AZ : Vous avez très souvent travaillé sur l’immigration, de par votre histoire personnelle. On dirait que votre « espace de création » est une sorte de pont où se croisent ceux qui partent et ceux qui reviennent…
MN : L’histoire personnelle fut d’abord celle du père, immigré, son parcours, ses non-dits ont construit l’ensemble de mes recherches, jusqu’à ce que le conflit intime explose, jusqu’à ce que je tente de tracer ma propre carte. Il est toujours délicat d’évoquer cela et je ne sais comment le traduire, je fais partie de cette génération d’artistes qui se sont emparé de l’héritage paternel (pour ne pas dire du mythe paternel), et j’existe à travers de cette double généalogie évoquée par Abdelwahab Meddeb. Une double généalogie qui génère du conflit certes, mais surtout une poésie qui dépasse les questions d’art. Comment expliquer par exemple que le transfuge migratoire opère du père vers le fils sans qu’aucune transmission n’ait jamais été réellement proposée (ni la langue, ni le religieux, à peine la culture) ? Comment se fait-il que je me sente plus immigré que « le père » ? C’est déjà le premier jalon d’un conflit migratoire, d’une perte de repères qui va défier l’histoire en marche, et qui va la côtoyer dans mon cas. J’ai donc hérité de l’histoire d’un homme qui ne dit rien sur sa propre histoire. C’est dans ce creuset-là qu’existe mon œuvre. Elle implique des notions documentaires touchées par la question du récit. Plus j’avance dans ma quête et plus l’espace postcolonial vient se frotter à l’espace méditerranéen contemporain, aux odyssées et aux traversées que nous connaissons, de Tarifa à Lampedusa, comme un récit constitué d’autant de petites histoires. La question de la clandestinité par exemple côtoie mes dernières recherches dans l’aspect polymorphe de l’immigration que je tente de transmettre, de raconter.
AZ : Le poète et essayiste tunisien Jalel El Gharbi a écrit : « L’immigré clandestin est une figure qui aurait pu être poétique : celle de l’homme sautant par-dessus les frontières au risque de sa vie (…) mais l’époque lui refuse cette échappée poétique ». Votre travail lui restitue cette part de poésie, mais l’immigré lutte surtout pour sa légitimité dans le monde…
MN :
La question de la légitimité est fondamentale dans mon approche des problématiques que je soulève. Mon travail est scindé en deux parties : l’une, autobiographique, évoque cette relation au « pays perdu » ; l’autre revendique des interventions dans la société civile, des actes d’accompagnements de communautés, de groupes (au sens anthropologique) de la diaspora laotienne par exemple en France, de jeunes de banlieues ou de familles sénégalaises émigrées en Italie. Dans les deux cas, la question de la légitimité perdue est au centre des émotions que je retrouve, que je rencontre. La leur, celle des Sénégalais filmés dans cette mosquée, a été bafouée et ils ne comprennent pas pourquoi ils sont la cible du fascisme. La mienne, je l’ai perdue après la parution de mon ouvrage « el Maghreb » en 2006 et je la cherche depuis…
Cet ouvrage était pourtant mû par un désir d’enracinement… La publication de ce livre a déclenché des réactions auxquelles je ne m’attendais pas. Les lettres à mon père et les images du corps d’un cousin ont provoqué un fort reniement de la famille. Par l’intermédiaire de mon père, Ils m’ont demandé de ne plus venir les voir. Lui-même m’a fait comprendre que j’étais un traître aux yeux de la famille et que je « l’avais tué », lui, mon père. Au début, j’ai écarté tout ce ressentiment, mais depuis 2011, cela a été très dur de composer avec cette distance imposée. Je me suis rendu compte que la maison de ma grand-mère, le cercle familial, le quartier, les amis de mon père, ses repères étaient en fait mes seuls repères. Toutes les représentations de ma propre légitimité ont explosé. Il a fallu reconquérir ce territoire. C’est ce que j’ai fait en résidence à la Villa Médicis. Et ce n’est pas un hasard si mon projet autobiographique « La chambre marocaine » s’est construit presqu’en même temps, en écho, au projet « Les morts ne sont pas morts ». Aider les vendeurs ambulants sénégalais dans leur quête de légitimité était aussi quelque part une tentative de retrouver ma légitimé.
AZ : Le projet « Les morts ne sont pas morts » est né de cette phrase : « Tu peux filmer si ton film nous aide à lutter… »
MN : Ce qui m’intéresse autour de cette légitimité, c’est la question de la demande. Du désir de l’autre. La demande doit être formulée avant que je ne filme ou photographie. C’est fondamental car la charge émotionnelle et la narrativité en découlent. Quand Souleymane me dit : « Tu peux filmer si ton film nous aide à lutter », c’est la plus grande des modernités ! Cela signifie que non seulement la communauté ouvre une porte sur son univers, mais que la caméra va opérer comme un transfuge. De la charge à la libération des émotions, l’acte recherché est celui de la transmission. J’ai compris cela lors de la projection à la galerie Kulte : autoriser ma présence, c’était aussi s’autoriser à moins souffrir en choisissant de rendre public un combat intime. Et ce sont eux qui dictent la durée, c’est cette durée finale (un plan séquence de 2h30) qui va impliquer le montage, et c’est ce montage qui va rechercher l’objet de la demande…
AZ : Comment avez-vous pensé l’exposition avec Kulte Gallery ?
MN :
L’exposition a été imaginée à la faveur du recueillement. Faire de la galerie un lieu de culte est une idée de Yasmina Naji, en vue de créer un débat sur l’islam moderne, sur la manière de l’appréhender, d’appréhender son historicité. Nous avons aussi souhaité parler de cette immigration africaine si présente au Maroc aujourd’hui. Enfin, les interventions du chercheur Rachid Benzine pendant une semaine et le débat avec le psychanalyste Jalil Bennani sur le corps migrant viennent renforcer une exposition définitivement tournée vers le débat philosophique, vers l’objet même de l’exposition. J’ai produit quelques arrêts sur images qui, accrochés au mur, viennent proposer un montage dans le montage, une mise en abîme du religieux si présent.
AZ : Dans l’installation « Les morts ne sont pas morts », le mouvement est rare, que ce soit celui de la caméra ou celui des personnes. Un plan séquence redécoupé que l’on feuillette un peu comme un album, séquences en noir et blanc saccadées comme des photos prises en continu… C’était important pour vous que la photographie soit autant présente dans cette vidéo ?
MN :
Le film est avant tout un tableau social. Je pense que ce que j’ai montré durant l’exposition n’est pas forcément la version finale de l’installation. Mais c’est la version narrative, la version qui découle le plus naturellement de la demande des familles de victimes et de notre rencontre. Je dois dire aussi que la question de l’art ne m’intéresse pas dans ce projet. Au tournage, j’avais interdit au chef opérateur tout mouvement, et je n’avais pas les moyens d’avoir deux caméras. Je crois également que cela aurait perturbé la cérémonie. Il s’agit tout de même de la première grande prière aux morts que cette communauté a réussi à organiser lors de la date anniversaire du crime fasciste qui a frappé deux de leurs frères. Je devais donc envisager de ne travailler qu’avec une seule caméra, un seul plan, quitte à le redécouper par la suite. Ce qui est intéressant, c’est ce basculement de la notion de photographie vers la séquence de la mosquée. Ce ne sont d’ailleurs pas des photographies, mais un déplacement du plan dans le plan qui ralentit et vient redécouper les scènes noir et blanc des manifestations dans la rue, et faire se répondre des notions politiques à celles, très religieuses et pieuses, de la lecture intégrale du coran dans la mosquée. Donc attention. C’est justement la position du cinéaste que je revendique car dès le début, je n’ai jamais imaginé un seul instant procéder à la photographie dans ce projet. C’est d’ailleurs par expérience, suite au travail avec la communauté des jeunes Laotiens en France, que cette question m’a été radicalement posée.
AZ : De quelle manière ?
MN :
A l’époque, les jeunes Laotiens n’avaient pas apprécié que le bruit de l’appareil photographique vienne s’immiscer dans l’instant qu’ils vivaient, et l’ensemble du groupe avait manifesté le fait d’être gêné par ma présence alors qu’il était pourtant convenu de garder une trace de leurs retrouvailles. C’est une question de position, de narration, c’est fondamental. En y repensant, le bruit du miroir du hasselblad est d’une extrême violence. Comment ai-je pu ne pas y faire attention ? Ces jeunes Laotiens se sont sentis « blessés » par le photographe qui les accompagnait. C’est typiquement le type de projet social qui modifie votre façon d’aborder votre propre travail artistique. Et puis je crois que la photographie n’a tout simplement pas sa place dans l’intimité du cérémoniel (hormis peut-être en contexte d’initiation ethnologique, et encore). La photographie n’est pas clanique. Concernant « Les morts ne sont pas morts », dès le début, je me suis mis du côté du manifestant, du film manifeste, du civil act, et du cinéma fraternel s’il existe. Je dirais même d’un cinéma du désir… et non un désir de cinéma.
AZ : Je vous trouve, tout de même, en tant que photographe, particulièrement sévère avec la photographie. On dirait qu’il y a un glissement dans votre parcours, que vous mettez de la distance entre vous et cette pratique, plus que dans vos débuts…
MN : Oui, absolument. La photographie est désormais restreinte à ma propre reconstruction, à mon travail avec mes enfants… et avec le Maroc. La notion de pays perdu est liée à la reconquête d’un récit autobiographique : l’album de famille, la correspondance, le transfert des images en fait complètement partie. Il est prévu un grand retour cet été au Maroc, inspiré du titre « Voyage marocain » de Joseph Peyre. Disons que, m’imposant de travailler désormais à la chambre photographique de grand format, tout devient lié au rituel. Portrait, paysage, le tout dans un espace imaginaire, un espace en transit.
AZ : Pour revenir à l’installation « Les morts ne sont pas morts », il y a beaucoup de travail sur le son dans cette vidéo. Voix qui récitent, qui s’échouent comme des vagues, silence, murmures, on dirait que le film est porté ou traversé par un souffle, une respiration…
MN :
La cérémonie aux morts fut une grande, très grande leçon de vie. Pour la première fois, je rentrais dans une mosquée de ce type, et entendais une lecture du coran. C’est grâce à cette obsession de la captation de la séquence, donc de l’intégralité du temps de la prière, que la question du son se dégage. La prise de position aurait pu être même plus lyrique, vu la densité de l’épreuve vécue par les migrants à ce moment précis et l’harmonie d’un groupe d’hommes qui rejoint un à un le chant du leader (M. Idy est frère d’une victime) avec les voix qui montent, la prière qui se déploie jusqu’à la fin, le sermon du marabout, les respirations, les pages des petits livrets qu’on entend se tourner, le rythme égal et continu des perles des chapelets qui s’égrènent. Et puis ce silence terrible qui envahit la petite mosquée à la fin du film. Ce n’est qu’au montage que la composition sonore a été pensée. Je ne sais pourquoi, les images déclenchent parfois des sonorités induites, elles sont dans le plan sans même qu’on les entende. Des sons sous-jacents qui ne sont pas dans l’image, des sons mentaux et familiers : un feu, des craquements, un rythme. C’est à force de travailler avec Mathieu Gaborit, le musicien avec qui je collabore depuis el Maghreb (il retravaille mes sons concrets enregistrés en voyage pour mes installations) que cela se produit. Depuis aussi la distance imposée par ma propre famille, la question de la parole perdue se traduit par la volonté de remplacer des mots par le son. Je n’arrive plus à parler de moi, de mon travail. J’essaye de traduire cette absence de parole dans mes dernières œuvres. Une œuvre de plus en plus empreinte du rapport entre le son et l’image, un rapport littéral.
Il y a aussi ce gong que j’ai cherché et qui rythme en trois coups l’ensemble du film et lui apporte une dimension mystique et alarmante à la fois. La question posée par le son est celle de la menace. Où se situe-t-elle ? Quelle est-elle ? Politique, religieuse, culturelle, géographique ? Le spectateur, dans l’immersion de la projection, doit ressentir tout cela fortement. C’est la nature d’une épreuve, elle doit laisser une trace en chacun de nous. Elle doit nous questionner sur notre propre réflexion. Et puis les « souffles » du poème de Birago Diop finissent par nous parvenir, les morts sont présents dans l’espace de l’exposition. Le travail de Jules Wysocki compositeur associé au projet apporte cette dimension cinématographique fascinante.
AZ : C’est pour cela aussi que la caméra est placée presqu’en face… On observe, mais en même temps on est observé. On se sent un peu intrus. On est proche puisque l’espace est exigu, on est en même temps loin parce que derrière un écran, parce que dans un autre temps. On regarde mais on ne peut intervenir : est-ce cela ce que vous appelez être un « témoin désenchanté » ?
MN : Comme je le disais, je me sens autant immigré que l’autre. Le rôle de l’image (le témoin, le photographe) est bousculé par ce qui est transporté par ce témoin qui, lui-même, transporte ses propres images. Dans la série « Entrada » par exemple où je refais le parcours européen de mon père, je me sens à la fois immigré et témoin. C’est dire que le témoignage est dans le corps, qu’il n’est pas aisé de comprendre l’Autre sans la mise en place de nouveaux protocoles de récits. C’est aussi une façon de me dégager du « photojournalisme aux frontières » pour n’en conserver que le désenchantement, le contre-point. « L’immigré » est pour moi la figure emblématique du héros qui ne s’autorise pas ce désenchantement, qui subit par conséquent la violence du monde, la violence de la nostalgie du monde aussi. Disons que ce témoin que j’évoque dans mon approche, c’est moi et tous les autres à la fois ! J’aime cet extrait de poésie lapone de Valkeapää qui dit « Si je ne savais pas que je suis moi et que j’appartiens à un peuple, je n’aurais pas su que tu es toi et tant de peuples du monde à la fois ». Mon œuvre se construit autour de ce poème. Je trouve que tout est là, dans le nomadisme le plus pur : la foi des peuples les uns envers les autres se retranscrit dans l’altérité, dans la réflexion du monde. Je pense que j’ai tenté de mettre le spectateur dans cette position implicite, de lui faire entendre la voix de l’autre, la voix de l’étranger. Vous êtes là, assis à la place de la caméra, c’est assez radical.
C’est aussi important de souligner que lors de ma résidence à la Villa Medicis, je voulais travailler sur le thème du vendeur ambulant comme figure des temps modernes. Les luttes des Sénégalais de Florence m’ont apporté quelque chose que je n’avais pas estimé : la part d’engagement politique de ces personnes. C’est ce prisme qui domine la question du point de vue dont nous parlons : la caméra les filme d’un point de vue politique, et impose au religieux de se poser des questions politiques.
AZ : L’exposition fait appel aux archives, au souvenir, à la mémoire. Les morts ne sont pas morts ; les absents portent les vivants ?
MN :
L’exposition s’appuie il est vrai sur des archives retrouvées, des vidéos de 1990 qui appartiennent à un historien que j’ai rencontré, Roberto Bianchi. Elles sont montrées sur un petit écran au casque, comme dans les bibliothèques. Ces images montrent la même problématique 25 ans avant ! Déjà ils manifestaient, déjà ils étaient la cible d’un racisme ordinaire. C’est le pire des racismes. Il faut insister sur le fait que le film s’appuie sur le poème de Birago Diop, Les morts ne sont pas morts. Ce poème écrit dans la langue du colon en 1960, réutilisé par le leader des Sénégalais de Toscane Pape Diaw lors de ses grands discours sur les places publiques, et traduit désormais dans la langue de l’autochtone prend une dimension particulière. Il nous renvoie à la mythologie, aux luttes séculaires, aux combats historiques, mais aussi au langage, et à la dichotomie des interprétations entre le bien et mal. Différence si fondamentale de la pensée africaine ; le poème dit à un moment donné « ils sont dans la case, ils sont dans la foule ». La question est plutôt de retenir les enseignements de l’histoire. Les Sénégalais qui sont souvent en première ligne, nous envoient des signaux sur notre propre société. Apprendre à les connaître, c’est comprendre pourquoi l’Occident, pense différemment le monde qu’eux. C’est cela la poésie du retour, le croisement de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, c’est là précisément qu’il faut défricher ce qui se dit dans les actes et dans les mots, pour comprendre la complexité intime du sujet. Dans cette mosquée, ils ouvrent leurs cœurs, ils se demandent s’ils doivent rester ou partir. Oui, en luttant, ils sont dans la transmission totale.
AZ : Comment est né votre travail sur l’univers des vendeurs ambulants sénégalais ?
MN : Cela fait longtemps que j’observe leurs histoires, que je vois leur mode de vie s’éroder. La vente ambulante est un système de survie qui ne fonctionne plus dans la crise économique actuelle. Je vois cela comme une alerte, un indicateur. J’ai passé des heures entières avec les jeunes modous-modous à Rome ou sur les plages où ils travaillent l’été. Il y a énormément de souffrance chez ces jeunes. Ils disent qu’elle partira un jour. Il faut imaginer qu’ils foutent en l’air toute leur jeunesse. Il faut avoir passé une journée d’ennui le plus profond avec eux, essuyé offenses et agressions aussi (à Rome, subsistent des petits groupes de néo-fascistes qui surgissent et détruisent leurs marchandises). Ils vous diront alors que ce sont les jeunes filles qui les insultent le plus, ils vous diront que leur petit tapis de vente qu’ils traduisent par « le drap qui vient » (lalokai), c’est surtout du « langage » envers l’autochtone. Ils vous diront aussi « ce tapis est tout petit mais il représente beaucoup ». Comment interpréter cela ? Quelle lecture devons-nous faire de cette diaspora sénégalaise qui pense l’espace public différemment ? J’ai donc construit ce projet autour de questions posées en Occident et de réponses que je cherche en Afrique. Je mène actuellement un travail avec un clandestin sénégalais à Tanger. « Hafa (le bord)» est un échange de films clandestins que nous tournons tous deux au téléphone portable, moi justement sur la butte de Hafa et lui dans son appartement à Bokhalef, quartier où habite la majorité des immigrés clandestins à Tanger. Cet échange tourne autour des rituels qui précédent à la traversée clandestine du détroit de Gibraltar. J’estime que l’art est peut-être là, dans les mains de ceux qui survivent à leur propre destin.
L’autre partie du projet est un film que je souhaite tourner à Thiaroye sur Mer, avec un collectif de femmes qui renversent complètement les questions migratoires. Elles aussi sont victimes de l’hypocrisie du système migratoire et elles font des réunions régulières, des veillées sur la plage. Ces femmes ont toutes perdues leurs fils sur une pirogue partie clandestinement en 2007. J’attends de ce nouveau plan séquence des réponses aux questions posées par le film tourné à Florence. L’ensemble devrait donner à voir et à écouter des récits qui se tissent et qui proposent une lecture politique des représentations sur le sujet de l’immigration clandestine.
AZ : Vous dites : « Nous sommes tous guidés par les voix d’un exil permanent ». Est-ce tragique ou est-ce ce qui nous sauve ?
MN : Les deux, c’est le tragique qui nous sauve. Il nous sauve tragiquement. Puisse la mort de Mor Diop et Samb Modou éveiller les consciences, mais qui s’en souviendra ? Il faut des hommes et des femmes mobilisées, il faut des traditions, des rituels, il faut des commémorations. Ma plus grande angoisse actuelle est de voir le monde coupé de ses propres cultures, je crois que c’est ce qui nous menace le plus. C’est pourquoi je me dégage de l’art et du discours ; ce qui m’intéresse est culturel car je sens que les forces sont là, que les réponses y sont contenues. Oui, il faut parfois déterrer, soulever, aller chercher les choses très enfouies pour tenter de donner des réponses tangibles dont les hommes ont besoin. L’exil existera toujours. Les gens ont faim, les gens ont soif ! Le problème qui réside dans l’accueil et la circulation des migrants doit être une priorité.
Au-delà, et de manière plus poétique, j’ai toujours imaginé l’immigration comme un espace métaphorique, entre le musée et le psychanalyste, plutôt une sorte de non-lieu (une delocazione de Parmiggiani), quelque chose se situant entre l’affliction et la réflexion, un espace méditatif qui bouscule les codes muséaux et historiques. Un espace nomade, indomptable, dont il faut tenter d’en saisir la complexité tant elle dégage des enseignements sur notre monde « extérieur ». Il pourrait y avoir de la cosmogonie et de la mystique appliquée pour mieux comprendre l’immigration.
Votre film nous renvoie à une autre prière, celle de Godard dans « Je vous salue Sarajevo ». Tous deux sont déclencheurs d’émotion et de réflexion…
Je crois que les artistes sont meilleurs quand ils travaillent sous la contrainte du politique ! La question de l’engagement doit toucher les artistes africains et maghrébins pour aller plus loin. Il y a pourtant une soupape formidable, des notions de contre-pouvoirs évidents qui doivent jaillir des révolutions. Le marché de l’art bouffe tout, il oriente les artistes vers une utopie contre-productrice. En ce moment je n’ai d’yeux que pour les artistes qui ont travaillé sous la dictature brésilienne : Artur Barrio, Cildo Mereiles ou encore plus proche de nous, la mystique de Claudio Parmiggiani. Et puis quand Godard prend le parti de l’art, ce n’est que parce qu’il ne croit plus dans la culture de l’Europe. Il oppose radicalement les deux « pensées ». « Les morts ne sont pas morts » nous rappelle que la question culturelle nous permet encore de philosopher et de débattre. Et que le rôle de l’artiste est de participer à la vie de la Cité, tout simplement.
Propos recueillis par Afaf Zourgani