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28 avril 2014

Ça radiote en école d’art

Ça radiote en école d’art

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Bourges, une nuit de février, dans les locaux de Radio Radio. Il est 21h : trois heures d’antenne se sont déjà écoulées, il en reste autant. Dans le couloir, le va-et-vient est incessant. La régie commence à s’embuer : on y squatte, on y échange autant que de l’autre côté de la vitre, où les formes radiophoniques s’enchaînent les unes aux autres : dialogue avec des artistes par téléphone / jingle / diffusion d’une pièce bruitiste / jingle / extrait d’un journal intime trash et intello / jingle / plateau fictif en impro totale / jingle… Des câbles traînent à terre, pour relier l’étage supérieur, où un groupe d’étudiants installés autour d’objets bricolés prépare une performance « Lutherie Populi ». Il plane dans l’air un étonnant mélange de concentration et de bringue.

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Tandis que les pratiques du son se développent dans les écoles d’art en France, on voit émerger un intérêt croissant pour la radio – un outil tout désigné pour diffuser la création sonore, mais aussi un espace relationnel propice à la rencontre, au discours et à la critique artistique, un lieu d’expression libre et d’expérimentation.

Petit tour d’horizon des pratiques radiophoniques actuelles dans les écoles d’art de Bourges, Le Mans, Marseille, Caen et Cergy.

La radio, c’est d’abord un bon support pédagogique. « J’utilise régulièrement des émissions de radio pour aborder des sujets de cours – de la même façon que j’utilise des diaporamas ou d’autres documents – l’idée étant de motiver et d’habituer les étudiants à l’écoute. » Pour Thierry Weyd, enseignant à Caen-Cherbourg, parcourir l’histoire de la radio comme lieu ayant vu naître et abrité des avant-gardes sonores, musicales, poétiques, construit également un socle de connaissances pour des étudiants qui sont rarement des auditeurs de radio nés.

Une écriture sonore spécifique

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Dans les établissements étudiés, l’enseignement de la radio est de forme variable et, dans tous les cas, minoritaire. L’intérêt pour la radiophonie émerge au sein des pédagogies du son, encore jeunes dans ces écoles : le premier atelier son est créé aux Beaux-arts de Marseille en 1978 ; les années 1990-2000 voient leur généralisation, mais, aujourd’hui encore, les écoles en sont pourvues de façon inégale.

Dans ce contexte, la radiophonie est le plus souvent abordée en tant qu’écriture sonore spécifique, qui se distingue d’autres médiums sonores tels que l’installation (ou également la musique, qui est encore un champ réservé aux conservatoires). « Personnellement, je conçois la « radio » plus comme un champ culturel et référentiel d’un certain type de pratiques sonores, que dans son aspect technologique de diffusion » confie Éric Maillet, enseignant à Paris-Cergy. « Pour faire une analogie avec l’audiovisuel, on va parler de « film » pour un certains type de travaux, alors qu’ils sont réalisés en vidéo, tout simplement parce qu’ils sont indexés sur le modèle du cinéma et non sur celui de l’art vidéo. » L’exploration de la radiophonie revient donc souvent à aborder la captation, le montage, la narration par le son, tandis que les aspects de diffusion et d’espace sont traditionnellement laissés au domaine de l’installation.

Comme c’est souvent le cas dans les écoles d’art, l’exploration de nouveaux champs artistiques sort des bagages des personnalités enseignantes. Au Mans par exemple, la radio a été importée par Philippe Langlois, qui fut producteur-coordinateur de l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture de 2001 à 2011, et Christophe Domino,également ancien de France Culture, producteur de l’émission de critiqued’artTrans/Formesau début des années 2000. À Marseille, c’est Lucien Bertolina, fondateur du studio Euphonia et proche de Radio Grenouille, qui depuis longtemps introduit la radiophonie à ses étudiants de Luminy. « J’ai tenu à développer, en étroite relation avec Euphonia et Radio Grenouille, un cursus de formation pour des étudiants volontaires, qui s’inscrivaient dans ce cadre en-dehors ou en parallèle de leurs préoccupations purement plastiques liées à leur diplôme. C’est dans cet esprit que le travail théorique et pratique de création radiophonique s’est développé avec plus ou moins de régularité, sans cependant en faire un enseignement spécifique ou même une option au sein de l’école. » De 2007 à 2011, cette collaboration donna naissance à une émission mensuelle intitulée Lumen sur Radio Grenouille.

Créer avec le média

C’est ainsi que la radio à l’école peut devenir une pratique artistique expérimentale parmi d’autres. « Radio Derechef, la webradio que nous avons mis en place, est un espace de travail » précise Éric Maillet, de Paris-Cergy. « Elle n’est pas publique et n’a pas pour mission de véhiculer une quelconque image de l’école. C’est un atelier d’école d’art et non une galerie. Les travaux qui sont en ligne sont donc des recherches, des essais. » À Bourges et au Mans, là où la pratique radiophonique s’ancre dans un lieu physique – de véritables studios –, ses responsables envisagent la radio comme une plateforme transversale au cœur de l’école, un carrefour stratégique entre les disciplines. Car, si la radio permet bien sûr de diffuser les travaux sonores des étudiants (de plus en plus nombreux dans les parcours d’études), elle excelle, ici aussi, dans son rôle traditionnel de médiateur : on y vient discourir d’art en général ou recueillir la parole de conférenciers de passage. « C’est un formidable outil pédagogique, qui permet aux étudiants de diffuser leur travail, ainsi que de le présenter, c’est-à-dire de passer d’un côté et de l’autre du micro. La radio nous fait réfléchir aux situations d’ « accrochage », fondamentales en art » explique Philippe Langlois, responsable de Radio On, la webradio de l’école d’art du Mans, qui émet temporairement en live streaming.

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À Bourges, où l’environnement interne à l’école est particulièrement stimulant – avec l’atelier d’esthétique sonore d’Alexandre Castant, le laboratoire Locus Sonus dont un des piliers, Jérôme Joy, a récemment fait son entrée dans l’équipe pédagogique, auxquels il faut ajouter le nouveau post-diplôme Laborintus, co-dirigé par le professeur de son Jean-Michel Ponty et le responsable de la classe d’électroacoustique au Conservatoire Roger Cochini –, le son et la radio sont les locomotives de l’école.
Pour le projet Radio Radio, Jean-Michel Ponty a voulu dès le départ associer la diffusion sur le web à une émission locale en FM. « Ici, avant d’être l’école des Beaux-Arts, c’était le lycée où Édouard Branly a connu sa première affectation comme professeur de sciences physiques. La ville se situe également à deux pas de l’émetteur historique d’Allouis. Il y a donc une sorte de mythologie de la radio qui plane sur nous. ». Radio Radio est née en 2010, et avec elle un rituel : tous les trois mois, un nouveau dossier part au CSA afin d’obtenir l’autorisation temporaire d’émettre. La grille, élaborée par les étudiants, se structure autour de formats d’émission reproductibles : le Journal (« montages, décalages, divers traitements, en direct, 5 minutes »), Sonicône (« série d’images invitant à la narration, en direct, 10 minutes »), Lutherie Populi (« performance live pluriel avec instruments non conventionnels, en direct, 45 minutes ») et tant d’autres. « Depuis 3-4 ans, nous avons émis une soixantaine de fois – des sessions d’une durée de six heures en moyenne. Ici, la radio est avant tout un enseignement pratique sur le tas » poursuit Jean-Michel Ponty. Trois à quatre fois par an, les sessions de Radio Radio produisent des échéances qui incitent les étudiants à achever des travaux en cours, les poussent à faire des expériences, tenter des formes, le plus possible en direct. On apprend à prendre des risques et à surpasser la défaillance technique ou humaine. D’où l’atmosphère événementielle, festive, de chaque session Radio Radio – que l’on observe aussi lors des sessions de Radio On, au Mans.

Un processus débutant

Monde de la radio et monde de l’art (contemporain) se fréquentent depuis longtemps. Au-delà des émissions consacrées sur diverses stations, des artistes s’emparent régulièrement de la radiodiffusion en tant qu’espace public élargi, capable d’offrir une « galerie » à des œuvres sonores ou à des restitutions sonores d’œuvres plastiques (on peut citer par exemple le festival néerlandais Radio Days en 2005). Plusieurs webradios ont fait de l’art contemporain leur credo. Cependant, aucun « marché de l’art radiophonique » n’attend les futurs diplômés à la sortie de leurs études. Les perspective sont rares, de l’ordre de l’exception – on citera les commandes publiques CNAP / France Culture, dont peuvent bénéficier des plasticiens repérés. En conséquence, l’insertion dans un hypothétique milieu professionnel de l’art radiophonique n’est pas un but visé par les écoles. Leurs pédagogies en lien avec la radio sont le plus souvent de l’ordre de la formation humaine, subsidiaire certes, mais capable d’apporter un point de vue inattendu sur les autres arts. Par la diffusion de l’histoire de la radio, et encore plus par la pratique radiophonique, on pourrait dire qu’un effet induit, commun à toutes ces écoles, est de créer des écouteurs de radio avant même des artistes de radio. Et c’est déjà une perspective prometteuse.

Depuis un an, les enseignants en son des différentes écoles d’art françaises ont décidé de se rencontrer régulièrement afin de réfléchir à la création d’un réseau ou d’une plateforme commune. Il serait logique et enthousiasmant que, dans ce projet, la radio joue un rôle fédérateur.

Étienne Noiseau, avril 2014.

Lire sur Syntone.

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Les établissements cités dans cet article :
ENSA Bourges : école nationale supérieure d’art de Bourges
ESBA-TALM : école supérieure des beaux-arts, Tours-Angers-Le Mans
ésam : école supérieure d’arts & médias Caen-Cherbourg
ESADMM : école supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée
ENSAPC : école nationale supérieure d’art de Paris-Cergy