En partant de la convergence graphique entre l’anglais « noise » (bruit) et le français « noise » (querelle), cet article tente d’identifier un percept qui traverse différents genres musicaux (rock, jazz) et de comprendre ce qui a rendu possible de faire du bruit (soit de l’anti-musique) une source de plaisir esthétique propre. Il convoque pour ce faire l’histoire des technologies de la reproduction sonore, avant de proposer une hypothèse philosophique sur le type d’affect, propre à notre période historique, sur lequel s’articule le percept noise : une exploration ontologicopolitique du laisser-être.
Noise : le mot anglais correspond d’assez près au français bruit, avec ce que cela connote dans le domaine des sciences de l’information – un « fond » brouillé sur lequel est appelée à se dégager une « figure » clairement identifiable, définie par un « code » sur lequel émetteur et récepteur se seront préalablement mis d’accord( [1]). Le bruit, c’est donc une présence sous-jacente qui précède l’information ou la musique, qui l’entoure et qui n’y fait irruption que sous la forme déformante d’un brouillage malvenu. Noise : le mot français, aujourd’hui vieilli mais qui est probablement la source du dérivé anglais, est resté dans notre langue pour évoquer « querelles » et « disputes ». « Chercher noise à quelqu’un », c’est le provoquer, le pousser à bout, sans autre raison apparente que le plaisir de troubler la communication. L’étymologie est plus malsaine encore, puisqu’elle renvoie au latin nausea : « le mal de mer ». Que se passe-t-il quand noise devient musique ? C’est la question que posait John Cage dès 1938 en inventant le piano préparé (qui fait bruiter les cordes du piano par l’insertion de divers objets plus ou moins incongrus) ou en 1952 avec ses 4’33” de silence-bruit – mais c’est déjà ce que côtoyait Edgar Varèse en composant Ionisation pour percussions, sirènes et autre brouhaha urbain dès 1931, ou ce que pratiquaient le mouvement dada et surtout les futuristes italiens dès la première décennie du siècle. Le « dégoût » qu’ont rencontré de telles pratiques les a longtemps assimilées à des provocations vides et gratuites (identifiant l’artiste contemporain à un chercheur de noise), voire à des agissements « nauséabonds », à l’exemple des concerts de Sunn O))) dont le volume sonore poussé à l’extrême provoque des vomissements au sein de l’audience, ou à l’exemple des productions de Wunderlitzer qui paraissent à première écoute écraser l’auditeur sous un mur de sons indistincts et saturés. Un (non-)genre musical contemporain poursuit ce questionnement et ces pratiques : la musique noise. Cette mineure se propose d’essayer de cartographier certaines de ses expressions actuelles, d’articuler certains de ses enjeux esthétiques et de comprendre de quelles formes de vie et de sensibilité il occasionne le développement. Il s’agit à la fois de fournir des clés d’entrée et des voies d’exploration au lecteur qui ne connaîtrait rien de ces musiques, et de rendre compte du désir dont elles sont porteuses, que les auteurs du dossier partagent et qui leur semble en demande de théorisation.
Comment rendre compte du frémissement qu’ont connu plusieurs générations à l’écoute du simple son d’une guitare en distorsion ? Comment comprendre le type d’affect propre à l’écoute de ce que la sensibilité commune relègue dans le registre du bruit (noise) ? Des genres comme le jazz ou le rock, même si leur vitalité repose sur une dynamique qui remet incessamment en question leur définition générique, sont identifiables à travers un faisceau de traits propres (tenant à certains types de pulsion rythmique, de phrasé, de configuration orchestrale, de composition, d’énergie déployée, de participation des spectateurs, de modalités de marketing, etc.). Le « noise » relève-t-il lui aussi d’un « genre » à part ? Ou faut-il concevoir la noise comme une couche de sensibilité qui ne fait que s’ajouter à des genres préexistants ? Au-delà de ces problèmes de définition, que peut nous apprendre la noise sur les développements qu’ont connus les sensibilités dans le dernier quart du XXe siècle ? Les pages qui suivent proposeront un cadrage théorique sommaire sur cet ensemble de questions (avec en point de mire principal l’intersection entre noise et rock).
Guitares en distorsion et machines d’enregistrement
Commençons par isoler aussi précisément que possible un type particulier de percept. Parmi toutes les expériences musicales qui tendent à me ravir, il en est une qui peut tenir en un seul son, celui d’une guitare électrique passant par une boîte de distorsion et flirtant avec le Larsen. Ce type de phénomène sonore, sollicité sur quelques secondes pour servir d’ouverture à d’innombrables rock songs (Gang of Four, Pixies, Sonic Youth, Jesus Lizard, Superchunk, Q and not U, Joan of Arc – à chacun de nommer son groupe favori), peut aussi devenir l’objet principal d’un morceau entier, par exemple chez des guitaristes comme Dylan Carlson, Noel Akchoté, Tim Kinsella ou Otomo Yoshihide. Ce « percept noise » élémentaire sera d’autant plus purifié que seront impertinentes les autres dimensions à travers lesquelles nous tendons à identifier les objets musicaux : même si, dans les compositions relevant du rock, le type de sons que j’essaie d’isoler ici est souvent associé à un certain type d’accords (dissonants, mineurs, suspendus), il peut parfaitement s’incarner à travers une seule « note » (exeunt les dimensions harmoniques et mélodiques), tenue indéfiniment (exeunt rythme et tempo) et ne faisant que se tordre lentement, imperceptiblement, dans un sens ou dans l’autre – sans qu’un tel « sens » de distorsion soit redevable de la moindre signification assignable dans le vocabulaire de description musicale actuellement à notre disposition. On peut bien entendu situer ce type d’expérience au sein des courants généraux qui ont marqué l’histoire de la musique du XXe siècle, et en particulier au sein des expérimentations relatives au registre du « timbre ». La guitare en distorsion s’inscrit alors dans toute une série d’explorations et de domestications de sonorités nouvelles à travers l’invention de nouveaux appareils producteurs de sons (des instruments d’Harry Partch au râteau d’Eugene Chadbourne). Plus significatif, pour une histoire de la noise, pourrait toutefois être le développement des techniques d’enregistrement. On pourrait ici distinguer deux phases :
1. Par rapport à la notation écrite, la possibilité de captation et de reddition d’enregistrements sonores, apparue à la fin du XIXe siècle, a permis la saisie et la large diffusion de gestes mélodico-rythmiques, qui ne pouvaient jusqu’alors se répandre que par des processus d’imitation personnalisés entre maître et disciples. L’exemple caricatural de cette première phase de développement machinique pourrait être donné par les heures d’enregistrement réalisées en 1947-48 par Dean Benedetti des solos de Charlie Parker (les prises commençant à la fin du thème initial et s’interrompant dès le retour du thème de clôture) : la qualité sonore exécrable de ces gravures réalisées depuis la salle des clubs où se produisait le saxophoniste n’empêche pas de saisir la forme particulière des lignes mélodico-rythmiques caractéristiques de son phrasé –qu’aucune forme de notation écrite, aussi fine soit-elle, ne saurait jamais rendre de façon adéquate.
2. Aussi importantes que soient les conséquences de ce premier dispositif technique, c’est seulement au sein d’une seconde phase que devient concevable le développement d’une esthétique noise. L’amélioration progressive des techniques de captation et de reddition du son, entre les années 1940 et 1960, donne en effet lieu à un saut qualitatif à partir d’un certain degré de « définition » obtenu par l’enregistrement. Dès les années 1960 (et peut-être plus tôt), il devient possible de saisir non seulement les gestes mélodico-rythmiques qui définissent le phrasé d’un musicien, mais aussi des nuances de plus en plus fines de timbre, d’attaque, de volume, de toucher ou de souffle qui contribuent non moins que les dimensions rythmiques, mélodiques ou harmoniques à singulariser ce phrasé. La reproduction et la transmission des expériences musicales s’aventurent ainsi dans des domaines que l’imitation personnalisée d’un maître par un disciple, eût-elle demandé des dizaines d’années, n’aurait jamais pu égaler. C’est seulement au sein de cette seconde phase – plus difficile à cerner historiquement puisqu’elle relève d’améliorations quantitatives (dans la qualité d’enregistrement) – que devient possible, pour la première fois, la captation (et la reproduction) de la singularité absolue d’un geste musical. Au fur et à mesure que s’abaisse le seuil de « bruit » avec l’accroissement du degré de définition de la captation sonore, le nombre de caractéristiques saisies par la machine et restituées à l’oreille en arrive vite à dépasser ce que l’imitation la plus méticuleuse pourra reproduire fidèlement. Les spécificités de l’instrument sur lequel joue le musicien, celles de son corps propre, de l’acoustique du lieu d’enregistrement, de la localisation du microphone, tout cela forme un faisceau de nuances sonores dont les conditions de production sont irreproductibles. Passé un certain seuil de « fidélité » (au sens de la « hi-fi », c’est-à-dire du haut degré de définition de l’objet sonore reproduit par le dispositif d’enregistrement), la machine permet de saisir non plus seulement des spécificités (telle oeuvre, jouée dans tel style, à tel tempo, avec tel phrasé), mais des singularités (tel musicien, tel jour, à telle heure, sur tel instrument, devant tel micro, dans tel environnement acoustique).
Bruits d’aiguille et de coccinelle
On voit en quoi cette évolution est décisive pour la constitution de la noise : c’est seulement une fois que le bruit mat qui parasite le dispositif d’enregistrement a été réduit au-dessous d’un certain seuil que des éléments de bruit choisi peuvent être sélectivement ré-intégrés au sein de l’objet sonore pour y recevoir une fonction expressive. En d’autres termes, il faut qu’une technologie de hi-fi soit disponible pour que le lo-fi puisse devenir un genre en soi, participant d’un projet esthétique susceptible d’être transmetteur d’affects propres (comme c’est le cas dans le monde du rock depuis les années 1990). L’illustration la plus triviale de ce phénomène est donnée par la ré-insertion, au sein d’enregistrements diffusés sur compact disc, de bruits d’aiguille courant sur les imperfections du microsillon vinyle, réinsertion largement pratiquée aussi bien par les turntables de Otomo Yoshihide que dans les hits de Portishead.
Le « percept noise » évoqué plus haut (celui d’une guitare électrique affectée d’un certain type de distorsion) mérite donc d’être compris au sein d’un dispositif capable de rendre audible et valorisable une déformation sélective du son attendu, et capable de saisir la singularité événementielle de l’objet sonore. C’est peut-être au cours de la décennie allant de 1965 à 1975 que s’est imposée sur la scène musicale une logique basée sur la forme de jouissance propre à ce type de percept. Si la musique dite « concrète » avait depuis plusieurs années déjà transformé le bruit en objet musical, c’est sans doute l’émergence de musiciens comme Jimi Hendrix ou Robert Fripp parmi les guitaristes rock, et de Albert Ayler ou Peter Brötzmann du côté des saxophonistes jazz, qui a marqué la prépondérance d’une recherche portant sur la qualité sonore davantage que sur le travail mélodicorythmique.
Un tiers de siècle plus tard, Otomo Yoshihide condense les divers aspects de l’analyse mise en place dans les paragraphes précédents, lorsque, dans ses liner notes, il rend son auditeur attentif au bruit d’une coccinelle se posant sur le microphone au cours de l’enregistrement de son concert de Guitar Solo performed by Otomo Yoshihide 12th October 2004 @ Shinjuku Pitt Inn, Tokyo + 1. Si ce disque illustre bien l’analyse proposée ici du percept noise, c’est toutefois moins à travers l’intégration (permise seulement par la hi-fi) de ce bruit aléatoire à la
limite de l’imperceptible – transformant ce qui était prévu comme un solo en l’événement singulier d’un duo pour coccinelle et guitare – qu’à travers le type de ressorts esthétiques sur lesquels repose son jeu de guitariste, qui réduit souvent au strict minimum les dimensions mélodiques, harmoniques ou rythmiques définissant habituellement l’objet musical sans diminuer la jouissance propre que produit ce percept : une même « note », indéfiniment tenue ou répétée en dehors de tout schéma temporel identifiable, peut suffire, dès lors que la tessiture propre à cette « note » fait l’objet d’explorations ou d’insistances capables de nous faire frémir. ( On sent toutefois à quel point la notion même de « note » est ici inadéquate, en ce qu’elle présuppose une localisation au sein d’une gamme harmonique dont le percept noise neutralise précisément la pertinence. )
Du percept à l’affect du chercheur de noise
Il va de soi que la « déformation sélective du son attendu » évoquée plus haut fait généralement elle-même l’objet d’une attente, de même que la « singularité événementielle de l’objet sonore » n’est identifiée et perçue par l’auditeur que sous la forme d’une spécificité. C’est sans doute en tant qu’il relève d’un genre (le « noise rock ») que tel son de guitare me fait frémir – avec les attentes d’accords dissonants, de structures compositionnelles, voire de paroles, qui l’accompagnent habituellement. Il semble pourtant qu’on puisse aller chercher dans le percept noise lui-même une tension propre qui le situe, non pas exceptionnellement mais constitutivement, à la limite entre musique et bruit. Un son de guitare en distorsion ne relèverait alors proprement du « noise » que dans la mesure où il serait perçu comme « cherchant noise » : comme flirtant avec la provocation en poussant au-delà d’une limite attendue ou acceptable tel potentiomètre, telle durée, telle résonance, tel aspect de sa tessiture habituelle. Le saxophoniste Tim Berne aime à dire que la principale leçon que lui a transmise son maître Julius Hemphill a été d’apprendre à voir jusqu’où on pouvait pousser trop loin un son originellement perçu comme laid (une fausse note, un couac, une sursaturation). C’est cet appel intransigeant à se faire équilibriste sur la ligne ténue séparant musique et bruit, c’est cette urgence de conquérir des zones de « bruits » pour les intégrer à des registres « musicaux » qui méritent sans doute mieux que tout autre de caractériser l’expérience noise.
Le percept sonore s’y articulerait alors avec un affect, soit, selon la définition spinozienne, avec un passage, une augmentation (ou une diminution) de notre force d’exister et de notre puissance d’agir. L’affect propre à cette forme de joie que procure la noise reposerait sur une conquête, une augmentation de territoire, une domestication du bruit sauvage par les moyens expansifs promis par une esthétique musicale en devenir. La joie de l’équilibriste et du découvreur – que capte le musicien, et sur laquelle l’auditeur est appelé à venir surfer – consiste bien à « affirmer quelque chose de son corps qui enveloppe une réalité plus grande que ce corps n’en avait auparavant » : je peux tenir sur ce fil du rasoir, je repère la position dans laquelle ce bouton pérennise une modulation éphémère, j’annexe cette part de chaos pour la soumettre à mon bon plaisir. Que la sauvagerie du punk s’embourgeoise dans la propreté du new wave est donc conforme à la structure même de l’affect noise, dont l’augmentation de puissance repose sur une domestication de l’indompté : ce qu’affirme l’expérience de la noise, c’est ma capacité à étendre ma maison (domus) sonore, en y intégrant les cris et les murmures d’une jungle dont je percevais originellement l’extériorité comme menaçante. Que je puisse en fin de processus m’endormir dans le nouvel espace ainsi domestiqué, bercé par le ronronnement rassurant de tel ou tel genre musical devenu familier, cela marque certes la fin de l’expérience noise au sens où c’en est la décadence et la chute à un degré zéro, mais cela en signale aussi la « finalité » implicite.
Cette affirmation à laquelle donne lieu l’expérience noise présente par ailleurs l’intérêt de faire s’estomper la distinction entre le travail du musicien et celui de l’auditeur, et plus largement celle que la conscience commune établit entre activité et passivité. Le chercheur de noise – qu’il bidouille savamment les interférences d’un circuit électrique ou qu’il se contente de presser le bouton Play d’une chaîne stéréo – travaille avant tout à reconditionner son aptitude-à-être-affecté. C’est toujours, en dernier ressort, aux conditions données de sa propre sensibilité qu’il « cherche noise » : c’est lui-même qu’il provoque et qu’il défie de ré-agencer son rapport à son environnement sonore de façon à en redessiner les frontières.
L’âge du timbre
Ce type de défi n’est bien entendu nullement propre à l’expérience noise. Il est au coeur de toute l’esthétique moderniste, telle qu’elle s’articule au programme nietzschéo-tardien d’auto-dépassement et de sculptage de sa vie comme oeuvre d’art. La plupart des évolutions qu’a connues l’histoire de la musique (ainsi que celle de la peinture) dans la première moitié du XXe siècle relèvent déjà de cette dynamique. Si l’articulation d’une dé-formation perceptive sur un affect conquérant présente une quelconque originalité dans le cas de l’expérience noise, il faut aller la chercher non pas dans la structure de cette expérience, mais dans la dimension sur laquelle elle s’exerce.
En ce sens, les quarante dernières années de pratiques musicales pourraient apparaître comme dédiées à un travail de conquête largement similaire à celui opéré par les explorateurs de la dissonance et les découvreurs du dodécaphonisme durant le premier tiers du XXe siècle, mais portant cette fois sur la dimension du timbre, alors que Schönberg et ses amis viennois ont fait porter l’essentiel de leurs efforts sur la dimension harmonique. Si le terme de « timbre » mérite d’être préféré à des équivalents apparemment mieux adaptés (« tessiture », « qualité sonore »), c’est qu’il est porteur d’un branchement polysémique suggestif. Faute de disposer d’un vocabulaire propre à décrire les paramètres du type de percept qui fait frémir les écouteurs de noise, ceux-ci ont souvent recours à des noms propres comme repères et guides dans leurs quêtes de jouissances sonores. La carte des genres pouvant relever du noise rock se trouve ainsi segmentée chez la plupart des amateurs en des zones balisées par des noms de producteurs (Steve Albini, John Agnello, J. Robbins), de labels (Dischord, Touch and Go),
de musiciens ou de groupes faisant office de centre de constellations (Sonic Youth, Fugazi, Tim Kinsella). L’âge du timbre-tessiture se cartographie à l’aide du timbre-sceau de ses chercheurs de noise les plus connus. Peut-être est-ce davantage qu’un hasard si la dimension sonore du timbre favorise une logique classificatrice fondée sur des signatures individuelles, dans la mesure où, comme on l’a vu, les caractéristiques relevant du timbre donnent lieu à des singularisations beaucoup plus affirmées que celles permises par les dimensions mélodico-rythmiques qui ont dominé jusqu’ici l’appréhension des pratiques musicales.
L’efficace du timbre-signature s’inscrit doublement dans la logique l’évolution esquissée ci-dessus. D’une part, elle participe du rapport dynamique entre la signature d’une singularité et la marque de fabrique qu’elle est appelée à devenir ; la phase de domestication passe par l’assignation à une maison de production, dotée de son enseigne propre et reconnaissable. Le timbre-signature offre d’autre part une force de résistance à l’indifférenciation qui menace les chercheurs de noise à l’époque de la reproductibilité des performances singulières : les capacités techniques de la hi-fi décrites plus haut, en même temps qu’elles permettent de saisir la singularité du toucher propre à tel ou tel musicien, tendent en effet à diluer l’événementialité dont elles généralisent la reproduction. Lorsque Ornette Coleman, virtuose du saxophone et inventeur de « l’harmolodie », s’empare d’un violon, dont il ne sait pas jouer (selon les normes habituelles des écoles de musique), ou lorsqu’il plante son fils de 10 ans, Denardo, derrière une batterie pour enregistrer un disque en trio, il commet certes des gestes de provocation qui s’insèrent parfaitement dans la logique d’un chercheur de noise (cousin, ici, d’un adepte de l’art brut) : les raclements déchirants qu’il arrache à ses cordes et la fragilité hésitante avec laquelle l’enfant hasarde ses baguettes sur les peaux et les cymbales produisent des effets de timbre tout à fait uniques et admirables, bien capables de reconditionner l’aptitude-à-être-affecté de son auditoire. Au sein du bruit généré par tous ceux qui débutent dans leur apprentissage d’un instrument (et dont la disponibilité de moyens d’enregistrement à haute définition et à bas coût permettrait de capter et d’immortaliser les petits événements quotidiens), les gestes d’Ornette Coleman ne sont toutefois audibles que par l’effet du timbre-signature apposé sur la couverture de ses disques. Dans l’océan des bruits inédits qui deviennent esthétisables à l’âge du timbre-tessiture, le timbre-sceau fonctionne comme le repérage d’une consistance sélective ou d’une concrétion d’inventivité, repérage nécessaire à assurer l’orientation des chercheurs de noise.
Identifier un registre noise au sein des sensibilités communes
Ici encore, on pourrait bien entendu retrouver à d’autres périodes, dans d’autres genres et dans d’autres formes d’art, cette tendance à se servir de noms propres pour désigner des courants esthétiques émergents. Comme l’a bien explicité Gabriel Tarde, c’est le propre des pratiques artistiques que de socialiser les sensibilités à travers des mouvements de rayonnements imitatifs, qui partent d’innovations singulières (assignables originellement à un seul nom propre) pour se transformer progressivement en façons communes de sentir, de désirer, de croire et de penser. Malgré ses limitations sociologiques assez rigides (les amateurs de noise tendent à être blanchâtres et intellos), saisir les horizons nouveaux qui s’esquissent dans ce type d’expériences musicales implique d’en repérer la présence diffuse en différents points du tissu social. À l’intérieur même du monde musical, les nouveaux genres les plus populaires de ces dernières années, le rap et la techno, font porter l’essentiel des variations qui les identifient et les renouvellent sur le traitement du son, plutôt que sur le rythme, la mélodie ou l’harmonie, révélant rétrospectivement une dimension centrale dans le rock dès ses premiers balbutiements. Depuis l’invention du baladeur et avec le rebondissement actuel de l’i-pod, la musique tend par ailleurs de plus en plus à s’écouter au casque, avec l’abaissement du niveau de « bruit » que cela implique, et avec la plus grande définition de noise que cela permet.
Si la réalité du noise dépasse donc les cercles encore assez étroits des fans de Wunderlitzer ou d’Otomo Yoshihide, c’est peut-être que, en dehors même du domaine musical, tout un pan de nos sensibilités (déjà, ou en voie de devenir) communes se reconfigure pour faire apparaître l’émergence d’un registre noise – qui exprime en dernière analyse une certaine attitude relevant de l’ontologie politique. Frédéric Neyrat proposait récemment d’identifier comme notre principal problème le « rapport entre la production et le laisser-être » : une « politique du laisser-être », loin de se réduire à de la passivité, « implique des pratiques bien précises qui consistent dans le fait de ne pas commencer par imposer la force, une volonté anthropocentrique. Le laisser-être est un terme guerrier quand le déni d’existence fait loi »( [2]). La sensibilité noise concilie de façon frappante cette audace querelleuse (militante, décoiffante, potentiellement guerrière) avec des pratiques productrices (plus ou moins brutales, plus ou moins raffinées) qui ont en commun de laisser advenir un déploiement sonore échappant constitutivement à « l’imposition de force » et à « la volonté anthropocentrique » sous-jacentes aux gestes musicaux traditionnels.
Laisser-être la saturation, se rendre attentif à ses mouvements propres, sans se crisper dans la peur ni s’endormir dans le confort de son ronronnement, exprime peut-être le plus profondément et le plus adéquatement les frissons propres à notre époque de surexposition.
Yves Citton
Revue Multitudes, N°28 Noise Music, Hiver-Printemps 2007
[1] Cette mineure et le fruit d’une réflexion collective menée par Giovanna Zapperi, Olivier Surel, Christophe
Degoutin et Yves Citton.
[2] Frédéric Neyrat, Surexposés, Paris, Lignes-Manifeste, 2005, p. 18 et « Formuler notre surexposition »,
Multitudes, n° 25, été 2006, p. 107.