Une douzaine d’artistes japonais, une cinquantaine d’oeuvres exécutées sur une période de cinq ans (entre 1968 et 1973), voilà de quoi se compose le mouvement Mono-ha généralement méconnu du public français. Mono-ha, qu’est-ce que ça veut dire? Mono désigne la chose et ha l’école. Mono-ha, c’est l’école des choses, mouvement ou plutôt tendance apparue au Japon à la fin des années soixante. Le terme de chose ne renvoie pas ici à une quelconque notion d’objet mais au caractère intrinsèque de la chose, à ce qui fait qu’une chose n’est que chose et rien d’autre, ni représentation ni support conceptuel. «Il faut que nous sachions observer le monde tel quel et non le transformer par le truchement d’une représentation qui le dresse contre l’homme», écrit Lee U-Fan dans un texte paru dans la revue Critique du design en septembre 1969. Enokura Kôji considérera, lui, la substance de la chose pour l’opposer à celle de l’être humain. Celui-ci, il est vrai, était proche du Mono-ha sans faire pour autant partie du noyau initial composé, outre Lee U-Fan lui-même qui faisait office de chef de file, de six autres membres, Narita Katshuhiko, Yoshida Katsuro, Suga Kishio, Sekine Nobuo, Honda Shingo et Koshimizu Susumu. Ces artistes ne constituèrent pas un groupe à proprement parler. Ils avaient même l’habitude de travailler seuls et chacun dans une direction qui lui était propre.
Si Mono-ha ne définit pas un groupe d’artistes, il indique toutefois une tendance illustrée par un ensemble d’oeuvres produites entre 1968 et 1970 dont le facteur commun serait la relation étroite établie entre leur environnement d’origine et la qualité fondamentale des matériaux utilisés. Les «objets d’art» issus de ce mouvement ne sont donc jamais détournés de leur fonction première.
La première oeuvre relevant de cette vision précédait les expositions dûment étiquetées Mono-ha. Il s’agissait de Phase I. Terre (Iso-daichi) présentée par Sekine Nobuo lors de l’exposition consacrée à la sculpture contemporaine qui s’était tenue en octobre 1968 dans le parc de Suma-rikyu de Kobe. L’œuvre de Sekine était un énorme cylindre en terre déposé juste à côté du trou qui avait été son contenant. La mise en relation s’opérait immédiatement pour le spectateur. Par la suite, les artistes de Mono-ha s’appliquèrent à faire jouer des rapports de perception qui excédaient le point de vue rétinien. Suga Kishio, lui, réunissait objets naturels tels que pierres ou morceaux de bois et artificiels tels que papiers ou fils de fer barbelés puis détruisait ensuite les mariages ainsi arrangés. Ou bien, en juillet 1970, sous le titre de Situation infinie (Mugen jokyo), il posait en équilibre oblique des poutres contre les fenêtres d’un musée, celles-ci étant entrouvertes. De son côté, Lee U-Fan déposait des pierres à même le sol d’une galerie ou, comme il le fait à nouveau ici, emprisonne un pilier avec des planches en bois, celles-ci étant à leur tour ligotées à l’aide de grosses cordes. L’ultime exposition des artistes assimilés à Mono-ha eut lieu en août 1970 au musée d’art moderne de Tokyo avec des oeuvres de Koshimizu Susumu, Lee U-Fan, Suga Kishio et Yoshida Katsuro.
Jacques Beauffet, commissaire de la manifestation stéphanoise intitulée Japon 1970, matière et perception : le Mono-ha et la recherche des fondements de l’art, a choisi, suivant sur cette voie l’exemple de ses homologues japonais, d’élargir le noyau initial à d’autres artistes dont le travail est proche des pionniers. Ce second cercle comprend Enokura Kôji, Haraguchi Noriyuki et Takayama Noboru. Le facteur commun à tous ces travaux consiste en un désir de modification sensorielle par le truchement de matériaux bruts disposés de telle sorte que leur environnement devienne partie prenante de l’impact produit. Un enclos de paraffine (c’est avec ça qu’on fait les bougies) signé Suga Kishio, une série de haies rouges peintes sur cimaises et protégées par un câble métallique (Yoshida Katsuro), un panorama de photographies prises par un bras qui tourne en tenant la caméra (Nomura Hitoshi), une large table noire recouverte d’une nappe d’huile tout aussi noire (Haraguchi Noriyuki), les oeuvres s’égrènent dans les salles blanches sans faire d’histoires, sans provoquer de remous, avec ce caractère de tranquille évidence qui n’appartient qu’à cela qui n’a plus rien à prouver. Mono-ha, la perception déborde du cadre expérimental pour accéder à une présence palpable (partout courent les avertissements «ne pas toucher») qui est celle d’une matière pleine et entière, une chose sortie de l’école pour devenir souverainement autonome.