale de la « transition ». Les femmes ne pouvaient pas être complètement dévalorisées comme travailleuses et privées de toute autonomie par rapport aux hommes sans être soumises à un intense processus d’avilissement social. Et de fait, tout au long des XVIe et XVIIe siècles, les femmes perdirent du terrain dans tous les domaines de la vie sociale. C’est dans le domaine législatif que l’on peut principalement observer à cette période une érosion continuelle des droits des femmes. Un des principaux droits que perdirent les femmes fut le droit de conduire des activités économiques par elles-mêmes et comme feme soles [terme de droit anglais désignant une célibataire, par opposition à feme covert, femme « couverte », c’est-à-dire mariée]. En France, elles perdirent le droit de contracter ou de se représenter elles-mêmes au tribunal, étant déclarées légalement « imbéciles ». En Italie, elle commencèrent à apparaître de moins en moins fréquemment devant les tribunaux pour dénoncer les abus dont elles faisaient l’objet. En Allemagne, lorsqu’une femme de la bourgeoisie devenait veuve, il était d’usage de nommer un tuteur pour gérer ses affaires. »
L’actualité contemporaine ne cesse de le rappeler, l’actualité fournit chaque jour son lot d’arguments en faveur de la perpétuation des injonctions du capitalisme. Notamment, lorsque les hommes politiques déclarent que l’augmentation du salaire des femmes mettrait en péril l’économie française ; sans compter les mouvements anti-avortement et toutes les politiques régressives à l’égard de l’émancipation des femmes que nous observons en Europe et dans le monde. Je n’irai pas plus loin concernant ce livre qu’il est important de se procurer afin de savoir comment le « nouvel ordre patriarcal » du XVIe et XVIIe siècle réduit les femmes à la domestication dans l’Europe occidentale et dans l’ensemble de ses colonies. Tout aussi conséquent que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, Caliban et la sorcière de Sylvia Federici montre que la création de richesses des nations occidentales, ainsi que la liberté d’entreprendre et de capitaliser fut acquise au prix de formes d’esclavage qui aliéna l’autre moitié de l’humanité ; sans compter, bien entendu, les hommes et les femmes déportés d’Afrique noire ou les autochtones réduits à l’exploitation.
V – LE CONFLIT, la femme et la mère
Élisabeth Badinter, 2011
L’ouvrage Le Conflit expose la quadrature du cercle à laquelle s’expose la femme moderne. La vie d’une femme accomplie renvoie autant à l’activité pro-fusionnelle qu’à son rôle de mère et d’épouse, tout comme à une femme ayant une vie sociale épanouie ainsi qu’une vie sexuelle émancipée. Les conditions de réussite d’une telle entreprise demandent non seulement une force de caractère adéquate, mais également des aides matérielles adaptées. Une journée ne contient que vingt-quatre heures, l’investissement dans la vie professionnelle tout en étant mère de famille, sans omettre une vie sociale riche en événements et en rencontres, est d’une simplicité exemplaire sur le papier ; toutefois peu réaliste si l’on compte les tâches domestiques qui gênent forcément aux entournures. Les courses, le linge, la vaisselle, le ménage, la cuisine, l’achat de vêtements, éventuellement l’allaitement, le bain, les couches, la crèche, les horaires de travail, les éventuelles tensions entre salariés, les demandes affectives du partenaire, la soirée rien qu’entre filles, la sempiternelle visite des parents et des beaux-parents, etc.
De manière générale, Elisabeth Badinter note que les femmes concernées ne se plaignent pas de la maternité. Elle indique cependant quelques expressions se rapportant aux femmes qui regrettent d’avoir enfanté. L’autrice observe les dernières tendances concernant les politiques publiques ou privées sur la natalité ; comme le retour à une forme d’essentialisme féministe faisant corps avec les pensées réactionnaires ayant cours avant le traumatisme hédoniste des années 1967-68 (du Summer of Love en Californie à Mai 68 en France). Une curieuse combinaison voit le jour entre les avancées sociales et scientifiques d’un côté, et le retour aux sources de l’autre. Une synthèse contradictoire que nous pourrions qualifier de « maternalisme hippie ». L’essor du féminisme et la progression des sciences médicales renvoient les femmes à une inspection de leurs corps sous toutes les coutures — toutefois, pas sous un angle esthétique comme le décrit Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale, mais plutôt en relation à la préservation saine, naturelle, voire écologique du corps.
L’autrice pointe du doigt la manière dont la philosophe féministe Carol Gilligan arpente chaque centimètre du corps des femmes. Carol Gilligan est l’initiatrice de La philosophie du care, développant ainsi des conceptions bienveillantes, enveloppantes, sanitaires et maternantes :
« Le care, souvent traduit par « sollicitude » et qu’il faut entendre comme « le souci fondamental du bien-être d’autrui » serait la conséquence de l’expérience cruciale de la maternité. »
La problématique posée par La philosophie du care ne se dégage pas de la dialectique binaire et patriarcale, elle oppose une vision de l’éthique féminine (morale) à une conception juridique et rationnelle dite masculine (logique). Le care s’attache aux petites choses du quotidien qui requièrent le travail de fourmi des femmes bien plus expérimentées en ce domaine, car plus proches de l’essentiel se logeant dans les moindres détails. Moralité, le care s’oppose aux hommes dont les visées sont universalistes et publiques. Ainsi séparés de « la base », les hommes vivent dans une sphère différente de celle des femmes.
Renvoyant à une dialectique binaire, ces différences s’imposent dans le débat public. La conception méta-féminine de la vie intra-utérine désignée comme le lieu décisif d’une éthique a priori supérieure à celle des hommes est bien entendu légitime : ce débat a été utile afin de sensibiliser les hommes au temps de gestation maternelle, donc, à la maternité en tant que moment, voire basculement, mutation, révélation, crise ou ravissement dans la vie d’une femme — contrairement à une tâche liminaire, pesante, naturelle et incontournable imposée aux femelles humaines. Il reste que le retour aux contours du corps élevant l’involution utérine au digne statut d’une maternité épanouie s’est confondu avec l’idéologie patriarcale dans sa version la plus rétrograde. Non que le retour du corps de la femme à une économie durable soit critiquable — par le biais de l’allaitement et de l’amour maternel, ou de la consommation de produits frais, sains et bio, mais pas au prix d’un renoncement des libertés individuelles et d’un retour illico presto dans le foyer domestique. Élisabeth Badinter s’étonne de cette « Sainte alliance réactionnaire » renvoyant les femmes dans les cavernes platoniciennes où les conduites maternantes et débilitantes les invitent à se tenir muettes, au service du grand capital.
De nombreuses pages sont consacrées à la Leche League, une association américaine prônant le retour à la raison d’être du féminin, donc, à l’allaitement et à la mère au foyer. Certains esprits américains sont habités par les effluves malodorants du fanatisme religieux. Cette frange pense encore que la science est de nature divine, et que Dieu créa les circuits imprimés en jouant des claquettes sur un piano de cuisson. Élisabeth Badinter note que la Leche League n’hésite pas à diffuser et à distiller son discours dans toute l’Europe sans qu’aucune critique ne sorte de la bouche de nos journalistes français, avant tout préoccupés, comme chacun sait, par les événements politiquement People. Un extrait permet de prendre toute la mesure du contrat moral auquel est assignée la mère selon la Leche League :
« Les leagueuses sont en guerre contre le biberon et les horribles laits en poudre, la crèche et par conséquent le travail des « mamans ». Une bonne mère qui allaite à la demande est mère à plein temps. Raison pour laquelle la Leche League a toujours encouragé ses adeptes à rester à la maison. »
Outre ce type d’association désormais infiltrée dans nos maternités françaises, donc, dans nos hôpitaux publics, l’allaitement semble devenir la norme morale et sociale pour toutes les femmes en Europe. La crise économique fait son œuvre est destine la fonction de mère aux petites économies, donc, à plus de dépendances. Ainsi s’effritent peu à peu les belles années du féminisme où le rêve de concilier un travail épanouissant, une vie de famille moderne et une sexualité émancipée tombe progressivement dans le puits des grandes défaites dont l’écho résonne ainsi :
« […] les trois pays en question ont en commun d’avoir survalorisé le rôle maternel au point d’engloutir toute identité féminine. La Mutter allemande, la mamma italienne et la kenbo japonaise [Ryosai kenbo voulant dire « la bonne épouse et la mère avisée »] donnent une image mythique de la mère, à la fois sacrificielle et toute-puissante. À côté d’elles, la maman française et la mummy anglaise font bien pâles figures. L’envers de la médaille, c’est que les femmes ainsi identifiées à la mère admirable se sont retrouvées prisonnières de ce rôle qui les assignait à résidence. »
D’un autre côté, l’autrice entend le reproche que « les filles des années 80 » adressent « aux mères libérées et émancipées des années 60 » ne consacrant que peu de temps à leur progéniture. La géniale et caustique série anglaise Absolutely Fabulous fait état de ce conflit générationnel : la mère-hippie-glamour-alcoolique se comporte comme une adolescente attardée, contrairement à sa fille normée et scientifique qui incarne la raison comptable et la stabilité familiale. Il est probable que ces tensions filles-mères expriment encore les effets d’une dialectique binaire qu’entretient savamment l’idéologie patriarcale.
Dans le cadre d’une hétéronormation réglée, du moins si l’on s’égare un instant sur les plates-bandes de la psychanalyse et de la répartition des tâches femmes-hommes, force est de constater que la rivalité entre les femmes a pour objet l’accès au « phallus », à l’incorporation du Pater familias, figure ultime de l’autorité domestique et public. Toutefois, il semble qu’au sein des sérieuses rivalités féminines, les femmes ignorent les complicités amicales toutes masculines qui, justement, renforcent et fluidifient le cadre de la représentativité masculine — tout au moins, si l’on s’en tient à l’observation des comportements masculins durant la post-adolescence, et notamment lorsque le complexe d’Œdipe (« hormone » de la rivalité masculine) tend à disparaître entre le fils et le père (le tuteur ou le maître) pour laisser place à la transmission d’un héritage (politique, culturel, artisanal, financier, etc.). Dans le cadre de nos sociétés patriarcales, les expressions de la sororité — dialectiquement opposées à la fraternité — représentent en ses expressions médiatiques les plus délétères la figure de la complicité féminine, se limitant à partager des recettes de cuisine et des échantillons de beauté. En d’autres termes, et pour que la transmission ait lieu entre la fille et la mère au-delà des identifications féminines encadrées par le patriarcat, donc en relation à des visées émancipatrices, il est nécessaire de dépasser l’assentiment paternel qui instruit les limites de l’exercice. Bref, que la fille et la mère se liguent contre « l’autorité du père », voire du saint-père, et s’autorisent à accéder aux savoirs, aux techniques et aux sciences réservés à la gente masculines.
Le problème se pose au sein du féminisme américain qui ne parvient pas à renouveler ses générations tant la haine des filles pour leurs mères — renvoyant à la condescendance des mères envers leurs filles — est aussi palpable qu’accablante. Dans Le féminisme malade de ses filles (in Books, 2011), Susan Faludi retrace l’histoire contradictoire et destructrice du féminisme américain à partir du XIXe siècle. La très problématique relation fille-mère ponctue les passages de relais, ainsi que les naissances et les fins des trois vagues féministes. La main-mise capitaliste et scientifique (consumériste et masculine) sur les nouvelles générations des deux dernières vagues du féminisme américain détruit systématiquement les efforts et les avancées antérieures, comme réduit le débat à des conflits inter-générationnels.
Élisabeth Badiner constate que les femmes doivent faire des choix entre leur carrière professionnelle, leur vie sociale, sexuelle et la maternité. En outre, la complexité historique et la diversité psychologique, autant que les origines sociales des individus, destinent les femmes à vivre leur maternité de façon très différente les unes des autres — certaines vont effectivement s’accomplir, porter fièrement et joyeusement le destin de leurs enfants ; d’autres, en revanche, sont à distance, voire cyniques, et ne montrent que peu d’intérêt pour leurs progénitures. À ce propos, l’autrice cite une phrase ciselée dans une poutrelle IPN d’Elaine Campbell :
« D’autres avouent que l’idée de s’occuper à plein temps d’un bébé les déprime : « C’est comme vivre toute la journée, et tous les jours, en compagnie exclusive d’un incontinent, mentalement déficient. »
Ou bien, plus loin :
« Non seulement elles rejettent l’essence maternelle traditionnelle de la féminité, mais elles se pensent d’autant plus féminines que les femmes épanouies dans leur maternité. Pour les unes, les activités liées à la maternité sont désexualisantes et donc déféminisantes. […] Pour les autres, le désir d’enfant leur est totalement étranger et la notion même d’instinct maternel n’a aucun sens. »
Enfin, Élisabeth Badinter trace un portrait très positif des mères françaises prêtent à en découdre, et qui refusent les formes de « maternité intensive » :
« À force d’entendre répéter qu’une mère doit tout à son enfant, son lait, son temps et son énergie, sous peine de le payer fort cher par la suite, il est inévitable que de plus en plus de femmes reculent devant l’obstacle. En vérité, le naturalisme n’a pas de pire ennemi que l’individualisme hédoniste. À part celles qui trouvent leur plein épanouissement dans la maternité prônée par le premier, toutes les autres feront de plus en plus un jour ou l’autre le calcul des plaisirs et des peines. »
Les femmes qui désirent s’accomplir au même titre que les hommes sont confrontées à un choix cornélien — du moins tant que les hommes et la société elle-même ne s’adaptent pas aux trois critères de la vie d’une femme (Travail, Émancipation, Maternité) selon Élisabeth Babinter.
Dans son ouvrage Micro-violences (CNRS Éditions, 2017), Simon Lemoine évoque le rôle du masculin confronté à la distribution des tâches qui induit la préservation du statut de dominant (une réalité notamment surlignée à de nombreuses reprises par la féministe Christine Delphy) :
« Peu d’hommes de sexe masculin agissent pour que toutes les femmes soient assignées partout à faire le ménage plus que les hommes, en revanche beaucoup agissent pour qu’autour d’eux, chez eux, que certaines femmes le soient (un mari peut se dire que sa femme « sait mieux faire », que c’est temporaire, qu’elle « a plus de temps », qu’il fait autre chose, qu’elle « le devance toujours », etc.). C’est la somme des actions locales des hommes de sexe masculin qui occasionne principalement l’assignation globale. »
Il s’agit bien d’un ensemble de petites actions accumulées comme un capital-dette, donc « une somme d’actions » issue de contraintes sous la forme de devoirs moraux. Ces actions sont assimilées à un état de choses correspondant à la raison d’être du féminin, elles s’inscrivent au sein de conformations déterminant des réalités toutes féminines. Ainsi, le retour de « la mère au foyer » conditionne implicitement des dettes et des habitudes destinant les femmes à rester enfermées dans leur condition sociale de femme en sa visée essentialiste.
D’un autre côté, et afin d’atteindre concrètement un statut propre à la femme moderne ménageant la vie professionnelle, la vie de couple et la maternité, il serait nécessaire de changer radicalement de mentalité comme de moyens d’action. La question est politique et réclame un changement de société consistant en une gestion publique des enfants dès le plus jeune âge, avec des « mères/pères de substitution » rémunérés afin que les mères puissent s’épanouir professionnellement et socialement. Cette situation existe déjà, mais seulement pour les femmes qui en ont les moyens financiers. Étendre, concevoir et rationaliser ces pratiques serait certainement un chantier à venir. La question étant de ne pas revenir aux nourrices, comme le souligne Denis Diderot dans Madame de La Carlière (Conte, 1773), mais de parvenir à un équilibre entre le service public et l’allaitement des enfants par leur mère (si cher à Jean-Jacques Rousseau).
Poursuivre des politiques sans prendre en compte les évolutions technologiques, intellectuelles, sociales, morales et sexuelles, c’est prendre le risque de revenir à des États-nations dirigés par de grands primates qui réinstaurent des formes d’esclavage domestique comme nous le constatons par ailleurs dans de nombreux pays. Le féminisme est certainement un rempart contre la barbarie, il reste que les politiques actuelles ne cessent de nous renvoyer au harcèlement néolibéral comme à l’embrigadement religieux.
Il est aussi probable que le féminisme pâtisse des nombreux courants engendrés. Avec le féminisme universaliste, le féminisme essentialiste, le féminisme genderqueer, le féminisme radical, le féminisme marxiste ou socialiste, l’anarcha-féminisme, le féminisme pro-sexe, l’éco-féminisme, le cyberféminisme, le féminisme musulman… en ajoutant tous les mouvements, les groupes ou les manifestations existantes, tels que les Femen, les Guerilla Girls, les Riot Grrrl, les Xénoféministes, La Barbe, les Slutwalk, et toutes les associations féministes comme Osez le féminisme, sans compter les communautés L.G.B.T.Q.I.++. Nous parvenons aujourd’hui à un paysage fragmenté qui, a priori, aboutit à des factions rivales dont les images et les attitudes collectées et exposées dans les médias renforcent le masculinisme, ou bien, exacerbent l’adhésion radicale, aveugle et partisane des militant.es.
VI – LE POIDS DES APPARENCES
Jean-François Amadieu, 2016
Jean-François Amadieu est un des rares sociologues français consacrant ses recherches aux apparences physiques des femmes et des hommes. L’originalité de cet ouvrage tient au fait qu’il ne traite pas d’esthétique savante, mais de « beauté » en son sens trivial.
Jusqu’au XVIIe siècle, les dogmes de la morale chrétienne, basés sur la compassion, la charité, la pitié et le sacrifice, sont pris en défaut lorsqu’il s’agit de représenter le bien et le mal. Dans les peintures chrétiennes, la figuration du bien s’incarne en compagnie de canons de beauté : signe d’innocence, de pureté, d’éternité et d’immortalité ; celle du mal, en compagnie de la laideur : signe de culpabilité, de honte, de putréfaction et de mort. La naissance, au XVIIIe siècle, de la critique d’art avec Denis Diderot et plus tard Charles Baudelaire accompagne la promotion positive ou négative d’une œuvre, d’un artiste ou d’un groupe d’artistes. La critique décrit l’événement présent, contrairement aux historiens d’art ayant une visée plus synthétique, tels que Winckelmann, Wolfflin ou Panofsky dont la mission consiste à cerner l’esprit et le style d’une époque ou d’une civilisation. Depuis le XIXe siècle, les canons de beauté ont fait place à la diversité des styles qui s’est imposée dans le paysage de l’art par les biais de collectifs (Réalisme, Impressionnisme, Surréalisme, Art abstrait, etc.) ou de styles individuels (Manet, Courbet, Pissarro, Picasso, Duchamp, Warhol, etc.). La critique normative des œuvres basée sur l’esthétique grecque se trouve bouleversée et laisse la place à la pure subjectivité des spectateurs.
Au XXe siècle, les objets d’art, les antiquités ou les objets imprégnés d’Histoire trouvent des collectionneurs revendiquant indifféremment le « bon goût » ou le « mauvais goût » par le biais d’achats qui, par exemple, oscillent entre la passion pour les cadeaux présidentiels de la DDR ou la fascination pour les œufs Kinder, le tout passant par l’acquisition d’œuvres « dégommées » de l’artiste Diego Movilla. En d’autres termes, si le beau n’est plus d’actualité pour les promoteurs de l’art moderne et contemporain, c’est parce que l’ouverture du marché mondialisé l’exige. Un marché qui répond à toutes les demandes susceptibles de dynamiser et d’entretenir l’économie de l’art antique, moderne ou contemporain. Le pluralisme et le relativisme esthétique sont de mesure sur toute la planète — excepté dans les pays où les critiques artistiques risquent de déstabiliser les dictatures ou les oligarchies ; d’où la promotion des arts traditionnels qui maintiennent les populations dans un état de stupeur culturelle, parfois digne du moyen-âge.
Dans le cadre des pensées libérales du XVIIIe siècle, l’empire esthétique et lénifié de Kant observe une stricte séparation entre le beau et l’agréable. L’agréable et le désagréable sont renvoyés à un jugement de goût. Cette séparation faite, Kant élève le beau jusqu’aux sphères de la raison qui, participant d’un plaisir désintéressé, observe l’objet d’une émotion ou d’un sentiment en suspension — d’où la notion d’art, siège de la présence indicielle d’une idée finalement singulière et subjective.
« Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire » nous dit Kant.
L’Analytique du beau de Kant réussit son pari, et quelque part rend le beau plus universel, formel et, de fait, démocratique, à même d’accueillir l’agréable et le sublime, les songes et les mensonges comme les horreurs et les laideurs des œuvres humaines. Cependant, il en est autrement du corps humain aux prises avec la vie politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.
Jean-François Amadieu dresse le portrait d’une cruauté sans fard. Il existe des canons de beauté, des valeurs esthétiques à partir desquelles notre espèce juge ses semblables. Le jugement esthétique du corps humain est comme enchevêtré, empêtré, ligoté aux actions qui permettent de séduire, d’attirer, et finalement de consentir, pour reprendre les mots de Walter Benjamin, à la « prostitution objectale ». Dans cet ouvrage, rien n’échappe à l’œil du sociologue : la sélection des enfants dans les institutions scolaires, le choix des corps sur le marché du travail, l’élection d’un partenaire au regard de la reproduction sociale ou sexuelle, la discrimination positive ou raciale, ainsi que la réussite politique d’un élu. Ainsi, toutes les relations sociales semblent réglées et conditionnées par les apparences.
Dans l’ordre des apparences, Amadieu nous informe que les normes de la beauté occidentale se sont mondialisées : la symétrie et la géométrie des visages, la grosseur des seins des femmes comme la musculature des hommes, la taille des femmes et des hommes — et notamment le rapport taille/hanches. Si les goûts et les normes étaient différents selon les époques et les cultures, voire selon les civilisations, la mondialisation de la beauté occidentale engendre désormais un nivellement des mœurs et des désirs.
Le beau corps n’est pas sans hygiène. L’actualité sanitaire impose également un corps plutôt mince. La beauté est également entretenue ou révélée par le vêtement et ses accessoires. Ces signes de distinction indiquent sur quel barreau de l’échelle sociale nous nous trouvons, ou dans quel milieu nous évoluons. La jeunesse joue également en faveur de « la sélection naturelle » comme du beau. Bref, le beau ne prête qu’à la norme, au riche, au jeune, au mince et à l’hygiène.
Comparons ces descriptions aux recherches philologiques de Nietzsche en nous appuyant sur La généalogie de la morale. Notre philosophe expose des filiations étranges entre les mots « bon, beau et riche ». Le droit naturel veut que le riche soit le gardien des vérités religieuses, politiques et esthétiques. Ainsi légitime, le riche règne et organise le territoire de façon à capter toutes les richesses sans exception, de génération en génération. L’enchaînement étymologique est scandaleusement déterministe, puisque le pauvre-moche est d’emblée désigné comme mauvais, stupide et menteur, alors que le beau-riche est par nature intelligent, débonnaire et sympatique. Le déterminisme des apparences est implacable. Amadieu cite Philippe Perrot :
«[…] l’indigence, le labeur, les maternités, la maladie, marquent, usent et tordent les corps, les plient, les voutent, les rident précocement, là où l’aisance, l’oisiveté et la santé permettent de les entretenir, de les conserver plus frais, plus lisses et plus droits. Se dépose ou s’imprime ainsi dans les chairs — et jusqu’aux os — le texte de leur histoire, les stigmates de leur origine, les empreintes de leur trajectoire, voire les indices de leur destinée ».
Puis, le sociologue poursuit les analyses de Nietzsche :
« Les critères esthétiques sont une opération de « distinction » pour ceux qui détiennent, à un moment donné, le pouvoir culturel ou économique. La définition de la beauté est en grande partie une construction sociale. Cette construction aboutit à une opération de classement tout à fait arbitraire des individus. Et le consensus sur la beauté et la laideur renforce à son tour nos normes sociales en accordant tout aux uns et en refusant le minimum aux autres, comme si des qualités ou des défauts s’attachaient réellement aux apparences. Selon la formule de Sappho, nous refusons presque tout aux laids, convaincus que « ce qui est bon est beau ». »
Ce qui nous distingue les uns des autres est une division des corps en deux catégories : l’un tient à un corps désirable ; l’autre, à un corps non-désirable. La beauté stigmatise et frustre les uns alors qu’elle offre aux autres une plus-value, un « plus-de-jouir » narcissique, corporel, sexuel, voire financier et intellectuel. Les déterminismes esthétiques sont solidement ancrés puisqu’ils participent, pour reprendre les mots de Michel Foucault, des « technologies de pouvoir » propres aux gouvernements libéraux. La question n’est pas certainement pas de réglementer les injustices entre des personnes physiquement avantagées et celles d’apparence plus ordinaire. La question est au contraire d’organiser l’agressivité et de réguler les pulsions sexuelles et morbides de manière plus ou moins coercitive et cohérente, donc selon un ordre et une esthétique.
Plus les personnes sont frustrées, inhibées et maintenues dans un état de stupeur, plus les mécanismes de la psyché expriment la haine, la plainte et le ressentiment — de plus, le dire ou le crier sur les toits ne pallie pas au manque ; protester élargit au contraire l’immonde béance de la frustration et du reproche. Dans ce cas, que finissent par faire les gens ordinaires, pauvres et moches ? Eh bien, la logique veut qu’ils compensent leurs frustrations en se consacrant aux objets de consommation — c’est tout bonnement une affaire de transfert d’affects, des affects illusoires contenus au sein de marchandises tout aussi factices. En outre, plus les médias renvoient les individus à l’ordinaire, à l’ignorance, à la laideur, plus les « gens simples » sont susceptibles de se saigner et de consommer afin d’accéder à des simulacres de beauté, de richesse et de distinction sociale — tout au moins pour ceux dont l’ordinaire est supportable. Bref, le capitalisme a non seulement pour mission de rendre nos existences monnayables et comptables, et par-dessus le marché pétrolifère, de nous submerger de marchandises qui auraient pour fin de satisfaire nos manques relationnels, narcissiques et sexuels.
Il est clair que le « riche-beau-bon » consomme tout autant, sinon plus largement. Il existe cependant une logique propre à la distinction de classe au sein des objets de consommation. Le but est de coûte que coûte se distinguer de la plèbe. Le nanti est désormais à la recherche d’un mode d’existence simple, raffiné et dépouillé — et sans doute plus protestant. Marie-Haude Caraës, théoricienne du design, m’informait dernièrement sur le poids moyen d’une batterie de cuisine pour « une famille ordinaire », celui-ci s’élevant à quatre cents kilos. Pour les classes moyennes, le « poids des choses » a pour fin de garantir une certaine visibilité de la richesse acquise ; alors que l’aristocratie financière semble au contraire se délester et investir dans le design compact et ultra-plat, tout comme dans le voyage incognito et le produit financier imperceptible. Bref, l’ostentation publique n’est plus tendance chez les grands héritiers, excepté si elle contribue à redorer le blason familial sous la forme d’œuvres charitables ou culturelles.
Citons encore l’auteur :
« Non seulement l’apparence physique suscite des préjugés qui résistent aux faits objectifs, mais les individus se conforment souvent eux-mêmes à l’image qu’on se fait d’eux. Ce processus a son origine dans la plus tendre enfance et s’exerce notamment à l’école […]. Il permet aux individus les plus beaux de développer les qualités qu’on attend d’eux et pénalise souvent les plus laids qui finissent, de guerre lasse, par se conformer au rôle qui leur est attribué. »
Amadieu poursuit dans un autre chapitre :
« Une étude a été menée auprès de groupes d’écoliers âgés de 3 à 9 ans. On a pu constater à cette occasion que les filles mignonnes étaient effectivement douces, réceptives et séductrices, tandis que les beaux garçons se révélaient peu agressifs, autonomes et sûrs d’eux. En revanche, les enfants particulièrement laids développaient des comportements déviants. Quelques années plus tard, avec des enfants âgés de 9 à 18 ans, les différences s’étaient creusées. L’assurance des plus mignons s’était développée, mais l’agressivité et l’anxiété des moins beaux s’étaient accrues et leur estime personnelle avait décliné. Pouvait-il en être autrement après tant d’années de traitement discriminatoire et injuste au regard de leurs capacités réelles ? »
Nous sommes affectés par toutes les manifestations du sensible qui n’ont d’autre but que de désigner des êtres bons ou mauvais. L’esthétique souscrit aux distinctions sociales et morales ayant pour fonction d’encadrer l’espace des possibles, donc, de border nos désirs et borner nos capacités. En outre, le jeu des apparences conforte, prolonge et entretient des divisions visibles entre les femmes et les hommes.
De ce point de vue, et au même titre que les stars et les idoles, les normes de beauté représentent une injonction à laquelle se conforment en priorité les femmes. « Être belle » suffit à combler le vide infini de l’existence, donc à jouir de propre et pure existence. Les représentations très encadrées de la féminité ont effectivement un objectif, celui de fixer les obsessions consommatrices du genre masculin, mais aussi de hiérarchiser les rivalités entre les individus, et plus particulièrement entre les femmes elles-mêmes. Les sociétés basées sur l’information, la consommation et les loisirs entretiennent les pulsions sexuelles des hommes, les incitant ainsi à rêver de beautés transcendantes et standardisées, qui les aident par la même occasion à choisir des produits « hautement technologiques » adaptés à leurs désirs de reconnaissance ; il en est par ailleurs de même pour les femmes et leurs appétits narcissiques, voire sexuels. L’esthétique n’a pas de limites et s’adresse autant aux hommes qu’aux femmes. Pour exemple, et suite à quelques tests auprès de femmes qui placent en haut de l’échelle les plus beaux spécimens de l’espèce, l’auteur constate :
« Il est apparu que seuls les hommes d’un physique agréable trouvaient grâce aux yeux des femmes interrogées, indépendamment de leur personnalité. Toutefois, cette évidence n’était pas spontanément reconnue. On a alors fait croire à certaines femmes qu’elles étaient reliées à un détecteur de mensonges. Ce subterfuge a permis de se rendre compte que les femmes étaient parfaitement conscientes des raisons réelles qui les avaient poussées à choisir un des hommes proposés. Persuadées d’être reliées à un détecteur de mensonges, elles reconnaissaient avoir été surtout influencées par le physique et non par les traits de la personnalité [tels l’intelligence, la franchise, l’attention, etc.]. En revanche, elle admettaient moins volontiers l’importance de l’apparence lorsqu’il n’y avait pas de détecteur. »
Voilà un cas d’étude qui, s’il en est un, révèle à quel point les femmes sont capables de camoufler l’influence du physique sur leur conscience éclairée. Étrangement, la raison d’être du féminin aurait pour rôle de garantir le maintien de « la bonne morale » consistant à ne pas « se fier aux apparences ». Ces cas d’étude révèlent le contraire et soulignent à quel point les femmes, comme les hommes, sont conformistes et esclaves des apparences.
Dans un premier temps, il s’agit d’opérer un contrôle des bonnes ou des mauvaises apparences afin de sélectionner et de séparer les maîtres des esclaves. Dans un second temps, et de manière plus archaïque, notamment lorsque les femmes se refusent à avouer leurs goûts conformistes et primitifs, le jeu des apparences a pour rôle de maintenir les pulsions agressives et sexuelles à distance. L’auteur poursuit en fin d’ouvrage :
« On peut se demander pourquoi les femmes seraient plus machiavéliques que les hommes, parvenant à se composer un visage qui leur permet de mentir sans que cela ne se voit. Plusieurs hypothèses ont été avancées. La première est que les femmes, à la différence des hommes, ont à la fois moins de pouvoirs et moins de moyens pour atteindre leurs objectifs autrement. La deuxième hypothèse est qu’elles ont tout simplement l’habitude de jouer avec leur apparence ; le maquillage en particulier peut améliorer les traits, dissimuler des irrégularités, agrandir des yeux, épaissir des lèvres. La coiffure est également plus soignée ou sophistiquée. Or, ces pratiques, qui sont admises et encouragées par la société, renforcent l’impression d’honnêteté. Les toutes jeunes filles seraient aussi très rapidement convaincues que leur succès dans la vie repose en grande partie sur leur pouvoir de séduction. Leur sentiment se vérifiant dans la pratique, elles en viendraient à cultiver, à des fins stratégiques, l’artifice et l’art du déguisement. »
Par les biais d’une éducation et d’un savoir-faire orientés, les femmes sont cordialement invitées à voiler leurs pensées et leurs actions, donc, à louvoyer, contourner, camoufler. De ce point de vue, si les femmes décidaient d’abandonner radicalement les figures de l’assujettissement ou du travestissement, les jeux de cache-cache entre les femmes et les hommes tomberaient en désuétude. Le maintien et l’entretien du « masque de beauté » cristallisent plusieurs rôles, à la fois sociaux, esthétiques, mais aussi économiques, tout au moins si l’on additionne tous les produits de la mode féminine, quantitativement quatre fois supérieurs à ceux des hommes. En termes d’identité, l’homme a pour mission d’être identique à lui-même, alors que les femmes auraient pour rôle d’entretenir un masque à la fois immuable et éphémère, changeant mais toujours captivant au sein de la diversité et de la variété de la mode féminine. Inutile de dire que la recherche d’une identité qui instruit une autorité, un positionnement assuré ou une affirmation tranchée est, de ce point de vue, plus difficile à incarner par les femmes que par les hommes.
S’il apparaît que les deux grandes questions du féminisme tournent autour des ravages intérieurs propres à l’idéal de beauté, comme au conditionnement matériel et psychique de la maternité, il semble que l’une et l’autre soient de nature différente. La maternité conditionne la survie de l’espèce, elle instruit un ensemble d’actions se rapportant à l’espace domestique comme la responsabilité des femmes qui se doivent d’assumer le poids de l’enfant en son sens le plus trivial et le plus politique — et politique puisque toujours et encore désignées premières responsables de la bonne ou de la mauvaise éducation des enfants. Si le féminisme interroge de manière radicale « les conditions de vie des mères », c’est qu’il est plus simple d’en faire la critique matérialiste, au sens où toutes les questions traitant de la maternité sont concrètes : qui porte l’enfant ? Qui donne le sein ? Qui change les couches ? Qui fait la vaisselle et le ménage ? Qui va chercher l’enfant à l’école ? Qui lui fait faire ses devoirs ? Etc. En revanche, et concernant la beauté, le sujet n’intéresse que peu les intellectuels ; du moins en France, nous ignorons et considérons le problème, tel un sujet d’étude qui serait définitivement réglé par l’Esthétique et l’Histoire de l’art.
Qu’entendre par « masque de beauté » ? En premier lieu, et comme l’affirme Amadieu, c’est un étalon, un canon, une norme fabriquée à partir d’un certain nombre de « beaux visages » ; les beaux visages ayant été choisis sur la base de critères propre à la symétrie et à l’harmonie plastique. D’après les canons de beauté, dont l’énoncé résonne comme une déclaration de guerre, le diktat de la beauté affiliée à des conduites morales se déploie et impose à chaque femme un masque, une seconde peau, passant autant par la fabrication d’un corps que par le port de « voiles » qui suivent le cours de la mode. Toutefois, le masque de beauté n’est pas un masque au sens strict, raison pour laquelle le maquillage renverra tout de même chaque femme à sa propre singularité, et ce malgré l’injonction de se confondre avec l’idéal féminin. Dans son ouvrage Le costume, image de l’homme, Yvonne Deslandres décrit un paradigme au féminin :
« Le premier type peut être qualifié du nom de femme-idole. Il était déjà parfaitement défini dans l’Egypte antique, où la créature de rêve se présente comme inaccessible, le visage immobile et vivement fardé, ce masque artificiel figé sous la perruque ou la coiffure monumentale s’opposant avec une perversité raffinée à un corps indiscrètement révélé par le vêtement collant. Le fait qu’il s’agisse, dans le cas de l’art égyptien, d’une stylisation conventionnelle n’enlève rien, au contraire, à la valeur exemplaire de ce type, dont nous retrouvons des images à toutes les périodes, et dans des accoutrements très divers ; c’est Théodora sur les mosaïques de Ravenne, la plupart des princesses représentées en costume de cour par Velasquez ou par Nattier, les femmes de la cour d’Angleterre au temps de la reine Élisabeth, dont les vêtements semblent découpés dans le métal et dans la nacre, les patriciennes de Venise aux petites têtes animales sous le pinceau de Véronèse et les grandes bourgeoises parisiennes peintes par Renoir ou par Van Dongen. On retrouve partout les mêmes parures brillantes, les mêmes visages immobiles, le regard au loin passant très au-dessus de l’admirateur qui ne peut avoir d’autre rêve que de faire descendre la déesse de son piédestal. La mode ornée qui a régné pendant des siècles est pleinement employée dans ces effigies qui affichent un luxe plus ou moins pesant ; le faste affirme la richesse de l’homme qui a paré comme un reflet de sa puissance le mannequin qui lui appartient. Le type n’a pas disparu, en effet. Le mannequin de couture professionnel ou la cover-girl qui pose pour les photos de magazine ont le plus souvent ce visage immobile, remodelé par un maquillage outrancier qui les métamorphose et leur permet de présenter, impassibles et indifférentes, les vêtements les plus excentriques et les plus déshabillés […]. »
La configuration est similaire pour les hommes, excepté qu’en termes de représentation ils incarnent une « nature visible ». La force intérieure se doit d’être manifeste et exposée. L’idéal de la beauté masculine tient principalement aux muscles qui révèlent « un travail intérieur », comme ils verbalisent la puissance et la maîtrise de l’animalité. Le costume de cérémonie ou le costume-cravate de l’homme politique a pour fonction de renforcer « l’unité du muscle » au masculin — même si ceux qui les portent sont pour la plupart bedonnants et ordinaires d’apparence. En revanche, et bien que les femmes cultivent leur corps du soir au matin, et montrent ainsi un contrôle impeccable et sans faille, l’effort corporel au féminin est peu visible et s’exprime en surfaces douces, lisses, courbes, veloutées et sans accroc. À cet état des choses, s’ajoutent pour les femmes des filtres vestimentaires et esthétiques. Cependant vestimentaire, telle une garde-robe régie par les régimes amincissants. Cependant esthétique, tel un maquillage minimal consistant en sa version la plus réduite à se passer une « crème de jour » ou un « soin de beauté » pour éviter « les agressions du temps ». Moralité, les femmes sont renvoyées à l’entretien de la surface du corps. Attribut de l’homme, le muscle disparaît et l’artifice camoufle « le travail intérieur ».
L’auteur reprend la citation d’Oscar Wilde qui qualifie et fixe les mentalités :
« Le visage d’un homme est son autobiographie, celui d’une femme est une pure fiction ».
L’homme s’inscrit dans la réalité, dans les faits et dans l’histoire ; alors que les femmes sont destinées à jouer des personnages de romans. Les hommes représentent le réel et verbalisent le vrai, alors que les femmes falsifient le vrai et fictionnalisent le réel. L’opération est subtile, car il s’agit pour la gent masculine de rester vrai et réel au sein même des apparences. Qu’elle soit entretenue, domestiquée, ou gouvernée, « la profondeur du muscle » et « le bien-fondé historique » ont pour mission d’exposer « la vérité du sujet » au sein même des apparences. A contrario, la gent féminine présente une version du vrai, miroir de la réalité elles incarnent le voile des apparences. Nous retrouvons ici le mythe d’Isis, d’Eve ou d’Hélène (que nous commenterons plus tard), et la manière dont les rôles sont répartis au féminin ou au masculin — l’autre (féminin) incorpore une idéalisation de l’Un à la surface du corps, alors que l’Un (masculin) s’incarne au sein même des « vraies apparences ».
Ce premier état des relations femme-homme en révèle un second. L’enjeu est de taille, puisqu’en s’aliénant au masque de beauté, les femmes ont aussi pour mission de voiler la véritable condition des hommes. Qu’il en soit du maquillage girly-girl-rose-glamour ou bien du port de niqab, il s’agit de poser un voile sur l’identité réelle des femmes, de sublimer LA femme, d’engendrer des présences énigmatiques, des visages envoûtants, des regards émerveillés, des postures d’attente. Toutes les combinaisons visuelles (mode), gestuelles (maintien), olfactives (parfum) sont bonnes pour renforcer la méprise des hommes. Les femmes-idoles sont des interfaces les renvoyant à un destin plus beau, plus riche et plus élevé ; tels des miroirs, elles révèlent, exposent et énoncent visiblement « l’être idéal et vrai » du masculin ; un être à la fois métaphysique et religieux situé au-delà des apparences. Bien qu’idolâtre, le voile des apparences au féminin a donc une utilité existentielle pour les hommes, en l’occurrence celle d’illustrer la sublimation de leur être (pour ne pas dire âme) manifestement bon, vrai et beau. Il reste que le voile des apparences est par définition ambivalent, il expose autant qu’il cache, il montre autant qu’il dissimule, il révèle autant qu’il simule. Par conséquent, le voile des apparences au féminin est aussi porteur d’un mystère qui, matériellement, ne serait autre que l’identité propre des femmes. Il reste qu’au regard de l’histoire, les hommes refusent de reconnaître l’identité propre des femmes, excepté si elle passe à l’état de mère, voire de putain. Moralité, les hommes virils considèrent « l’être-autre » des femmes comme une entité invisible ou comme un non-être. Mais pour quelle raison et de quelle façon ?
L’identité publique des femmes et l’identité propre renvoient à une assignation. Au sein des jeux de la distinction de genre, l’identité publique assure, manifeste, vérifie, voire magnifie la négation, donc l’inexistence, d’une identité propre pour les femmes au-delà des apparences. La perception de la vérité idéale et vraie de l’unité masculine située au-delà des apparences et dans un arrière-monde religieux ou métaphysique a un objectif précis : l’incorporation du voile des apparences — impliquant la négation de l’identité propre des femmes — a pour finalité la maîtrise de la procréation. En d’autres termes, la vérité idéale et vraie de l’unité masculine se fixe dans la duplication de l’Un métaphysique et religieux, bien entendu sous la forme d’un enfant mâle.
Selon Aristote, le sperme est « l’esprit » qui fertilise les femmes, femmes ici envisagées en tant que « matière ». De la même manière, les constats de l’ethnologue Manilowski retracent le parcours d’un « enfant-esprit » allant se lover dans le ventre d’une femme. De ce point de vue, il est fort probable que « l’être-autre » des femmes soit mis de côté au profit de « l’enfant » ou de « l’esprit » (créé ou réincarné) destiné à séjourner dans le corps d’une femme. À la vue de l’extraordinaire importance qu’accordent les normes de notre espèce à l’enfant mâle, il n’est pas difficile d’envisager des hommes projeter leur devenir mâle dans le ventre des femmes. En outre, comme nous l’avons évoqué avec le texte Les religions de la Préhistoire de Leroi-Gourhan, les femmes ont la capacité de se dupliquer elles-mêmes, toutefois pour faire place à un ou une autre indifféremment. Dans ce cadre, et en regard du peu de légitimité acquise par les femmes durant toute l’histoire de l’humanité, le corps des femmes est perçu tel un contenant qui se doit impérativement d’accueillir l’esprit, l’identité et le sang des hommes — les progénitures mâles étant traditionnellement du « même sang » que le père — et finalement d’accepter d’être le réceptacle du désir de duplication des hommes. Sachant que techniquement les hommes sont dans l’incapacité de procréer, ils trouvent le moyen de se dupliquer à l’identique, comme s’ils en étaient les seuls et uniques auteurs, ce en ignorant l’identité propre des femmes. À savoir si cette version archaïque est encore en cours ? C’est fort probable au regard des communautés humaines régies par la religion et conditionnées par le patriarcat.
La négation de l’être propre des femmes nous renvoie au désir d’auto-duplication des hommes dans le ventre des femmes ; d’un autre côté, il s’agit de faire en sorte que le contrôle du corps « imprévisible et instinctif » des femmes se manifeste au sein du voile des apparences ou du « masque de beauté ». Ici, on ne peut s’empêcher de penser à la fonction du voile dans la plupart des mariages dits traditionnels. Le voile garantit le passage de la virginité à la maternité. Sous l’œil attentif d’un représentant du culte, le mari est autorisé à lever le voile afin de fertiliser un corps se devant d’engendrer un petit mâle. Bref, les femmes sont victimes d’une double séquestration impliquant la possession de leur ventre et la domination de leur identité propre.
Enfin, dans une séquence du film Opening Night, John Cassavetes nous parle de vérités incarnées dans deux visages féminins. Planté sur une scène de théâtre, John Cassavetes s’adressant à Gina Rowlands compare le visage lisse, neutre et cruel d’une jeune femme à celui d’une vieille femme. Le visage de la jeune femme représente un masque vide, lointain et sans expression, alors que les rides de la vieille dame révèlent autant le parcours que le poids d’une vie bien remplie. Cassavetes fait la promotion du 3e âge qui, dans le texte, permet d’accéder à une certaine forme de vérité existentielle, et ce au même titre que les hommes, pour qui la question ne se pose pas, puisqu’ils incarnent la « vérité de l’Un au-de là des apparences » a priori dès la naissance. Moralité, du côté des femmes, le masque tombe et laisse apparaître une existence propre durant l’âge qui désigne manifestement l’infertilité.
Une citation en guise de conclusion :
« Évidemment, nous aimerions mieux que les efforts et les mérites de chacun déterminent l’obtention des diplômes, l’accès aux emplois et le déroulement des carrières. Dans une société démocratique, nous souhaiterions que la motivation permette à tout le monde de s’en sortir. Même si nous savons au fond de nous-mêmes qu’il n’en est rien, même si nous nous doutons que l’un des régulateurs de la vie sociale, qui va décider de la réussite, de la fortune ou de la gloire a un fondement arbitraire et, pour tout dire, assez primitif, il peut paraître inutilement blessant de souligner combien les individus les plus laids cumulent les handicaps dans la vie ».
Cette dernière phrase surligne la violence implicite basée sur un jugement esthétique qui organise l’empire du sensible en regard du beau, du riche, du jeune et du blanc opposé au laid, au pauvre, au vieux et au basané. Le déterminisme des apparences est irréversible. Des faits antérieurs conditionnent cependant ce phénomène, notamment le genre féminin et masculin qui prédétermine les relations humaines. La répartition des rôles et des tâches entre le féminin et le masculin délimite des territoires distinguant d’emblée le non-être de l’être, le mal du bien, le faux du vrai, le laid du beau, etc. Nuançons toutefois, et notons que l’ambivalence du voile des apparences, comme celui de la connaissance ou du prestige, instruit la répulsion autant que l’attirance, la discorde autant que l’harmonie, la confusion autant que le discernement.
Poursuivons maintenant avec le livre Beauté Fatale de Mona Chollet.
VII – BEAUTÉ FATALE
Mona Chollet, 2013
Les investigations critiques de Mona Chollet s’appuient sur l’univers de la mode, notamment sur les effets pervers de l’industrie de la beauté, telle une force néfaste qui dévore l’esprit des femmes soumises aux diktats de la mode. L’histoire est traitée à chaud, écrite dans un style journalistique et nourrie de réflexions acerbes.
Mesurons d’abord le tour de hanches de l’industrie de la mode et de la beauté. Matériellement, les secteurs de l’industrie encadrent le vêtement et ses accessoires, incluant les chaussures ou les couvre-chefs. Ils investissent également dans la cosmétique et dans les soins hygiéniques que l’on trouve en parapharmacie ou en parfumerie. Une armada d’entreprises de la beauté s’y jouxte : les instituts de beauté, les salles de fitness, les magazines de sport se consacrant à la forme et à la santé, comme les régimes amincissants qui permettent aux femmes de se conformer aux tailles idéales qu’impose l’industrie en question. Les magazines féminins, et désormais masculins, entretiennent aussi des relations incestueuses avec l’univers de la mode. À ce titre, l’argent de la mode instruit les médias et le cinéma — relais des propagandes des grandes marques. La mode flirte avec la bijouterie et la joaillerie, de la rivière de diamants à la bague en plastique kitsch et girly. La mode excelle également dans la création de dessous féminins ayant pour objet d’entretenir les fantasmes de la domination féminine réduite à sa plus simple expression, donc à l’érotisme. Enfin, signalons à quel point la mode forge l’identité muette des adolescentes.
L’industrie de la mode et de la beauté reflète avant tout l’univers du luxe et de la création. La version hype de la culture déverse ses stratégies marketing sur toutes les fashion victims en manque ou en recherche de reconnaissance. La masse consommatrice et conquise est toujours prête à se saigner à blanc afin d’obtenir le tout dernier déchet culturel. Dans les mondes souterrains de la contrefaçon, l’univers du luxe inspire les produits qui exacerbent et promeuvent la distinction sociale. L’univers de la mode internationale s’impose sur tous les continents, et paradoxalement, d’autant plus pour ces femmes qui, sous le niqab ou le voile intégral, dépensent des fortunes en maquillage et en lingerie extra-fine. La mode est bien entendu la complice des acteurs de l’art contemporain qui, telle une cerise sur le gâteau, confirme le bon goût de la Jet-set.
L’industrie de la mode et de la beauté traverse toutes les frontières et met toutes les femmes au garde-à-vous. Deux conditions sont cependant requises : l’une tient à l’entretien comme à la promotion de l’ignorance ; et l’autre, enchevêtrée à la première, se résume à la soumission masochiste et sexuelle des femmes au regard des hommes. Toutefois, pourquoi encore tant de haine à l’égard des femmes ? Eh bien, parce que sans cette équation, Bernard Arnault se retrouverait sur la paille en deux coups de « cuillère à peau ». C’est ainsi que Mona Chollet nous indique le chemin emprunté par la mode et ses dérivés cosmétiques :
« Au premier semestre 2011, le marché mondial des cosmétiques vendus en grande distribution avait progressé de 3,5 %. En France, le secteur de la beauté, l’un des plus dynamiques, réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 17 milliards d’euros. »
Cinq lignes plus loin :
« […] en 2009, année particulièrement critique, et dans un contexte catastrophique pour la presse en général, les magazines féminins axés sur la mode (Vogue, Biba, Elle, Marie Claire, Cosmopolitan, Glamour) ont tous enregistré une nette progression de leur diffusion. »
Moralité, plus la crise économique est forte, et plus le désir de plaire augmente. Entre parenthèses, cette forme de prostitution objectale est partagée avec les artistes qui, selon l’atmosphère des fumoirs et boudoirs contemporains, incarnent les call-girls les plus recherchées de l’aristocratie financière. Pour mieux saisir les fondements idéologiques de la mode, écoutons attentivement ce que nous dit Mona Chollet :
« Comme l’a montré Naomi Wolf dans Beauty Myth (« Le mythe de la beauté ») [paru la même année que le livre de Faludi], le corps a permis de rattraper par les bretelles celles qui auraient pu se croire tout permis, ayant conquis – du moins en théorie – la maîtrise de la fécondité et l’indépendance économique. Puisqu’elles avaient échappé aux maternités subies et à l’enfermement domestique, l’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle. Les pressions sur leur physique, la surveillance dont celui-ci fait l’objet sont un moyen rêvé de contenir et de contrôler les femmes. Ces préoccupations leur font perdre un temps, une énergie et un argent considérables ; elles les maintiennent dans un état d’insécurité psychique et de subordination qui les empêche de donner la pleine mesure de leurs capacités et de profiter sans restriction d’une liberté chèrement acquise. »
Nous avons observé avec Amadieu les effets de l’esthétique avec le regard du sociologue. Le port d’un masque de beauté, comme le fait de se conformer à un certain nombre de postures ou de comportements identifiés, permet aux individus de s’en sortir selon leur héritage culturel et financier ; la richesse permet d’acheter la beauté, une beauté qui, dans le cadre de la haute bourgeoise, est entendue comme un fait naturel — bien qu’en vérité, elle est le fruit d’une construction propre à incarner des valeurs socialement symétriques.
Outre les tartes à la crème de jour que nous jette à la figure Mona Chollet, il s’agit de prendre en compte « l’intériorisation des injonctions de l’industrie de la beauté ». Le message de l’industrie est clair, il faut à tout prix être belle et féminine, par conséquent séduisante, en tout cas attirante, ce qui implique au passage une disponibilité sexuelle permanente des femmes. Notons le fait que réaliser le pari de correspondre aux images imposées par l’industrie de la beauté pourrait suffire à combler la libido des femmes, puisque « le désir sexuel féminin » se transposant dans une série de jeux narcissiques, aboutirait à l’amour inconditionnel de sa propre image. De ce point de vue, la disponibilité sexuelle des femmes ne se logerait pas là où les hommes pensent qu’elle se trouve, mais plutôt dans une forme de fantasme en abîme, où le corps se suffit à lui-même comme objet de conquête, où la promotion de sa seule existence suffit à engendrer du lien social.
Ces constructions psychiques participent d’une structure se rapportant à la formation et au dressage des corps selon les époques et les civilisations, donc selon un idéal de beauté, et tel un modèle auquel il faut à tout prix adhérer. Pour les temps contemporains, la beauté ascétique (et protestante) remporte tous les concours de beauté. Il reste que ces injonctions déclenchent des cas d’anorexie ou de boulimie chez certaines femmes. Une citation de Mona Chollet nous renseigne sur ce fond de teint structurant :
« Le dualisme occidental a fait du corps un objet de répulsion, étranger à soi, telle une prison, un ennemi dont il faut se méfier, le corps est le siège de pulsions et de besoins susceptibles de mettre en échec la volonté de son « propriétaire ». Il s’agit donc de le transcender, de faire taire ses instincts, d’avoir le dessus sur lui – et de « montrer qui est le patron », nous dit Susan Bordo. Et, en effet, Portia de Rossi [Mona Chollet prend l’exemple d’une jeune femme témoignant de son anorexie], au cours d’une phase où elle n’arrive pas à descendre en dessous des 59 kilos, déplore que son corps « ait toujours le dernier mot » ; elle pense qu’il « la hait », formule révélatrice de cette dissociation que l’anorexie pousse à son comble. »
L’autrice poursuit plus loin :
« Portia de Rossi est soulagée de voir disparaître les rappels de l’animalité qui lui fait horreur : plus de règles, plus de sueur, plus d’odeurs corporelles. En somme, elle ne fait que poursuivre, au péril de sa vie, un fantasme absurde, mais aussi vieux que notre civilisation : celui d’exister sans corps. »
D’autres phénomènes participent à la mise à l’écart des femmes, comme à l’extension du chapelet des valeurs négatives féminines :
« Susan Bordo souligne d’ailleurs que les hommes boulimiques mangent en public ; les femmes, jamais : elles s’arrangent pour se retrouver seules avec la nourriture. L’appétit féminin suscite la peur et la répulsion, car cette aspiration goulue en évoque d’autres de nature sexuelle (comme la « mangeuse d’hommes »). »
Enfin, et si l’on se réfère aux aspirations des femmes dans le monde réel, c’est-à-dire à leur émancipation professionnelle :
« Le modèle de la minceur a toujours prospéré dans des périodes historiques où les femmes conquéraient de nouvelles positions dans le monde social et politique. Elles-mêmes, souligne Bordo, désiraient s’affranchir du corps maternel et nourricier lié à l’univers du foyer, et exhiber une morphologie évoquant davantage l’efficacité et la rationalité ; échanger, en somme, le corps reproductif contre le corps productif. »
Encore une dernière citation :
« À l’inverse, lorsque les femmes s’aventurent sur des terrains jusque-là masculins et occupent une plus grande place dans la vie sociale, elles semblent devoir compenser le déséquilibre ainsi créé en restreignant la place que leur corps occupe dans l’espace. »
La liste des inhibitions est longue. Elle est basée sur une série de comportements propres à renforcer l’ascèse ou la boulimie ainsi que le repli sur soi. Avant de partager le même langage ou le même territoire, il faut auparavant se soumettre aux formats, aux schémas, aux logiques à partir desquels un arbitrage est possible,. Un arbitrage qui encadre en son sein des façons de parler, d’écrire, de décrire, de penser, de faire, de se comporter, de se conduire.
Les pensées et les actions sont préalablement déterminées par des formes d’arbitrage qui impliquent certaines conduites. Les principes se rapportant à l’émancipation des femmes représentent la carte, ils sont inscrits sur les tables de l’État de droit. Toutefois, ces valeurs sont superposées, voire opposées aux lois religieuses et aux vertus patriarcales ayant cours sur les cinq continents. Dans l’espace public, donc sur le territoire, les relations et interactions femmes-hommes se confrontent aux espaces structurés pour les actions masculines. Le monde politique, le monde de l’entreprise ou de l’art, le monde de l’armée et de la police, comme par ailleurs le monde de l’université et des médias, sont régis par des systèmes régulateurs qui instruisent autant les évolutions que les sanctions propres à l’histoire des rapports de force au masculin. Tous ces mondes, renvoyant à l’action, à l’espace public, et pour le dire vite à la domination masculine, se réforment si les femmes se conforment aux manières masculines de parler, d’écrire, de décrire, de penser, de faire, de se comporter, de se conduire ou d’agir. Si sur la carte, la discrimination passant par le genre n’a plus sa place dans l’espace public, sur le territoire, les femmes qui désirent pleinement s’émanciper doivent souvent emprunter aux conduites masculines. En définitive, si les théories féministe-queer ont pris de l’avance en ce domaine, le quotidien en ses multiples figures expose des effets de structures ou d’arbitrages propres à l’identité masculine.
De ce point de vue, si les lesbiennes dites Butch semblent avoir dépassé cet état de fait, et si l’on peut imaginer qu’elles ont transcendé et incorporé les états d’âme des conduites masculines, il semble que ce ne soit pas le cas des femmes captives de l’idéologie hétéro-patriarcale dont parle Mona Chollet. Il est important de souligner à quel point le débat est compliqué à titre individuel. Par exemple, il existe bon nombre de gays, lesbiennes ou trans qui, en dehors de leur sexualité, aspirent à vivre comme des couples hétéronormés ; donc se marier, avoir des enfants, accéder au crédit immobilier, contracter une assurance-vie, etc. Au sein des multiples combinaisons sociales, il existe également des hétérosexuels qui ne désirent pas vivre selon les critères de l’hétéronormation ; en refusant par conséquent le couple, le mariage, le crédit à la consommation, la reproduction, etc. D’un autre côté, si en Occident les hommes-hétéros sont libres et ont le choix d’être célibataires, noceurs, et sans attaches financières et affectives, ou si les gays et lesbiennes mobilisé.e.s et conscient.es choisissent des parcours militant.e.s ou hétéronormé.es, il n’en est pas de même pour les femmes hétérosexuelles — puisque la liberté de disposer de leurs corps n’est pas structurellement admise de la même manière dans l’espace public.
Pour continuer sur l’idée de structure préétablie, faisons le grand écart avec Friedrich Nietzsche et Geneviève Fraisse — philosophe et féministe. Nietzsche a une vision relativement restreinte concernant les actions des femmes dans les registres politiques et militaires, à l’époque unilatéralement masculins. Toutefois, les femmes dignes de faire partie de sa constellation ne sont pas pour autant ignorantes et réduites aux tâches ménagères ; leur rôle consiste à agir dans l’ombre, non spécifiquement comme des entremetteuses, mais comme des conseillères avisées dont l’influence consolide les édifices masculins — disons que par le bout de cette lorgnette, il y voit une action plus efficace et concrète des femmes. Nous le constatons encore à tous les niveaux de la société occidentale libérale et « libérée », le point de vue de Nietzsche participe pleinement d’une symbolique libérale hétérosexuelle et masculine. Par ailleurs, certaines femmes n’hésitent pas à dire « qu’il y a toujours une femme derrière un grand homme » (voir le documentaire La domination masculine de Patric Jean). La plupart des femmes ont intégré les principes de la domination masculine et s’arrangent avec les contours et les ombres de la féminité qui influencent les stratégies et les conquêtes sans oser mettre un pied sur le territoire masculin structuré et public.
D’un autre côté, et lors d’une interview sur France Culture, Geneviève Fraisse nous fait part de son expérience de députée européenne. La fin de la conversation attire mon attention. Bien que le monde politique soit machiste, violent et clanique, Geneviève Fraisse y trouve son compte, contrairement au milieu de l’université, a priori plus feutré et respectueux de la condition féminine, mais finalement plus torve et pernicieux. Qu’est-ce qui pousse cette féministe aguerrie à accorder plus de crédit au monde politique ? Eh bien, comme elle le dit elle-même :
« Une des observations que j’ai faites lorsque je suis revenue dans le monde de la recherche, que je n’avais pas quitté du fait de publications sous forme d’articles, mais que je n’avais pas fréquenté par manque de temps, c’est qu’au fond, je trouvais le monde politique plus transparent quant à la violence à l’encontre des femmes. Le monde politique ne se cache pas, il y a une espèce d’honnêteté, de franchise à agresser, ou à être solidaire comme je le disais à l’instant. Tandis que j’ai eu le sentiment puissant que le monde intellectuel se logeait dans une sorte d’hypocrisie, un lieu où tout le monde est d’accord pour suivre le même objectif et faire la même chose, alors qu’en fait il y a des sourdes luttes beaucoup plus violentes. J’ai apprécié que dans le monde politique ça soit cash ! »
Le comportement masculin propre à déployer des luttes de prestige interpelle, voire séduit une militante féministe de la première heure. Comment interpréter le rejet de l’université ? Les propos de Geneviève Fraisse évoquent bel et bien l’honnêteté, la franchise, la brutalité, la violence motivant les attributs masculins du monde politique ; d’un autre côté, la violence sourde anime l’hypocrisie et la concupiscence, finalement mêlées à la soumission tacite, semble motiver des valeurs négatives au sein de l’université. Nous trouvons ici l’inscription archaïque du politique (hommes d’action s’engageant dans des luttes de prestige) dialectiquement opposé à l’intellectuel (femmes ou hommes se comportant selon les archétypes négatifs du féminin). Force est de constater que Geneviève Fraisse a dépassé l’opposition féminin-masculin pour s’engager dans les luttes de prestige publiques. Moralité, les luttes pour l’émancipation doivent-elles avoir nécessairement lieu au sein de rapports de force publics, donc sur le territoire visible, transparent, historique, public, structuré pour les hommes ? Tout au moins conçu pour toutes et tous, mais surtout investi par certains.
Mona Chollet s’interroge également sur la « suprématie blanche dans la mode ». Car si le capitalisme a assimilé les valeurs esthétiques propres aux objets-marchandises, et ainsi bénéficié de la promotion de la diversité au nom de la liberté et des choix de chacun.e, il en est tout autrement concernant l’idéal de la beauté qui, en tant que principe hégémonique et occidental, se doit d’être blanche et plutôt blonde. La mythologie indo-européenne et asiatique, comme l’industrie de la mode, de la cosmétique et des médias dans leur ensemble, font désormais corps. Ici, plusieurs citations sont nécessaires :
« La valorisation du teint clair est très ancienne dans les pays asiatiques. On la trouve souvent dans la mythologie, qui, chez les Hindous, par exemple, « met aux prises des dieux à la peau claire et des démons à la peau sombre », indique Geoffrey Jones. La valorisation de la peau blanche s’explique, dit-on, par le fait qu’un teint pâle indiquait le rang social d’une femme n’ayant pas besoin de travailler aux champs. »
On constate les relations de cause à effet entre le statut social et l’entretien de la beauté qui motivent les stratégies marketing des actuelles industries culturelles et médiatiques :
« Le désir éperdu d’avoir la peau aussi claire que possible s’observe au sein de toutes les populations non-blanches ; mais il est particulièrement intéressant à étudier en Asie, où l’émergence d’une classe moyenne dotée d’un certain pouvoir d’achat a fait grimper en flèche, ces dernières décennies, les ventes de produits censés blanchir ou éclaircir le teint. »
Cette tendance a bien entendu des effets sur le mental des petites filles du monde entier :
« Dans le film de la réalisatrice américaine Kiri Davis, A Girl Like Me de 2005, des enfants noirs à qui l’on demande de choisir entre une poupée noire et une poupée blanche désignent sans hésiter la blanche comme « la plus belle ». »
La blancheur et la blondeur sont les représentantes de la beauté, de la pureté, de la clarté, de la lumière, donc de la vie elle-même ; mais elles représentent aussi un masque inaltérable, un masque froid mêlé à l’éternité. Cette équation prend corps de manière exemplaire dans le film Blue Velvet de David Lynch. L’auteur montre la société américaine blanche, pure, saine, entrepreneuse et prospère en journée. En revanche, les nuits sont propices à toutes les déviances sexuelles, aux violences et aux meurtres des blancs américains. Blue Velvet décrit le parcours initiatique de deux adolescents blancs qui découvrent les revers de la société civile organisée autour d’un présent radieux et inaltérable. Les rêves et les revers nocturnes exposent les perversions et les transgressions des hommes. LA femme interprétée par Isabella Rossellini est une victime. LA femme est soumise et incarne simultanément la mère et la putain qui révèlent autant qu’elles préservent l’impuissance des hommes incarnée par Dennis Hopper.
La blancheur, la blondeur et la beauté représentent un miroir solaire, un horizon symbolique à la fois inaccessible et irrésistible pour les hommes incluant autant une idée du bonheur qu’un objet de transfert sexuel. D’un autre côté, pour les femmes, c’est la possibilité d’accéder à un statut social supérieur reconnu par les hommes, bien que sur le terrain, et au cœur des réalités sociales, elles se doivent d’apparaître et de circuler en journée tout en évitant l’obscurité, la nuit étant propice aux dévoiements du masculin, à l’étalage des perversions et des transgressions. Là encore, remarquons que l’espace public, de jour comme de nuit, se conjugue au masculin. Constatons qu’un « couvre-feu pour les femmes » a lieu sur les cinq continents. Des femmes qui, la nuit, pour la majorité, ne mettent pas le nez dehors lorsqu’elles sont seules. La fictionalisation du corps en « femmes solaires » leur interdit d’accéder à l’obscurité des espaces découverts et publics ; et si elles s’y trouvent seules, c’est pour illustrer une valeur négative — notamment en tant que prostituées, femmes faciles, perdues ou en demande d’affection. Les hommes s’autorisent ainsi à trangresser le seuil des négations morales afin de s’y confondre tout en niant par ailleurs leurs implications.
Encore une citation de Mona Chollet :
« Il y a une différence essentielle entre la démarche qui consiste, pour une femme, à user de divers procédés pour se faire belle et séduisante, sans pour autant résumer son identité à cela, et l’imposition systématique d’attributs destinés à marquer le féminin comme une catégorie particulière, cantonnée à une série limitée de rôles sociaux. »
Dans le cadre de l’animalité, ce sont principalement les mâles qui développent des stratégies d’apparition et déploient des parures esthétiques, tout au moins si l’on se fie aux parades des oiseaux de paradis, des paons, ou d’autres espèces qui composent (encore) notre planète. En revanche, pour notre espèce, et outre les parades militaires, musclées et colorées que déploient nos chimpanzés politiques — les effets esthétiques du mâle passent aujourd’hui par la maîtrise de la diplomatie, donc par un contrôle du symbolique se référant à une métaphysique en regard d’un « être » uniforme et unicolore situé au-delà des apparences.
En s’appuyant sur Une histoire politique du pantalon de Christine Bard, les attributs comme les épithètes de la beauté se sont radicalisés suite à la Révolution Française, ils se doivent d’être radicalement incarnés par les femmes dans le cadre de l’empire du sensible du XIXe et XXe siècle. Les parades féminines visent la fabrication d’un « être féminin » au sein même des apparences, alors que celles du masculin sont beaucoup plus neutralisées et uniformisées. De ce point de vue, la dernière phrase de Mona Chollet indique la volonté de maintenir ensemble la fictionalisation du corps et l’identité propre à chaque femme :
« Non, décidément, « il n’y a pas de mal à vouloir être belle ». Mais il serait peut-être temps de reconnaître qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être. »
Là encore, si nous sommes en mesure de savoir ce qu’est l’identité, produit de la volonté de représenter le monde à l’aide d’objets de croyance, comme d’assimiler tous les bienfaits que nous procurent les objets de connaissances, il nous faudrait comprendre à quoi se réfère « être belle » ? Pour le dire de manière unilatérale, « être belle » nous renvoie au plaisir narcissique, propre à la construction d’un « être féminin » au sein même des apparences — « être féminin » lui-même entretenu et calibré par les normes du désir masculin dans le cadre unilatéral des sociétés patriarcales. De ce point de vue, le désir des hommes renvoie à une contradiction. La beauté féminine a pour fin de singer l’image très positive que les hommes se font de leur être intérieur — tel un miroir de leur beauté intérieure située au-delà des apparences qui, par-dessus le marché, rayonne à la surface de leur « visage transparent et historique ».
Il reste que la beauté féminine est incarnée par une voix différente de la leur qui, dans le cadre des sociétés libérales et « libérées », aurait tendance à souscrire à des formes d’indépendance menant à la souveraineté individuelle. Originellement, les hommes ont toujours suspecté ce miroir sans tain (voile des apparences) qui, contradictoirement et a priori, masque les valeurs négatives féminines (comme l’impuissance, la faiblesse, la frivolité, l’efféminement, l’ambivalence, la différence, la duplicité, l’inexistence, le non-être, etc.) risquant de mettre en péril l’existence musclée, virile, stable et monolithique de leur « être diplomatiquement beau et métaphysique » situé au-delà des apparences — d’où la fascination aveugle des hommes pour l’être-corps des femmes belles qui adhèrent ou se plient à l’être idéal et vrai des hommes, doublée d’une méfiance concernant l’être-autre des femmes, toujours susceptible de répondre par la négative à leurs attentes relatives au coït ou à la procréation, donc à la duplication d’un être au masculin sous la forme d’un enfant mâle. Cette tension binaire débouche sur une adulation idolâtre et simultanément paranoïaque, qui tend à inférioriser l’être-autre des femmes par l’objectivation du corps des femmes.
Toutefois, les effets du « miroir sans tain » ont aussi lieu pour les femmes comme nous l’avons vu avec Amadieu. Ces effets orientent tout autant les relations qu’entretiennent les femmes avec les hommes — avec une réserve concernant les femmes qui semblent moins soumises au double bind de l’adulation idolâtre et de la paranoïa. En outre, la fascination pour la verbalisation de la vérité, surplombant le contexte, le comportement et l’apparence, n’est pas moins grande chez les femmes que chez les hommes, bien que pour ces derniers, elle soit toute relative à l’épreuve des faits. Enfin, du masque de beauté aux conditions de vie déterminées des femmes, il n’y a qu’un pas. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir renforce nos réflexions concernant le voile des apparences au féminin :
« Même si chacune s’habille selon sa condition, il y a encore là un jeu. L’artifice comme l’art se situe dans l’imaginaire. Non seulement gaine, soutien-gorge, teintures, maquillages déguisent corps et visage, mais la femme la moins sophistiquée, dès qu’elle est « habillée », ne se propose pas à la perception : elle est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur la scène, un analogon à travers lequel est suggéré un objet absent qui est son personnage, mais qu’elle n’est pas. C’est cette confusion avec un objet irréel, nécessaire, parfait comme un héros de roman, comme un portrait ou un buste, qui la flatte ; elle s’efforce de s’aliéner en lui et de s’apparaître ainsi à elle-même pétrifiée, justifiée. »
Si par les biais du voile des apparences le corps des femmes est pétrifié, statufié, objectivé, il faut aussi entendre les effets que produisent le voile de la connaissance qui instruit tout autant les représentations que les énoncés. Dans son éminent livre L’effet Sophistique, Barbara Cassin s’appuie sur l’Éloge d’Hélène de Gorgias qui, en bon sophiste, s’attache à exposer une équivalence entre la culpabilité et l’innocence d’Hélène. La question renvoie à l’intentionnalité des héros grecs. Sont-ils conduits par le destin ou se saisissent-ils de leur propre existence ? En d’autres termes, Hélène a-t-elle été enlevée de force par Pâris ou a-t-elle consenti à sa fuite ? Dans un premier temps, Barbara Cassin note que l’intrication simultanée des termes opposés nous renvoie à la différence sexuelle :
« […] Hélène n’est pas, pas plus, mais pas moins, que le non-être. Elle est ce qu’on en dit. On peut toujours tenir au moins deux discours sur elle : c’est la plus coupable des femmes (le non-être n’est pas), et pourtant, ou par-là même, c’est la plus innocente (c’est ainsi qu’il est). Et elle n’est jamais que le résultat du dernier tenu. Il n’est pas difficile, et certes pas faux, de verser tout cela au compte de la féminité, de la sexualité, de l’altérité, de la marge, et des autres avatars de la différence. »
Si je poursuis l’épistémologie féministe, et prends quelques distances avec les intentions philosophiques de Barbara Cassin (sur lesquelles nous reviendrons), force est de constater que l’équivalence entre la culpabilité et l’innocence nous renvoie à l’ambivalence du féminin qui participe, chez les hommes, au rejet de la faute sur le dos des femmes. En d’autres termes, il est important de comprendre que Pâris le Troyen et Ménélas le Grec sont légitimes et souverains, aucun ne se demande s’il a tort ou raison, chacun agit et poursuit sa destinée héroïque. En revanche, Hélène se doit d’accueillir tous les mots de la dispute. Hélène est celle qui n’a pas su résister au divin amour comme aux avances de Pâris. Ou bien Hélène est celle qui, naturellement trop belle, a provoqué l’enlèvement. Bref, élevée à l’état de déesse et de beauté pétrifiée, Hélène est l’objet de la rivalité masculine et concentre tous les maux des mots. Poursuivons avec Barbara Cassin :
« Mais ce qui se laisse lire grâce à Gorgias, à travers un épisode déterminant du poème homérique et au sein de la pièce d’Euripide, c’est un sens plus radical de la duplicité d’Hélène : Hélène est double parce qu’elle est à la fois Hélène et « Hélène » ; son aventure est celle du langage, c’est-à-dire celle du moment où le mot est plus chose que la chose. Hélène est « Hélène », Hélène est un effet de dire, parce que « Hélène » est le nom du dire comme efficace. »
Suite à l’ambivalence du voile des apparences, c’est ici le voile de la connaissance qui prend le relais et inscrit en ses énoncés une incarnation de la duplicité de la langue. Hélène incarne-t-elle son nom : « Je suis Hélène » ? Ou bien, est-elle seulement l’actrice d’un vaudeville grec — « Je m’appelle Hélène » ? Est-elle une figure des dieux qui prête le flanc aux désirs contrariés comme aux fictions partisanes des hommes ? Est-elle victime d’un rapt illustrant « la violence du mâle » ? Est-elle coupable d’avoir suivi Pâris par amour ? Est-elle innocente du fait que le bellâtre ait su la convaincre ? Etc. Dans l’Éloge d’Hélène, Gorgias conclut :
« Quel besoin alors d’estimer juste le blâme d’Hélène : quand c’est ou prise d’amour, ou persuadée par le discours, ou ravie par violence, ou contrainte par nécessité divine qu’elle a fait ce qu’elle a fait, dans tous les cas, elle échappe à l’accusation. »
Barbara Cassin ajoute une dernière pièce à la plaidoirie :
« De toutes ces façons, Hélène est innocente d’avoir ce corps qui l’a fait coupable. »
Envisagée comme victime du voile de la connaissance (art de la persuasion) ou du voile des apparences (beauté coupable), ou bien contrainte par la force, ou encore par l’ordre divin, Hélène ne semble à aucun moment incarner une intentionnalité, et ce même si elle s’engage par amour — l’amour étant chez les Grecs une force divine et irrésistible.
Si je poursuis le fil de ma petite fiction anthropologique, Hélène, tout comme Eve et Isis, énonce et représente en tant que mythe la rupture symbolique primordiale. En prise avec leurs conditions de singes savants soumis à la faute, à la honte, à la culpabilité et à la dette, les hommes trouvent un moyen de se soustraire à leurs responsabilités soit en invectivant les dieux, soit en accusant des femmes idolâtrées — quoique bien réelles dans les faits. De ce point de vue, Eve comme Hélène, à la fois femmes et mythes, accueillent pêle-mêle les maux comme les mots du bien et du mal (éthique), du vrai et du faux (logique), du beau et du laid (esthétique). En privant LA femme puis les femmes d’intentionnalité, donc d’un être relevant d’un discours réflexif au-delà des apparences, et en qualifiant l’être-autre des femmes de non-être soumis aux événements contingents comme à la nature imprévisible (« Hélène est innocente », Gorgias), les hommes ont la possibilité en tant qu’autorités, juges et parties, de s’approprier des valeurs qui, à leurs yeux, seront les plus positives, les plus avantageuses et les plus lucratives, donc et par définition, moralement bonne, logiquement positive et esthétiquement belle — laissant par conséquent les valeurs considérées comme négatives, du moins problématiques, dans les bras des femmes (« Hélène est coupable », Platon).
Il faut entendre le double jeu du maître. D’un côté comme de l’autre, il renverra les femmes à des valeurs négatives, donc à la possibilité d’être, tout en étant coupables au regard des valeurs positives masculines (Hélène est un sujet intentionnel qui trompa Ménélas et s’en alla avec Pâris), ou celle de « ne pas être », quoique coupables d’être innocentes (Hélène est une interface qui catalyse et exacerbe l’agressivité des hommes, le projet des dieux et la contingence des événements). Ainsi, le comportement idolâtre des hommes, relatif à la création / instauration / projection de valeurs morales, logiques et esthétiques à la surface du corps des femmes, a pour objectif de nier l’identité des femmes, donc d’empêcher toute forme de dialogue incarné, quoiqu’un discours puisse être, justement, incorporé — ce qui, pour le dire encore, induit l’inexistence d’une intentionnalité au-delà du voile des apparences. Toutefois, ce comportement est doublé d’une paranoïa elle-même relative à la fluctuation / incertitude / instabilité des valeurs par-delà le voile des apparences — des valeurs qualifiées négativement en termes d’identité ( « être coupable », Hélène incarne un discours qui la condamne en tant que sujet, et qui prouve « la mauvaise nature intentionnelle » des femmes) ou en termes d’altérité (« non-être toutefois coupable d’être innocent », Hélène récite le texte d’un « grand Autre » qui, de toute façon, la condamne à poursuivre son destin de traîtresse déclenchant une guerre). Bien entendu, la plaidoirie de Gorgias a l’explicite intention de disculper Hélène, il reste que l’Éloge l’innocente tout en niant son identité propre. Et certes, la démonstration de Gorgias prouve que l’être est un effet du dire, toutefois en s’appuyant sur une femme envisagée comme support d’un discours qui, d’un côté comme de l’autre, disculpe les hommes.
Les valeurs négatives féminines s’ancrent en relation à une dialectique propre à révéler et à renforcer l’ambivalence du voile des apparences et du voile de la connaissance. Cette ambivalence est matérialisée par le voile (symbolique ou concret) auquel l’idéologie patriarcale ne peut se confondre sous peine de perdre la raison, donc sous peine de perdre le pouvoir de s’attribuer ce qui est bien, vrai ou beau — d’une part, en relation à la circulation des discours dans l’espace public ; et d’autre part, dans les sphères éthérées et idéales de la métaphysique et de la religion. Le voile sous toutes ses formes (symbolique ou concret, concept ou matière, traditionnel ou contemporain) incarne le seuil qui accueille et départage la différence entre le féminin et le masculin, donc entre l’ambivalence et le catégorique, entre la duplicité et la franchise, entre le non-être et l’être, entre le néant et Dieu, entre le mal et le bien, le faux et le vrai, etc.
VIII – TROUBLE DANS LE GENRE
Judith Butler, 1990
La société patriarcale est fondée sur une distribution des valeurs masculines et féminines. Chaque homme et chaque femme, au même titre que des acteurs, incarnent le genre masculin et féminin. À titre de comparaison, Judith Butler expose les parodies qu’engendrent les drags — drag queen et drag king — parodies qui surjouent les comportements performatifs et ordinaires des hommes et des femmes. En croisant l’attitude des drags à celle des individus soumis à l’hétéronormation, Butler établie une nuance. Les drags font des performances exacerbant les traits de caractère du féminin et du masculin, ils sont conscients de la parodie qu’ils mettent en scène ; alors que les femmes et les hommes, imprégnés dès leur enfance par la norme, performent de façon plus ou moins consciente leurs rôles dans le registre d’une hétérosexualité réglée. Participant au régime hétéro-patriarcal, nous sommes tous assujettis à des normes sourdes et invisibles, nous reproduisons les figures objectivé du féminin et du masculin. Pour les drags, l’exercice consiste à devenir le révélateur excentrique et spectaculaire des instructions hétérosexuelles assimilées et dissoutes dans les règles et dans les normes qui pré-déterminent un sujet. D’un autre côté, et tout en se moquant des régimes d’aliénation, l’excentricité des drags renforcent les modes d’être du masculin et du féminin — ils sont contre, mais aussi tout contre. En outre, le drag queen et le drag king s’inscrivent dans un mouvement ambivalent incarnant autant une forme de militantisme qu’une forme de spectacle, et reflètent selon l’autrice « l’expression des marges et du désespoir ».
Riche ou pauvre, homme ou femme, nous courrons tous après des signes distinctifs participant à des ensembles sociologiquement et culturellement cohérents. Le comportement, le vêtement et ses accessoires induisent des rapports de distinction, et par conséquent des rapports de force et de domination. Le comportement est le reflet de notre personnalité, il est aussi le symbole de notre aliénation ou de nos titres, attributs et statuts. Le vêtement incarne quant à lui le voile qui nous sépare de l’au-delà des apparences qui, pour les singes savants que nous sommes, se réduit à la nudité. Cet au-delà, renvoyant au Paradis perdu, ne se dévoile que dans l’intimité ou dans le spectacle pornographique. S’inspirant des drags et prenant à contrepied les conduites straight (terme emprunté à La pensée straight de Monique Wittig), la performativité queer consiste à ancrer dans la réalité du monde hétéronormé des comportements décalés bien que non-spectaculaires, tels des signes contrefaits de la masculinité et de la féminité. Une citation d’Éric Fassin tirée de la préface à l’édition française Trouble dans le genre le confirme :
« C’est bien pourquoi la pensée queer ne saurait se limiter à ces emblèmes spectaculaires et théâtraux (comme les drag queens) : au fond, l’homme qui surjoue (quelque peu) sa masculinité, ou bien la femme qui en rajoute (à peine) dans la féminité ne révèlent-ils pas, tout autant que la folle la plus extravagante, ou la butch la plus affirmée, le jeu du genre, et le jeu dans le genre ? »
Référerons-nous maintenant aux styles vestimentaires des mouvements musicaux, tels que le punk, le hard-rock, le gothique, le rap, etc. Ces styles vestimentaires s’inspirent souvent d’uniformes. En détournant les accessoires de l’uniforme militaire ou l’habit corporatiste, ces styles exposent des modes d’existence singuliers — et ceci, même si l’usage du vêtement délavé par la mode mainstream n’a aujourd’hui plus rien à voir avec l’histoire ou avec les convictions des individus qui, à l’origine, s’en sont emparés. Nous pourrions ainsi supposer qu’il existe des créations de modes d’existence en marge des comportements mainstream ; ces créations sont par ailleurs incarnées par les adolescent.es autant que perpétuées par la sphère adulescente. Reflet de l’hétéronormation réglée, la sphère adulescente continue de rejeter la normalisation vestimentaire et comportementale. De ce point de vue, la recherche d’un style de vie singulier entraîne la création de communautés, peu ou prou cultivées et politisées, qui offrent des lignes de démarcation et des signes de reconnaissance dans l’espace public.
La plupart des adolescents mâles sont à la recherche d’une identité passant par des styles vestimentaires (inspirés des styles musicaux) qui dominent autant les vêtements que les vocables, les signes ou les comportements. Par exemple, avec les rappeurs, tout s’organise autour d’un corps en prise avec une démarche, une attitude, des poses, des mots ou des expressions spécifiques, des mimiques ou des gestes reconnaissables entre tous, des signes qui sont aussi utilisés à titre de codes entre membres d’un même clan. Les vêtements et les colifichets concourent autant à adhérer au « style rappeur » qu’à une forme de démarcation urbaine, comme à la création d’une identité revendiquée afin d’asseoir une singularité empruntée. Il en va ainsi du style vestimentaire qui, au titre de seconde peau, révèle ou imite une identité affirmée et tranchée.
En revanche, chez les adolescentes, le style emprunte plus souvent aux diktats de la mode. Le champ d’interprétation est très large, et les manières d’y adhérer sont aujourd’hui très variées. La mode s’impose au corps de l’adolescente, un corps qu’elle rêve idéal un corps qui incarne la beauté universelle des magazines féminins. Certes, il existe des contraintes pour l’adolescent mâle, tel que « la tablette de chocolat » et « les biceps en forme de poire », de plus, il n’est pas moins à la recherche d’une identité qui puisse comme par magie le transformer en « homme de la situation » ou en « héros tragique ». L’adolescent mâle a toutefois plus de facilité à intégrer un style dans lequel il se réfugiera, et qui l’aidera à modéliser une identité se référant à l’unité masculine ; alors que l’adolescente semble affronter de manière plus brutale les contraintes esthétiques, souvent insurmontables, tout autant que la diversité des habits, les maquillages et soins capillaires. Ainsi, l’adolescente représente souvent un présentoir exposant les marchandises de l’industrie de la mode et de la beauté.
Virginie Despentes nous informe de cet état schizophrénique des femmes avec son livre King-Kong Théorie. Les femmes occidentales ont pris l’habitude de s’habiller avec une armada de fringues et de chaussures, elles ont également tendance à suivre la mode et à changer de style vestimentaire ; elles ont la possibilité de jouer « la glossy girl » le matin tout autant que « la punk à chien » l’après-midi. Les identités visuelles des femmes sont très fluctuantes contrairement à l’identité masculine plutôt monolithe et ancrée dans un style vestimentaire.
La diversité de la mode féminine est loin d’être superficielle en termes de représentation publique, elle s’oppose dialectiquement à la façon dont s’habillent les hommes. Les habits masculins sont l’expression d’une uniformité symbolique se référant explicitement à une modalité du paraître, à un être du paraître répétitif et identique — le costume-cravate représentant le paradigme de cette uniformité symbolique et officielle. Alors que les femmes exposent un apparaître dans toute sa variété, diversité, différence et multitude. Les modalités du paraître présentent des formes d’intériorités masculines ou féminines qui conditionnent la fabrique de l’identité. De ce point de vue, nous pourrions constater que l’univers queer / lesbien / butch emprunte à différents styles oscillant entre le punk, le rap, le gothique et le métal. Ainsi, «la subversion du sujet » que préconise Judith Butler, et dont l’objet est d’instaurer un « trouble dans le genre », semble également passer par une réappropriation adulescente de la parade.
Après cette douce et incontournable pensée pour nos ami.es les punks et les métalleux, dont certains d’entre eux contribuèrent aux débats féministes, notamment avec le mouvement Queercore, passons à quelques remarques d’ordre plus philosophique. Avec Butler, la question de la représentation de l’être en tant qu’étant — donc, de l’individu en accord avec une raison d’être assignée, ou bien, de l’individu en désaccord avec le déterminisme psycho-socio-hétéro-patriarcal — prend les plis du paraître, de l’apparaître, de l’apparat et de la parade, et impose un style, un comportement, voire un autre genre dans l’espace public. La nécessité de parader est le signe visible et palpable des interactions politiques, sociales, économiques, religieuses, culturelles, ethniques entre les individus.
La parade n’est pas de l’ordre de la dissimulation, mais plutôt une forme de détermination, voire de création individuelle présentant notre « vrai visage » comme notre « for intérieur » qui, dans sa dimension la plus explicite, a lieu lors des coming out. Le coming out a la particularité de rendre publique « son identité réelle » ou « sa vraie nature », il énonce, expose la volonté de s’identifier à telle ou telle verbalisation du corps. Il s’agit d’affirmer son identité, de présenter « l’être » avec lequel nous nous sentons en accord. Toutefois, lorsqu’un homme traverse une place publique habillé en « Femme actuelle », il s’agit de présenter l’être comme l’étant d’une femme, les attributs de la féminité étant exposés et reconnaissables en tout point. C’est sur le mode du paraître, de l’apparence, donc de la représentation d’une femme que l’homme travesti en « Femme actuelle » expose son for intérieur, l’être en tant qu’étant qu’il estime et juge « femme ». Par conséquent, cet homme expose sous la forme d’une reconstruction au sein même des apparences l’existence, la permanence, la présence, et la visibilité de son identité ou de son genre pour lui véritable tout en usant de simulacres. Cette figure remet en question les normes patriarcales usant du signifiant mâle ou femelle, en subvertissant tout en confondant les signifiants de la norme.
Ici, je m’inspire de la distinction décrite dans l’ouvrage Quand dire c’est vraiment faire de Barbara Cassin :
« De l’être vers le dire, c’est le sens de l’ontologie. Mais on peut, palintropos hamoniê, à rebrousse-chemin, partir des mots, et faire apparaître non pas « en tant que » mais « comme » l’être, non plus originel et premier mais second et fabriqué. Du dire vers l’être, c’est le sens de la logologie : l’être est un effet de dire. La logologie implique ou entraîne une autre manière de percevoir les mêmes choses, non plus comme des apparitions, mais comme des « faits » aux sens de fabrications, de fictions, de « fixions ». Non pas onthologiquement mais logologiquement, non pas phénoménologiquement mais sophistiquement. »
Des travestis ou transgenres, nous pourrions également nous poser la question de savoir s’il suffit d’une série d’opérations chirurgicales pour que la mutation femme-homme ou homme-femme ait lieu ? Oui et non, car au même titre que le travesti, le transgenre aura tendance à assimiler les manières et les comportements ainsi que l’apparence et l’apparaître au féminin ou au masculin aidant à se définir comme une femme ou comme un homme, voire comme une femme trans ou un homme trans. En d’autres termes, du
nait la preuve incontestable que l’ancrage du féminin ou du masculin sont des constructions culturelles basées sur les apparences ou sur les « fixions » (Lacan), d’une part ; d’autre part, qu’il est possible de fabriquer une femme ou un homme au sein même des « vraies apparences » (Kant). Certes, ici mes spéculations renvoient à la binarité féminin-masculin.
Pour le féminisme-queer ce type de clivage n’existe plus, bien que dans les faits, il fasse tout de même office de repère, voire de limite. Les jeux du genre renvoient à des questions fondamentales et contradictoires. Dans le cas des coming out, le paraître, l’apparaître, les gestes ou les attitudes affirmés et assumés nous disent quelque chose de l’être (du discours sur être une femme ou un homme) en son apparaître. Notons cependant que les fondements du patriarcat ne s’en trouvent pas pour autant changés, du fait que les identités masculines et féminines sont, en deçà des apparences, enracinées aux archétypes de la domination et de la soumission. Il y a une dizaine d’années, un documentaire comparatif montrait explicitement l’ancrage des valeurs positives masculines et des valeurs négatives féminines. Une femme et un homme avaient réussi toutes les opérations plastiques nécessaires, chacun des deux sujets était passé de femme à homme et d’homme à femme. La fin du documentaire présentait cependant deux destins très différents. Le nouveau jeune homme jouissait pleinement des atouts et des attributs masculins, il rayonnait de joie suite à sa dernière conquête amoureuse. D’un autre côté, la toute nouvelle jeune femme se plaignait amèrement, et faisait état de tous les inconvénients concernant sa présente condition de femme, en finissant par s’effondrer en larmes. L’exemple est cruel, les valeurs positives et négatives semblent se maintenir dans la constellation patriarcale qui trône au-dessus de nos têtes.
Bien entendu, l’objectif est « d’être soi-même » ou « devenir soi-même » ; mais « être identique à ce que l’on aspire » a encore lieu dans le cadre d’une altérité réglée, donc, au sein d’une interaction et sous les regards et les jugements d’une société qui mobilise des conduites et des normes dans le champ public. Par conséquent, et que nous soyons hétérosexuel.le, gay, lesbienne, transgenre ou travesti, nous nous conformons que nous le voulions ou des gabarits incarnant des destins a priori positifs ou négatifs. Judith Butler est consciente des limites de nos investigations dans le domaine d’une transversalité masculin-féminin. Au final, il s’agit pour l’autrice de créer d’autres genres, une multitude d’identités de genre.
Il reste que le masculin et le féminin vont en un certain sens au-delà du genre. Le genre masculin-féminin conditionne la quasi-totalité des actions, des objets, des états, des corps, des formes, des symboles et des marchandises issue des activités humaines. Un phénomène contradictoire se produit par ailleurs sous nos yeux depuis les années 1960 : plus les femmes obtiennent de droits, plus les produits de l’activité capitaliste incorporent des signes qualifiant le masculin ou le féminin, donc, les biens et les services renvoyant d’un côté les femmes à la culture de la servilité ; et de l’autre, les hommes à la culture de la virilité. En d’autres termes, les séparations visibles et genrées entre les femmes et les hommes qui ont encore lieu dans les sociétés dites traditionnelles ne le sont pas moins dans les sociétés dites marchandes ; disons que ce n’est plus seulement le corps qui porte la marque du masculin et du féminin, mais aussi la plupart les marchandises en circulation.
La dimension tragique du genre masculin-féminin se trouve au sein d’un aller-retour entre le monisme et le dualisme. Le dualisme oppose deux figures irréconciliables (masculines et féminines) en imposant des valeurs morales, sensibles et logiques pour chacune d’elles ; telles que le mal et le bien, le faux et le vrai, le laid et le beau, la falsification et la vérité, la fiction et la réalité, l’ambivalence du voile des apparences et la vérité de l’être en son apparaître, le faible et le fort, l’éphémère et le pérenne, etc. Bien entendu, et selon Françoise Héritier, les valeurs sont fluctuantes selon les contextes culturels et selon les avantages que les plus forts en retirent. Par exemple, en Occident, le passif est une épithète négative pour les femmes, et l’actif un attribut positif pour les hommes ; alors qu’en Inde, c’est le contraire, le passif est culturellement positif, donc masculin, et l’actif négatif, donc féminin. Il est fort probable que le genre féminin et masculin représente un socle archaïque qui désigne ceux qui — au sein de l’espace public et des affaires politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, ethniques — sont moralement, logiquement et esthétiquement légitimes. On ne peut que le constater dans toutes les sociétés patriarcales (traditionnelles ou marchandes), l’espace public sous toutes ses formes est réservé au genre masculin, le genre féminin étant invité à le traverser, mais sous certaines conditions.
Le dualisme sépare les femmes et les hommes comme il les destine à des espaces spécifiques (privés et publics) propres à l’étalage hiérarchisé des représentations symboliques ; cependant, le dualisme a aussi pour fonction de délimiter l’espace qui accueille les conceptions monistes de l’unité masculine, donc, de circonscrire l’unité du visible au sein de l’espace public. D’un dualisme au sein d’un monisme hégémonique, découle une double séquestration qu’il faut parvenir à déconstruire. La question renvoie explicitement à la séparation entre ce qui est, et ce qui apparaît. Ce qui est appartient au monisme et à l’unité spatiale, publique et masculine ; ce qui apparaît tient à la création / rationalisation d’un seuil (ou d’un voile) qui sépare le vrai du faux, le bien du mal, le beau du laid, et par extension qui scinde le féminin du masculin, le faible du fort, etc. En d’autres termes, l’apparence (l’apparaître, le paraître, l’apparat ou la parade) a pour fonction, au cœur d’une logique dualiste, d’énoncer et de représenter ce qui est et ce qui n’est pas, et par extension, de dire et montrer ce qui a de l’importance, de la valeur, de l’intérêt, ou bien, ce qui n’en a pas. Il existe un seuil esthétique sur lequel se dressent les négations logiques et morales, au titre de ce qui n’est pas une unité et de ce qui n’a pas de valeur. Et comme nous l’avons expliqué dans le précédent chapitre à propos de l’ambivalence des apparences, l’incarnation du dualisme renvoie au voile (symbolique et concret) des apparences que se doivent d’incorporer les femmes. Bref, le dualisme, voire la diversité et la variété, a finalement pour objet de renforcer le monisme du souverain.
Dans son livre La Naissance de la Tragédie, Nietzsche ne cesse de faire appel à l’apparence en s’appuyant sur la figure d’Apollon. De l’apparence en tant que révélation de l’être / existence en sa singularité et en sa vérité :
« Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie transfigurateur du principe d’individuation, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence. »
Pour le dire autrement, l’existence singulière et idiosyncrasique (identité) se révèle au sein d’une première identification propre à l’empreinte familiale (castration symbolique, désir, roman familial) et institutionnelle, donc, à des attitudes assimilées, à des comportements empruntés comme à une langue maternelle et nationale ; d’un autre côté, « la vérité de l’être » (altérité) apparaît sous les traits d’une seconde identification, donc, sous la forme d’un hypothétique « for intérieur » révélé par les biais d’une « invention de soi » prenant la forme d’une réflexion, d’une remise en question, d’un apprentissage qui instruit une existence désirée, élaborée, élevée et accomplie au sein même des apparences comme d’un dire singulier assumé. Cette conception va bien entendu à l’encontre de la raison d’être de l’être en tant qu’étant dépositaire d’une essence (féminine ou masculine) fixe, inaltérable et définitive selon le sexe mâle ou femelle, voire selon la race ou la classe.
Cette position philosophique fait la promotion de ce qui est au sein même de ce qui apparaît, le tout sans la nécessité d’un arrière-monde métaphysique ou religieux. Elle offre à l’être la possibilité d’apparaître au sein de la pure contingence des événements comme au cœur des relations humaines. Si tant est que « l’être » ne soit pas une fiction inventée de toute pièce ; si tant est que l’apparaître ne soit pas la seule condition qui permet, justement, d’être au monde. Le discours se produit hors de soi, il dresse le voile de la connaissance ; simultanément, les représentations se déploient au sein d’un horizon présent, elles habillent le voile des apparences. Cette condition va à l’encontre des intérêts et des valeurs patriarcales qui maintiennent un arrière-monde où trône l’unité du masculin, le monisme, la loi du père et Dieu le père — dont l’objectif consiste à maintenir un projet, une stratégie, un ordre souverain pré-établi par-delà les apparences auxquelles des communautés doivent se soumettre et se conformer.
Là encore, Barbara Cassin nous est d’une aide précieuse, dans son ouvrage L’effet sophistique elle expose les faits suivants :
« Et, [Lacan] à propos d’Aristote : « Sa faute est d’impliquer que le pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que l’être pense » (Séminaire Encore p. 96). L’ontologie, ancienne et moderne, du côté de la substance comme du côté du sujet, apparaît ainsi simplement comme une pétition de principe : « Le discours de l’être suppose que l’être soit, et c’est ce qui le tient » (Séminaire Encore p. 108). Tel est exactement, moins la dénégation de l’amusement à le dire, le point de départ du Traité du non-être de Gorgias : Gorgias y montre que l’ontologie ne peut tenir sa position et occuper dès lors toute la scène que parce qu’elle oublie, non pas l’être, mais qu’elle-même est un discours. »
Le « discours sur l’être » passant par les biais de l’énoncé ou de la représentation appartient qu’on le veuille ou non à des conditions d’apparitions qui plient et déplient les existences au sein du voile de la connaissance et des apparences. De ce point de vue, tout peut être énoncé ou représenté en compagnie de croyances motivant des conduites spécifiques. Un discours positif sur l’existence d’un être au-delà des apparences au masculin peut être tenu, comme un discours sur la négation de l’être par-delà le voile des apparences au féminin peut avoir lieu.
Vous pourriez m’opposer le fait que les comportements et les vêtements sont superficiels, et employer la formule consacrée : « l’habit ne fait pas le moine ». Effectivement, un niqab ou un uniforme militaire vont nous informer sur un attribut religieux ou une fonction, ils ne vont rien nous dire des individus en tant que telles. En revanche, ces signes nous renseignent sur les rôles qu’a priori ces individus ont incorporé et auxquels ils adhèrent en leur « for intérieur », c’est du moins ce que désignent ces jeux de rôles. Par principe, ces individus obéissent à des dogmes ou à des commandements qui déteignent, peu ou prou, sur leur identité. Leurs actions sont logiquement en phase avec la trame religieuse ou idéologique que le vêtement dessine. Certes, et selon les personnes, il existe un doute, ou bien, des déclarations qui peuvent être parfaitement contradictoires.
Dans son livre Mise en scène de la vie quotidienne, Goffman Erving reprend une citation radicale de Robert Ezra (tirée de Race and Culture) :
« Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment. […] C’est dans ces rôles que nous nous connaissons les uns les autres, et que nous nous connaissons nous-mêmes. »
« En un sens, et pour autant qu’il représente l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes — le rôle que nous nous efforçons d’assumer —, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. À la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes. »
De ce point de vue, quel pourrait être ce minimum verbalisé et représenté qui participe pleinement de l’unité du visible ? Quels sont les énoncés maîtres qui structurent les apparats comme la vocation du croyant ; qui renforcent la simulation de l’acteur ou le paraître de l’agent professionnel ? ou encore, qui instruisent la parade des femmes ou des hommes ?
Quel est donc cet « être » qui, toutefois ancré dans une dialectique d’opposition, échappe à toutes les modulations qu’offre la figure humaine ? Situé en deçà des personnes, quel est cet « être » qui résiste aux multiples verbalisations et représentations du corps ? Et bien, en tout état de cause : la raison d’être du féminin et du masculin — telle une verbalisation du corps représentant un être / existence pris dans un faisceau relationnel qui ne cesse de révéler en permanence, et en regard de la fluidité et de la circulation des corps, un mode d’être au masculin ou un mode d’existence au féminin.
Au-delà du discours religieux et idéologique, du costume et de l’uniforme, du masque de beauté ou de l’armure de la virilité, il apparaît en sa manifestation existentielle, permanente, présente, visible et énoncée un être indéfectiblement masculin ou une existence consubstantiellement féminine — et ceci, qu’il soit cisgenre ou transgenre. En d’autres termes, et en l’état actuel des valeurs se déployant dans l’espace public, si un homme décide de devenir une femme, et ceci en dehors ou en compagnie des techniques plastiques et chirurgicales les plus avancées, il incorpore un panel de valeurs féminines — et suffisamment de valeurs pour qu’au-delà comme au sein des apparences, il puisse se sentir historiquement ou politiquement une femme. C’est au sein d’une apparence, d’un apparaître ou d’un paraître au féminin qu’il énonce / expose un devenir femme. L’ancrage est abyssal, la binarité enracine l’humanité dans la formation des genres féminins et masculins. « Défaire le genre », pour employer l’énoncé de Judith Butler, renvoie aux accumulations ou aux arrangements possibles avec les identités de genres. Toutefois, il semble que les combinaisons s’inscrivent en grande partie plutôt dans une inversion du genre, par ailleurs substituable d’une minute à l’autre selon la situation qui se présente.
Le féminin et le masculin s’inscrivent dans une problématique plus vaste que celle du sexe, du genre ou de la sexualité. Le féminin et le masculin influencent les fondements philosophiques, les comportements sociaux, les orientations politiques, les systèmes économiques eux-mêmes. Précisons que la diversité des sexualités n’incluant pas l’hétérosexualité n’est pas représentée par LA communauté L.G.B.T.+, mais par LES communautés L.G.B.T.+. La plupart des membres de ces communautés ne sont pas moins traversés par les valeurs négatives féminines et les valeurs positives masculines. Notamment, lorsque les membres intègrent et rejouent les figures de l’esclave et du maître, du masochiste et du sadique, du dominé et du dominant, de la femme en son existence culturellement féminine ou de l’homme en son essence religieusement masculine.
Synonymes de l’ancrage du masculin et du féminin dans la sphère de l’hétéronormation, les stratégies des énoncés maîtres nous sautent à la figure. Du fond de la pensée patriarcale surgit l’injonction suivante :
Quoique tu fasses dans l’espace public en tant qu’homme, femme, hétérosexuel.le, homosexuel.le, bisexuel.le, transgenre, travesti, intersexe ou asexuel.le, tu seras toujours renvoyé.e à la dialectique binaire du patriarcat qui plie et déplie le sens commun, donc, à la condition féminine ou à la condition masculine, tout autant qu’à celle de l’esclave et du maître, à celle du dominé et du dominant, à celle de la figure et de l’abstrait, à celle du pauvre et du riche, etc.
Judith Butler a clairement révélé ce qui se trame dans l’espace public. Espace public qu’elle nous invite à radicalement déconstruire. Toutefois, et à l’épreuve des faits, il existe une étendue a priori indépassable conditionnant l’effectivité de la dialectique, renvoyant elle-même à la hiérarchisation des rapports de force. Le problème est que la topique « féminin-masculin » détermine une politique du sens (et non le sens d’une politique). Ce mouvement n’aura pas lieu sans une remise en cause profonde de la manière dont le sens se construit en relation aux dogmes religieux fondés sur le patriarcat, comme en rapport au néolibéralisme soumis à l’idéologie patriarcale, sans compter les croyances tribales, communautaires et partisanes. En d’autres termes, le féminin et le masculin sont les épiphénomènes visibles d’une structure binaire plus profonde se référant au faux et au vrai, au mal et au bien, au laid et au beau, etc.
Dans l’ouvrage collectif Sexualité en Travaux, il existe une critique de Slavoj Zizek qu’il nous faut entendre :
«[…] La thèse de Lacan consiste précisément à dire que la relation EST impossible (« il n’y a pas de rapport sexuel »). Toutes les relations humaines peuvent entrer dans le champ du sexuel précisément parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel : la sexualité affecte les autres domaines non pas à cause de sa force de domination mais à cause de sa faiblesse. Pour Lacan, « il n’y a pas de rapport sexuel » signifie (entre autres) précisément qu’aucune opposition symbolique (comme par exemple actif / passif, maître / esclave) ne peut déterminer adéquatement la différence sexuelle. »
En d’autres termes, la différence sexuelle qui établirait des rapports de force et une autorité spécifique selon le sexe — que nous pourrions étendre au genre, à la race ou à la classe — n’est pas acquise ni déterminée. Pourtant, la différence sexuelle ici critiquée fonde l’autorité technopatricapitaliste. Chez Lacan, le « phallus » n’est pas le « pénis », si le pénis désigne le sexe mâle, le phallus incarne quant à lui la loi — quoiqu’au titre du « nom du père ». Et si le pénis incarne le mâle sapiens, le « phallus » est un signifiant qui peut tout à fait circuler et être incarné par une femme, voire un enfant, voire dans certains cas de domination par un chien. En outre, ce qui détermine adéquatement la différence sexuelle n’est autre que la relation d’un sujet à ses fantasmes historiquement modelés au sein des vies familiales ou extra-familiales. Les options renvoyant à la construction du désir — partagé et réalisé, ou restant à l’état de projet dans l’imaginaire — sont nombreuses, variées et fluctuantes. Si Lacan nous dit que la différence sexuelle participe indifféremment de la circulation des pouvoirs et des modalités de la domination, le genre comme image de la domination s’impose tout de même dans l’espace public, donc au sein des apparences, des connaissances, des formes, des états, des marchandises, etc. Le « il n’y a pas de rapport sexuel » renvoie à la matière de notre espèce qui est dans l’impossibilité de se réconcilier avec le réel, et pour toujours insatisfaite, du fait qu’elle participe pleinement des discours du « Grand Autre » (Lacan) révélant les rouages de la volonté collective et de la castration symbolique — et ce même lorsque notre espèce imagine faire corps avec l’acmé de la jouissance sexuelle ou atteindre le vide sanitaire de l’extase religieuse. Il est cependant important de constater que le symbolique et ses batteries de signifiants stimulent les désirs fantasmatiques et intensifient les jouissances partielles. En d’autres termes, le ressassement et la masturbation ont pour effet de gâter nos piètres existences.
De ce point de vue, l’incontinence du désir, donc la jouissance, nous déborde littéralement ; et plus elle nous dépasse, plus nous trouvons des moyens d’inhiber nos comportements et de circonscrire nos envies — que nous finissons par confondre avec nos besoins par ailleurs. L’inhibition animale est un ressenti qui maintient le corps à distance d’une action, l’inhibition humaine est également animale, s’ajoute toutefois l’instance du symbolique (signifiants) propre aux constructions idéologiques autour du sexe, du genre, de la race et de la classe. Plus l’incontinence du désir se propage, plus l’inhibition, jouxtant le refoulement, se manifeste par la création de contraintes et d’interdits à la fois moraux, logiques et esthétiques.
Les stratégies contraignantes participent d’une politique du sens, donc, de la « bonne direction », du « choix logique », de « l’adhésion esthétique ». Si les modes de domination ne sont pas fixes, il reste que notre espèce maintient le féminin et le masculin comme deux entités d’où découle une hiérarchie entre les femelles et les mâles (sexe), entre les noirs et les blancs (race), entre les pauvres et les riches (classe), etc. Au sein des apparences publiques, les figures de la domination empruntent à l’esthétique masculine, donc, au paraître, à l’apparaître, à l’apparat et à la parade au masculin. Une femme dont l’apparence correspond aux critères de la féminité peut concrètement dominer un homme et détenir ce fameux « phallus », ce qui est loin d’être rare. Toutefois, la représentation publique de cette femme la renverra tout de même aux valeurs négatives féminines, donc, à un rapport pré-établi et hiérarchisé dans le champ politique, économique, social, religieux, culturel, ethnique. Je le répète, les femmes hétérosexuelles pleinement inscrites dans les représentations féminines ont pour rôle d’incarner l’ambivalence des apparences afin de renforcer les figures de la domination masculine dans l’espace public, certes, mais rien n’empêche qu’une femme au même titre qu’un homme d’être autoritaire, virile et souveraine. C’est par ailleurs de plus en plus le cas.
Le féminin et le masculin participent des énoncés maîtres, ils font partie d’une condition a priori animale. Une condition animale qui, entre parenthèses, se moque royalement d’incarner le mâle ou la femelle, comme d’imposer une sexualité spécifique. Car cette condition s’abat comme une chape de plomb sur une espèce et instruit catégoriquement son devenir. En revanche, soumise à la politique du sens, à l’organe moral et à l’empire du sensible humain, cette condition animale, en regard du féminin et du masculin, ne cesse d’être sublimée et questionnée par l’imaginaire humain. Il en va ainsi des valeurs négatives féminines et des valeurs positives masculines qui instruisent le fameux « ou bien ou bien » de l’entendement, de la croyance et de l’opinion humaine : ou bien fille ou bien garçon, ou bien dominé ou bien dominant, ou bien faible ou bien fort, émotif ou rationnel, lait ou sperme, lune ou soleil, etc. Ces configurations logiques, morales et esthétiques sont en partie incarnées au sein même des apparences qui déterminent des formes d’efféminement ou de masculinisation. La solution pour sortir de ces identifications muettes, aveugles et inconscientes, et propre à un groupe social (prenant appui sur un style, un clan, une caste, une discipline, une tribu, un parti ou une communauté formant, par voie de conséquence, un périmètre plus ou moins clôturé), est sans doute de passer d’une première à une seconde identification. Bref, comme le chante David Bowie :
« Ch-ch-ch-ch-changes, Turn and face the strange… »
Si le féminin et le masculin sont des objets de croyance qui perdurent, c’est qu’ils sont utiles à la formation des identités dans le cadre d’une politique du sens basée sur le bien et le mal (moral), le vrai et le faux (logique), le beau et le laid (esthétique). À la lumière de l’épistémologie féministe, le genre présente toutefois des objets de croyance utiles pour critiquer des conduites morales, logiques et esthétiques ; autant pour les femmes que pour les hommes qui prennent à bras-le-corps toutes les valeurs négatives et positives relayées par les figures féminines et masculines (faible/fort, fiction/réalité, éphémère/pérenne, invisible/visible, etc.). En outre, la critique féministe nous informe sur les qualités féminines ou masculines que nous inoculons en chaque chose, objet, état, forme, symbole ou marchandise issue de l’activité humaine (vélo ou sac d’école rose pour les filles et bleu pour les garçons ; femmes épilées et hommes poilus ; etc.). En outre, et comme l’énonce et le montre le féminisme queer, la différence sexuelle passant par les filtres du genre peut être détournée, inversée, décalée, réinventée, réincarnée de mille manières, toutefois sans que ces manières d’exister deviennent à leur tour un diktat social. Politiquement, l’idée consiste à subvertir toutes les valeurs de la servilité et de la virilité. Toutefois, le sens de l’existence humaine semble être soumis à l’empire de la domination, de l’oppression, de la soumission, de l’exploitation et de la possession — qui hiérarchise et dispose, sépare et distingue, stigmatise ou congratule, sanctionne ou récompense, assujettit ou libère, rejette ou accepte, réduit ou grandit, blesse ou caresse, etc.
IX – FÉMINISMES ET PORNOGRAPHIE
David Courbet, 2017
Provoqué et alimenté par The Summer of Love* aux États-Unis et Mai 68* en France, le traumatisme hédoniste qui suivit les années 1967-68 accomplit un mouvement global issu de plusieurs disciplines comme le féminisme, la psychanalyse, la sociologie, l’ethnologie, l’éthologie et le matérialisme historique. Résumons rapidement les enjeux qui traversent ces disciplines avant de tirer quelques éléments du livre de David Courbet.
Au XIXe siècle, et en compagnie des Suffragettes*, la première vague féministe est politique. L’objectif des militantes est d’accéder au droit de vote, à l’éducation des femmes, ainsi qu’à des activités professionnelles jusque-là réservées aux hommes. Si le premier mouvement se focalise sur les droits des femmes, il ne remet pas directement en cause le genre féminin défini socialement en son caractère propre à encadrer l’éducation des enfants, et laisse la distinction femmes / hommes comme deux espèces opposées. Dans les années 1950 et 60, la seconde vague questionne les aspects sourds et normatifs qui conditionnent les femmes en leur essence féminine ; ainsi, les valeurs positives (publiques et sociales) et négatives (privées et domestiques) sont mises sur le bloc opératoire de la pensée — notamment avec Simone de Beauvoir et Le Deuxième Sexe*. Poursuivant les logiques de déconstruction se rapportant au genre féminin-masculin, la troisième vague débute dans les années 1980 aux États-Unis et élargit le débat à toutes les minorités soumises à la domination masculine, par définition blanche et coloniale. Bien entendu, nous pourrions remonter jusqu’à Christine de Pisan, Olympe de Gouges ou Louise Michel concernant la naissance du féminisme, ce sont toutefois des cas individuels et non des mouvements collectifs.
Inventeur de la psychanalyse, Sigmund Freud joue dans le cadre de notre étude sur deux tableaux. D’une part, il expose l’infrastructure psychique de la société occidentale en s’appuyant sur l’inconscient ; d’autre part, il met en place un corpus sur la base d’études cliniques, dans le cadre d’un dispositif spécifique (la cure). L’ordre moral est intégré de manière individuelle par tout à chacun, l’interprétation des régimes de récompense ou de contrainte, de domination ou de soumission n’est pas seulement socio-politique, elle est aussi psychique (surmoi). La libération des sujets dépend de techniques d’analyse et de pratiques adaptées et propres à questionner le roman familial — du moins dans le cadre général des névroses et lorsque le sujet en question est en capacité d’être à l’écoute de ses symptômes. Pour les cas plus critiques et propres aux psychoses, les sujets sont en règle générale hospitalisés, etc. Enfin, l’étude scientifique de la sexualité humaine en ses aspects psychiques et culturels a contribué au décloisonnement progressif des mentalités, renvoyant ainsi les interdits et les présupposés moraux aux limites de l’organisation familiale et sociale encadrant, par définition, les pulsions sexuelles, morbides, voire nourricières.
Avec sa thèse inaugurale, Le suicide*, Émile Dürkheim, père de la sociologie, formalise une méthode horizontale d’analyse s’appuyant sur une collecte de faits dans différents lieux et durant une certaine période. Définissant le suicide comme un fait social, il inverse les rapports de domination. Ce n’est plus un seul et unique individu pris dans les torpeurs des échecs personnels qui, conscient de sa faiblesse ou de son manque de courage, met fin à ses jours. Dürkheim démontre qu’il existe en amont un processus enchevêtré à l’organisation politique, sociale, économique, religieuse, culturelle, ethnique qui pousse l’individu à se suicider. Les régimes de récompense et de contrainte, de domination et de soumission ainsi exposés permettent à Dürkheim de proposer d’autres formes d’organisations (sociales) susceptibles de réduire « les maux de la société ». Ainsi, l’évolution des sciences sociales a permis de raffiner les pratiques jusqu’à, par exemple, l’invention de l’ethnométhodologie par Harold Garfinkel.
Comme nous l’avons vu avec Michel Foucault, l’ethnologie, cousine de l’anthropologie comme de la primatologie, a également critiqué les modes d’existence occidentaux. Claude Lévi-Strauss dessine les contours du structuralisme consistant à délimiter un territoire à partir duquel il analyse les fondements qui structurent l’organisation politique, sociale, économique, religieuse, culturelle, ethnique de groupes humains. Les échanges ou les alliances familiales, les rituels à la fois religieux et magiques, ainsi que les préparations culinaires, les lois du clan ou de la tribu, le cycle des saisons et le climat, les espaces communs et privés vont dessiner une trame, un sous-bassement indiquant des structures à la fois élémentaires et complexes qui détermineront des actions sous couvert d’orientations religieuses et morales. Là encore, des ethnologues parviennent à raffiner les méthodes, comme Françoise Héritier qui expose la prévalence des dominations masculines, et oppose ce que je nomme les valeurs négatives féminines aux valeurs positives masculines.
Avec son ouvrage Sur l’origine des espèces*, Charles Darwin démontre l’évolution progressive et laborieuse des objets de la nature dans toute sa complexité. Il pose les bases qui ne cessent jusqu’à ce jour d’être éprouvées et en partie confirmées. Une citation tirée du livre Sur l’origine des espèces* illustre les jeux du hasard plutôt qu’un ordre basé sur la nécessité :
« Enfin, plus d’un auteur s’est demandé pourquoi, chez certains animaux plus que chez certains autres, le pouvoir mental a acquis un plus haut degré de développement, alors que ce développement serait avantageux pour tous. Pourquoi les singes n’ont-ils pas acquis les aptitudes intellectuelles de l’homme ? On pourrait indiquer des causes diverses ; mais il est inutile de les exposer, car ce sont de simples conjectures ; d’ailleurs, nous ne pouvons pas apprécier leur probabilité relative. »
L’expansion sans commune mesure de l’économie de marché est disséquée par Karl Marx. Nos modes d’existence sont désormais soumis à des méthodes de production et de reproduction qui transforme 99 % de l’humanité en sujets-marchandises ou en machines-outils. Karl Marx annonce l’ère de l’homo œconomicus* dont la tâche principale est de mettre la raison au service de la gestion des ressources et des territoires. L’innovation des sciences appliquées tout autant que les créations juridiques et esthétiques participent du numéraire dont l’ultime représentant est l’argent. La valeur ajoutée motivant la division du travail devient le fer de lance des échanges. Qu’elles soient politiques, économiques, sociales, religieuses, culturelles, ethniques, les relations humaines se voient en quatre siècles conditionnées par l’accumulation et l’assimilation encadrées par des formes de contraintes sociales et de dominations psychiques — dont l’objectif est d’organiser, de réguler, de discipliner les pulsions sexuelles et morbides, voire de les violenter dans le cas des excisions ; et simultanément, de rentabiliser et d’exacerber les visées cupides et prédatrices.
Il reste l’étendue des sciences et des technologies qui encadrent l’exploitation des énergies (fossiles, solaires, etc) et influencent de manière impérieuse tous nos comportements. Les applications de la science sont en grande partie techniques, elles participent de l’économie des rapports de force et instruisent toutes les activités humaines. L’essence de la technique fut réévaluée à l’aune de la culture savante par Georges Simondon avec son livre Du mode d’existence des objets techniques*. Etc.
Basé sur une meilleure connaissance de l’Homme en tant que sujet-objet aliéné à la sphère symbolique et sociale, l’ensemble des avancées intellectuelles sus-nommées ont à mes yeux largement contribué à engendrer « Le mouvement de libération sexuelle » de la fin des années 1960. Avec son lot d’hyppies-nudistes, nous assistons à un retour à la tradition adamique, tel un nouvel horizon inspiré des chrétiens primitifs, « Jésus-Christ Superstar » s’expose nu, sexué et sous L.S.D. La jeunesse d’après-guerre issue du baby-boom* a soif d’idéologie communiste et maoïste, de révolution sexuelle et féministe, de retour à la nature bucolique et animale, mais aussi de plaisirs chimiques, de gadgets technologiques, de rock n’roll* débridé et de films d’horreur criards. Sur le moment, les manifestations culturelles et révolutionnaires touchent assez peu les masses laborieuses. En France, en revanche, la jeunesse dorée et bien pourvue, dont le capital culturel est à la hauteur de toutes les ambitions politiques, se jette corps et âme dans le vortex de « La révolution culturelle » de Mai 1968* — par ailleurs avortée en quelques semaines. Malgré sa courte durée, l’impact fut décisif. Il résonne de nos jours sous la forme de l’individualisme hédoniste, excluant néanmoins ceux qui n’ont pas les moyens financiers d’y participer. Enfin, les entrepreneurs du sexe, ayant saisi la balle au bond, participent au mouvement général a priori* émancipateur jusqu’à bâtir des empires sous la forme d’obscures multinationales.
En poursuivant l’objet d’étude de David Courbet, il apparaît que la lutte féministe en son expression la plus radicale fédère un ensemble de revendications consistant à libérer définitivement le corps et l’esprit des femmes du joug de la domination masculine. La libération s’inscrit dans une courte séquence historique, elle cristallise cependant une perspective ancrée dans le cerveau de nombreux héritiers du féminisme. Des disputes naissent toutefois concernant les vertueuses épines du Christ qui déchirent l’esprit du mouvement :
« Le féminisme radical, voulant pourtant former un groupe homogène, ne fut pas, et ce depuis ses origines, exempt de contestations internes, signe de la difficulté à vouloir englober tous les courants sous une même bannière. Le débat sur la prostitution, entamé aux États-Unis dès le début des années 1970, montre une désolidarisation des féministes radicales, qui se définiront comme abolitionnistes, vis-à-vis des travailleuses du sexe étant donné que dans leur acception, les femmes ne peuvent pas monnayer leur corps, symbole du paradigme de l’oppression patriarcale. Une conception moraliste sous-tend leur réflexion dans la mesure où la sexualité se veut libre mais ne peut se concevoir que dans une relation amoureuse. Pour elles, le physique et l’affectif ne sont pas dissociables : « la prostitution pervertit la sexualité en la détournant de son sens » [l’auteur cite ici Claudine Legardinier]. »
L’option concerne la dégradation de l’image comme du corps de la femme, ainsi que le mauvais traitement des femmes durant les tournages de films X. Les abolitionnistes comme Andréa Dworkin voient dans la pornographie une initiation à la violence ainsi qu’une incitation au viol. Le débat traverse les années 1970 et se confronte à l’orée des années 1990 aux féministes pro-sexe de la troisième vague qui désirent inventer une pornographie destinée à la sexualité féminine. La pornographie est dans ce cas libératrice, pédagogique, émancipatrice, non-violente et sans ambiguïté sur la nature des scènes pornographiques. En outre, le film pornographique féministe se veut artistique, ainsi qu’un lieu d’expérimentation de toutes les sexualités, tout autant qu’un champ d’expression critiquant les clichés de la domination masculine. L’auteur s’appuie sur les propos d’Ovidie :
« Le combat des pro-sexe consiste dès lors à briser les tabous d’une société conservatrice et traditionnelle qui impose à coups d’injonctions des relations sexuelles standardisées sous un prisme moraliste : amour et sexe peuvent et doivent être dissociés. Le plaisir sexuel doit être considéré comme un élément sain et bénéfique à l’épanouissement de l’être humain, néanmoins « on peut ne jamais rencontrer l’amour. Faut-il pour autant se priver de sexe ? »
Comme le signale David Courbet, le débat relève « d’un combat commun, celui de promouvoir les intérêts, mais aussi les droits des femmes au sein de la société. » La production de films pornographiques pro-sexe vise un horizon adamique, un lieu utopique où le féminin et le masculin explosent en une multitude d’identités indifférenciées ; ainsi, la jouissance sexuelle et individuelle expose toutes les sexualités et les projections fantasmatiques, dont le B.D.S.M. est un des ultimes représentants.
Si le féminisme pro-sexe a une réelle portée en termes d’émancipation et de libération des corps et des esprits, il se confronte comme le note l’auteur au poids des valeurs patriarcales profondément ancrées dans les mentalités qui ne cessent d’écraser les projets politiques, ou qui profitent de l’essor du genre pro-sexe pour conquérir de nouveaux marchés — notamment, si l’on se réfère à l’interview de Grégory Dorcel à la fin du livre. Là encore, l’effort intellectuel et l’action militante sont en prise avec l’économie des rapports de force ayant pour fin d’absorber toutes les propositions envisagées comme rentables. Par conséquent, et si l’on observe les actes pro-sexe à la loupe du matérialisme, il apparaît que la vocation des pensées radicales est de se diluer dans le mainstream* afin d’y opérer des changements sensibles, quoique superficiels en regard des multinationales en place.
Les lois sur la diffusion pornographique représentent un surmoi social qui instaure une ligne de démarcation, une frontière qui trace les limites du « divertissement pour adultes », et où s’arrête le territoire conforme, convenu et surtout public des valeurs positives masculines. À partir du moment où les hommes virils sortent de l’enclos public des valeurs positives masculines, et s’installent dans l’espace fantasmatique de la pornographie, ils activent les figures de l’assujettissement, de l’asservissement, de l’avilissement, de la soumission, du sadomasochisme et de la dépossession de soi. Dans le contexte fantasmatique que propose la pornographie, plus les femmes en tant que sujets sont soumises et dépossédées de leurs corps, plus les valeurs négatives féminines sont exposées, voire énoncées.
Le plus étonnant est la rationalisation des fantasmes masculins qui, par le biais des thématiques que proposent désormais les sites pornographiques, relève de l’effort à fixer les fantasmes sur un objet de désir en particulier. Les listes sont impressionnantes et offrent un état de tout ce qui est possible en termes de pratique sexuelle : des « lesbiennes » aux « blondes » en passant par « les gros seins », « les MILF », « les poilues », « les moustachues », etc. Le principe consiste à verbaliser des entités fantasmatiques, objets partiels de la jouissance. Nommer et délimiter les entités fantasmatiques permet d’objectiver les sujets / acteurs au même titre que des marchandises. De ce point de vue, il n’est pas totalement irréaliste de comparer les mécanismes de la pornographie au Fétichisme de la marchandise* (Karl Marx, Le Capital, Chap.4). Le fétichisme marchand consiste à générer le désir d’objet (création d’un désir d’objet) incarné par un objet de désir (objet occultant une hypothétique figure du manque) dont l’ultime fin est de stimuler le désir lui-même (désir du désir, satisfaction de l’insatisfaction, essence même de la rétroaction du vouloir). Bref, la pornographie organise des séquences fantasmatiques en dehors de tout contexte relationnel régi par les valeurs morales contenues dans l’organisation politique, économique, sociale, religieuse, culturelle, ethnique.
La création du désir (le désir d’objet) consiste en premier lieu à dépasser l’économie normative qu’instaure le nomos* (le droit, la loi) afin de souscrire à l’économie fantasmatique qui, elle, ne demande qu’à transgresser toutes les valeurs. Il est toutefois impossible de transgresser toutes les valeurs concernant notre espèce. Il faut une porte d’entrée, un point de départ, un repère dans l’espace de l’économie fantasmatique. Par conséquent, il est nécessaire de fétichiser la libido sous la forme d’un objet de désir, et telle une entité fantasmatique contenant la figure du manque sur laquelle se fixe la pulsion sexuelle (l’objet du désir). Le principe consiste à créer un environnement psychique incarnant un territoire où la transgression est autorisée. Le territoire délimité, l’imaginaire du sujet en prise avec la pulsion sexuelle peut ainsi franchir un seuil et s’installer dans l’économie fantasmatique de la pornographie, donc, librement transgresser les valeurs positives masculines consensuelles et encadrées qui structurent l’espace public. Moralité, et au même titre que le fétichisme de la marchandise*, le fétichisme du désir contribue à nommer (rationnaliser) les fantasmes masculins afin de canaliser (objectiver) la pulsion sexuelle sous un mode masturbatoire.
Jean-Claude Milner enrichit cette proposition dans l’ouvrage collectif Sexualités en travaux* :
« L’entrée en possession par l’achat est censée rétablir le lien d’une matière nue aux qualités qui lui sont supposées. Dans la plupart des cas, l’adéquation espérée ne se confirme pas entièrement. Le plaisir sexuel n’échappe à la règle. La pornographie, bien entendu, vient à l’esprit, ainsi que la masturbation généralisée dans la société capitaliste, qu’elle implique un seul, deux ou un nombre illimité d’acolytes. Mais la même faille apparaît dans la rencontre la plus ordinaire. Le corps de l’un n’adresse à la perception de l’autre corps que des simulacres ; à cet égard, la théorie épicurienne de la perception demeure valide. Elle s’accorde aisément à la version séparative de la forme-marchandise. Le plaisir sexuel, quoique rendu possible par le modèle de l’usage, risque incessamment de s’abîmer dans la faille qu’y ouvre la saisie de l’usage par la forme-marchandise. »
Il n’existe pas de pornographie sans les médiums analogiques ou numériques qui la représentent : le judas optique, la cabine de strip-tease, le dessin, la peinture, la photographie, le cinéma, la vidéo. La pornographie veut se tenir au plus près de la pulsion sexuelle, voire de l’incontinence du désir, bien qu’elle reste une représentation d’ordre visuel et auditif. Par comparaison, le cinéma, la série télévisée, le documentaire ou le reportage tentent de représenter la réalité, souvent sublimée. Les objets et les contenus passent par le filtre de la médiation symbolique, par une histoire ou une narration qui, par ailleurs, s’arrange pour suggérer / couper les scènes sexuelles dont le but, contrairement à la pornographie, est justement d’organiser les représentations basées sur le nomos* (droit, loi), donc, d’énoncer le bien et mal, le vrai et le faux, le beau et le laid en circulation dans l’espace public. Espace public qui, par définition, influence, instruit et rythme en cadence l’antre domestique. Dans le cadre des productions cinématographiques, aucun film ne parvient à superposer un environnement psychique basé sur le nomos* et l’économie fantasmatique de la pornographie — puisqu’il est moralement et idéologiquement impossible de confondre en termes de représentation le seuil incarnant les valeurs négatives incorporées par le féminin et propres à la dénégation masculine ; seuil qui sépare la soumission, la domination, la possession et la servilité « mises à nu » dans la pornographie, des valeurs positives propres à l’unité du visible idéale, bonnes et vraie.
Dans son documentaire Rhabillage*, Ovidie se plaint des amateurs-pornographes qui ne font pas la différence entre le spectacle qu’offrent la pornographie et « la vraie vie des actrices pornos ». Au sein de l’espace public, et contrairement aux anciens hardeurs félicités comme des héros pour leurs exploits sexuels, les actrices sont systématiquement rejetées et jugées négativement. Les anciennes hardeuses subissent les effets de la société technopatricapitaliste, l’identité professionnelle suffit à révéler le seuil des valeurs négatives féminines. Ce genre de stigmate qualifie une des manières dont les femmes sont les dépositaires des valeurs négatives ; et instruit d’emblée les façons dont les femmes doivent masquer (voiler, dissimuler, maquiller) ces valeurs au sein de l’espace public.
La réponse du féminisme pro-sexe, comme avec la cinéaste Maria Beatty, est d’engager la pornographie féministe dans le B.D.S.M. (Bondage, Soumission, Domination, Sadomasochisme). Dans ce type de production, la monstration du plaisir sexuel ne se désolidarise jamais d’une verbalisation de la soumission et de la domination — telle une critique de la domination masculine absorbée et assimilée sous la forme d’un récit et d’une esthétique soignée. Notons au passage que le B.D.S.M. théâtralise la soumission et la domination en y mêlant la sublimation esthétique et la subversion politique, et telle une érotisation de la souffrance dont le nom est l’algolagnie. De ce point de vue, ce type de films pro-sexe renvoie à une politique de la soumission et de la domination au sein de l’économie fantasmatique a priori* réservée à la transgression masculine — dont l’objet est d’exposer les figures morales de l’avilissement, de la déchéance, de la dégradation, de la souillure et de l’impureté. En tant qu’image de la pulsion sexuelle et représentation du rapport sexuel, la pornographie incarne le théâtre où s’exerce et s’expose l’origine des politiques de la domination logique, morale, esthétique.
En définitive, si nous n’avons pas matériellement accès à « la vérité de l’être de l’unité masculine » logeant dans l’éther de la métaphysique comme dans les stratosphères de la religion — bien qu’efficiente en termes de représentativité publique et d’incarnation « transparente et historique » pour la gente masculine — il est en revanche possible d’examiner les valeurs négatives féminines se déployant au cœur de la pornographie. Dans ce cadre très formaté, le débat sur l’économie des rapports de force entre le féminin et le masculin s’engage.
Dans Sexualités en travaux, Jean-Claude Milner nous éclaire sur l’usage, apparemment catégorique, des corps :
« Dans le second cas, l’analyse change du tout au tout. De nos jours, l’opinion incline de plus en plus à penser que l’inégalité est inséparable de l’acte sexuel en soi, serait-il librement consenti. Mais elle ajoute que certains êtres parlants sont d’avance voués à occuper la position du plus faible : femmes par rapport aux hommes, enfants par rapport aux adultes, socialement ou physiquement faible par rapport aux forts. Là se découvrait donc un secret permanent et terrible de la survie de l’espèce : les exigences de cette dernière risque de contredire, immanquablement, les droits des êtres parlants. Tout se passe comme s’il avait fallu un cas de contrainte particulièrement criant pour révéler ce qu’il en est, non pas de la contrainte sociale, mais bien du coït en tant que tel. Weinstein n’est pas exceptionnel, il met à nu la règle générale. »
Si la maxime veut que le sexe et l’argent fassent tourner le monde, et si la pornographie reflète un pan de la domination sexuelle mâle et animale, il n’y a aucun doute concernant l’argent et le fait qu’il incarne les figures de la domination, de l’exploitation et de la possession. En d’autres termes, si la propriété découle du désir de dominer instaurant le droit de posséder, elle demeure néanmoins une invention humaine passant par la marque d’un contrat se référant, à un moment ou à un autre, à l’usage soumis à la valeur. Vérité de La Palice, la domination, la soumission, l’oppression, l’exploitation et la possession sont les actifs de l’empire du sexe et de l’argent.
Concernant notre espèce, la maîtrise et le contrôle d’un territoire se rapportent autant à établir des frontières qu’à acheter un arpent de terre sur lequel se trouve une propriété, par définition privée. Le chimpanzé domine un territoire, mais il ne le possède pas au même titre qu’un propriétaire terrien. Les questions relatives à l’espace public et à la propriété privée n’ont aucun sens pour nos primates. Le chimpanzé n’investit qu’une strate du territoire qu’il domine, alors que l’homme parvient à détruire toutes les strates de la biodiversité. L’empire de la domination fonde ses pouvoirs sur des régimes de possession qui, naturellement, renforce les appareils d’exploitation, et ce autant sur la faune et la flore que sur nos propres semblables. Par ailleurs, la combinaison entre des régimes de domination et de possession a permis d’engendrer deux unités spatiales fort problématiques, l’une étant réservée tant aux femmes qu’aux hommes : l’espace privé, notamment domestique et par définition privatif ; l’autre étant l’espace public réservé aux hommes et consacré aux luttes de prestige politiques, sociales, économiques, religieuses, culturelles, ethniques — espace certes traversé par les femmes, mais sous certaines conditions.
La répartition se fonde sur des valeurs positives masculines et des valeurs négatives féminines. Ces valeurs vont non seulement organiser la place des corps dits masculins ou des corps désignés féminins au sein de l’espace public, mais elles vont de surcroît impliquer de quelle manière les corps doivent paraître, apparaître et parader ; le tout ayant pour fonction d’opérer un contrôle sur le comportement des hommes (soumis à la masculinisation) comme une maîtrise du corps des femmes (soumises à la féminisation). Dans le domaine public, les dimensions esthétiques de l’apparence sont cruciales, et j’oserai dire qu’elles tissent, au même titre que les chaînons d’une cotte de mailles, les relations entre le sexe, le genre et la sexualité, comme elles renforcent les distinctions entre le sexe, la race et la classe. C’est la raison pour laquelle un homme s’habillant en femme dans l’espace public produit encore un profond malaise, car ce n’est pas seulement une sympathique et joyeuse inversion du genre dont il s’agit, mais bien d’un acte qui, au sein même des apparences, sape les principes de la société patriarcale qui fonde son discours sur « la vérité de l’unité masculine » soumise à des transgressions/réalisations, des dépassements/incarnations et des mutations/représentations selon un certain ordre et dans un certain contexte.
Depuis soixante ans, le féminisme critique et intègre en toute conscience les valeurs positives masculines. La distribution des rôles, la répartition des tâches, la distance femme / homme, la distinction sociale aussi, devraient s’équilibrer sur la base d’une transvaluation — tel un partage des valeurs de part et d’autre, donc telle une dissolution pure et simple des valeurs positives masculines et des valeurs négatives féminines. Il reste que la résistance est structurellement immense. Tout est enchevêtré, jusqu’aux unités spatiales privées ou publiques qui désignent les formes de l’exploitation, les signes de la soumission, les symboles de la domination et de la possession. Selon l’environnement, le décor, le contexte et la situation, nous adaptons nos manières d’être et réglons nos comportements, bref, nous nous conformons instinctivement aux lois, aux normes, aux règles de conduite.
X – VOUS AVEZ DIT QUEER ?
Le mot Queer est apparu durant les années 80 aux États-Unis, il signifie « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu ». Il est en premier lieu employé dans la littérature anglo-américaine sans connotation péjorative puis passe au statut d’insulte qui marginalise les individus dits déviants. Sont qualifiées Queer, les personnes ayant une attitude non-conforme, et qui, dans leur chair, se distinguent de la norme sexuelle imposée par les sociétés hétéropatriarcales. Les militants de la cause homosexuelle se sont réappropriés le mot Queer et l’ont positivé au même titre, par exemple, que les Blacks Panthers s’interrogeant dans les années 60 sur les significations opposés des mots « negro » et « black » ; « negro » représentant l’esclave noir, alors que « black » incarne un noir américain, libre et activiste.
La réappropriation radicale et définitive du mot « queer » fait consensus et apparaît spontanément dans les communautés LGBTQI++ (Lesbienne, Gay, Bisexuelle, Trans, Queer, Intersexe, etc.). Ce sont surtout les féministes américaines qui s’attaquent au problème en élaborant « les théories du genre » (gender studies). Les féministes outre-atlantiques opèrent une déconstruction et établissent des différences entre le sexe mâle-femelle, le genre masculin-féminin et la sexualité des hommes et des femmes (hétéro, homo, bi, asexué, etc.). À partir de ces distinctions critiques, il est désormais possible pour chacun.e d’accéder à d’autres critères et à d’autres manières de se percevoir en tant que sujet dans une société basée sur une idéologie patriarcale — le patriarcat étant associé à la loi du père comme à Dieu le Père.
Pour le dire simplement, les féministes américaines observent que les femmes du monde entier, malgré leur supériorité en nombre, représentent en acte et en droit une minorité politique, sociale, économique et culturelle. L’objectif politique du Féminisme-Queer consiste alors à réunir toutes les minorités considérées dans le monde technopatricapitaliste comme inférieures, invisibles, marginales. Ainsi, le mouvement L.G.B.T.Q.I.++ rassemble toutes les orientations sexuelles et les identités de genre. Toutefois, néanmoins et cependant, et outre le sexe, le genre et la sexualité — la race et la classe (sociale) sont aussi des catégories qui inspirent pleinement le mouvement Queer, elle embrasse notamment le rejet des minorités dites visibles, donc des prostitué.es, des handicapé.es, des personnes obèses ou anorexiques.
Le sexe, le genre et la sexualité ainsi que le sexe, la race et la classe sont deux groupes de concepts qui fondent les luttes Féministes-Queer. Le sexe, le genre et la sexualité instruisent des questions se rapportant aux orientations sexuelles comme aux identités de genre, et ceci, telle une personne née homme s’identifiant à une femme (identité de genre) tout en étant bisexuelle (orientation sexuelle). Le sexe, la race et la classe désignent aussi des personnes soumises simultanément au sexisme, au racisme et au classisme (racisme de classe), donc des personnes susceptibles de subir toutes les formes de discrimination, et telle une femme noire fille d’ouvrier (sexe, race, classe). D’autre part, les luttes Queer sont incarnées différemment selon les interlocuteurs. Certains diront qu’ils sont non-binaires, d’autres genderqueer ou genderfluid, ou d’autres encore, féministes intersectionnels, etc.
En reprenant la terminologie féministe, nous pourrions encore déplier les préoccupations des « genderqueer / non-binaires / intersectionnels » de la manière suivante : le sexe renvoie aux aspects biologiques du corps et au couple mâle-femelle comme aux personnes intersexes ; le genre reflète les mécanismes idéologiques d’une société donnée et la façon dont le sexe sera qualifié au masculin ou au féminin, sur cette base l’individu est renvoyé à la culture de la virilité ou aux formes de la servilité ; quant à la sexualité, elle désigne l’ensemble des pratiques sexuelles (hétérosexuelles, homosexuelles, bisexuelles, asexuelles, pansexuelles, etc.). Il est donc possible pour un individu né homme de se déclarer du genre féminin (ou de se dire femme) tout en étant asexuel, ou bien, pour un individu né femme de se proclamer sans genre (ni homme ni femme) tout en étant bisexuel, etc.
Depuis trente ans, le mouvement Queer engendre et accueille une myriade de mouvements artistiques qui sont autant de moyens d’actions et de revendications incarnées par la drag-queen ou le drag-king, ou passant par les biais du Voguing ou du Waacking, sans compter toutes les expériences émancipatrices, artistiques et festives proches du féminisme ou des études sur la décolonisation. En définitive, l’enjeu est d’inventer son propre genre comme de sublimer sa propre sexualité, de fabriquer sa propre religion comme de créer sa propre identité culturelle. Il s’agit de présenter un sujet en mutation débarrassé du carcan de l’hétéronormation, d’incarner sa vérité, sa réalité et son existence riche et complexe au sein même des apparences.
Il reste un dernier terme qui n’est autre que l’apparence. Comme je l’ai noté dans le texte sur Judith Butler, l’apparence qui convient le mieux à l’idéal Queer est l’androgynie — un terme par ailleurs repris pour qualifier « l’apparence » gender bread pour la population non-binaire. Toutefois, la forme de nos corps autant que la structure hétéropatriarcale contredisent explicitement cet idéal. Non qu’une femme ou qu’un homme ne puisse instaurer un « trouble dans le genre » en employant toutes les solutions esthétiques et chirurgicales à disposition ; il reste que la personne en question s’appuiera sur des référents esthétiques propres à l’apparence (à l’apparaître, au paraître, à l’apparat et à la parade) qui, dans de nombreux domaines, sont genrés. L’apparence n’est pas un concept accessoire, elle concentre toutes les inventions vestimentaires comme tous les comportements humains au sein de l’espace public préservant la dichotomie hétéropatriarcale. Moralité, les individus qui désirent subvertir le genre font aussi appel à des référents esthétiques propres au style hippie, punk, garage, gothique, métal, hipster, normcore, etc. ou détournent et réinventent la mode hétéro-people, religieuse, culturelle, ethnique, etc.
Depuis les années 1960, les femmes occidentales empruntent unilatéralement à l’apparence masculine. Tout en préservant une partie de leur féminité, cet emprunt destine les femmes à entrer dans la compétition de l’unité du visible au masculin. Ce coup de force esthétique a permis aux femmes de se fondre plus facilement dans l’espace public réservé aux effets de manche des hommes. Cet emprunt est aussi le signe d’une plus grande mixité. Il instruit à son tour de nouvelles fictions du genre dans l’espace public, il permet de révéler comme de revendiquer « son for intérieur » au cœur des apparences publiques.
De l’appropriation des vestes, des chemises et des accessoires réservés aux hommes dès le XIXe siècle, avec l’invention du tailleur par le couturier Redfern ; du scandale que provoque Marlene Dietrich en pantalon au début des années 1930 à la généralisation du port du pantalon chez les femmes dans les années 1960 ; sans perdre de vue que toutes les femmes composent avec l’uniforme masculin et les parures féminines, de soyeux brushings, des maquillages sophistiqués, des hauts talons, etc. La recherche d’une mixité entre le féminin et le masculin est portée depuis plus de cent ans par les femmes. Le phénomène est tel que la moitié des femmes sur terre incarne au sein même des apparences un moment de la transvaluation propre à l’actuelle pensée Queer. D’un autre côté, et jusqu’à ce jour, les hommes restent plus ou moins coincés dans leurs uniformes quoique plus colorés.
L’apparence humaine induit une esthétique basée sur des canons de beauté se logeant au cœur de toutes les civilisations sans exception. Ces canons de beauté instruisent la mise en place de critères corporels et vestimentaires propres à séparer les hommes des femmes tout comme à distinguer le bien du mal ou le vrai du faux — raison pour laquelle l’apparence en son sens le plus trivial est à prendre très au sérieux, elle participe tout autant de l’art et de l’esthétique que des distinctions politiques, économiques, sociales, culturelles, religieuses, ethniques. D’un autre côté, la répartition des critères corporels engageant la sélection ainsi que l’organisation des usages vestimentaires, conditionnant le comportement des femmes et des hommes, s’appuient sur le voile de la connaissance (plié ou déplié en ses multiples détails langagiers et options symboliques). Enfin, ces régimes de visibilité renvoient systématiquement les femmes et les hommes à la culture de la servilité ou à celle de la virilité au sein même des apparences.
L’apparence participe peu ou prou au désir de dominer comme au droit de posséder. Elle renvoie pleinement à un état de l’existence consistant à « persévérer dans son être » comme l’expose Spinoza dans L’Éthique. Il s’agit toutefois de muter au sein même des apparences dans l’enclos public hétéropatriarcal, lui-même dépendant d’un mode d’existence social basé sur la rivalité comme en témoignent les thèses de René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, ou basé sur des luttes de prestige encadrées par des complicités réconciliatrices comme le suggère Frans de Waal dans Le bonobo, Dieu et nous — sachant que les femmes et les hommes recherchent au sein de la religion ou du surnaturel (nature et esthétique), de la métaphysique (raison et logique) ou de l’extraordinaire (histoire et morale) une porte de sortie au-delà des apparences, comme le note à son tour Arthur Schopenhauer.
INCLUSION
De la primatologie à la pornographie, l’ouvrage présent décrit un processus que l’on pourrait qualifier de « biais anthropologique ». Notre espèce est soumise au mécanisme irréversible de la domination. La prédation animale fut démultipliée par l’accès au symbolique (langage), tout autant que la coopération entre semblables a pour fin d’adoucir la lutte pour la survie, ainsi que de raffiner les actes de prédation. Nous retrouvons cette puissance d’expansion et de protection dans tous les phénomènes que produit la nature.
Par voie de conséquence, il existe un préalable qui conditionne nos actes et sépare radicalement le fort du faible, le maître de l’esclave, les hommes des femmes. Ce préalable instruit des rapports de force qui n’ont d’autres but que d’assurer la domination, de déployer l’oppression, de renforcer la soumission, d’intensifier l’exploitation, de faciliter la possession. C’est ce que l’on constate à chaque instant dans le monde entier et concernant l’humanité toute entière, de manière individuelle ou collective.
Y remédier nous demande d’aller à l’encontre de notre nature aliénée par le langage, ainsi que contredire la pulsion qui anime radicalement la raison et conduit irréductiblement nos actes. La tâche est titanesque, incommensurable, voire impossible dans les faits. Il reste la transmission des principes fondateurs de la dialectique, qui malheureusement intéresse fort peu de singes savants. Chacun.e veut en découdre avec son capital social, son capital financier, son capital culturel et son capital beauté. La lutte est terrible et sans partage. Sans doute, est-ce cette lutte permanente qui pose sur un piédestal toute la Gloire de l’humanité, au prix d’éradiquer toute forme de vie sur terre.