Charles Robinson est l’auteur de plusieurs livres, de pièces multimédia, de performances scéniques effrénées et héroïques (ayant pu durer jusqu’à 24h). En 2017, il s’associe au pOlau pour y co-produire une expérience d’écriture participative ainsi qu’un « index numérique », qui répond autant aux champs d’investigation du lieu qu’aux ambitions affichées de son œuvre singulière, dense et mouvementée.
« Bâtir une œuvre » est une expression trompeuse et versatile, tant nombreuses sont les acceptions du dit bâti : s’agit-il de faire récit, trace, langue, monde, ou les quatre ensemble, et dans quelle proportion ? Il n’y a pas moins de façons de bâtir son ouvrage qu’il n’y a d’auteurs ; mais, au cœur des multiples hiérarchisations possibles, si nous pensons en termes d’espaces et de volumes, ce qu’a déjà bâti Charles Robinson en une dizaine d’années d’activité publique est, assurément, monumental. Monumental par ses ambitions et dimensions, le diptyque des Cités, constitué des deux romans Dans les cités (Seuil, 2011) et Fabrication de la guerre civile (Seuil, 2016) – plus de 1200 pages à eux deux – est relancé et augmenté sans cesse par ces boutures.
Le travail entrepris au pOlau est exemplaire de ce que cette œuvre a de parfaitement contemporain ― à la fois solide, plastique, et intense.
Du solide (sur quoi ne pas se reposer).
Lorsque Le Matricule des anges lui consacre un dossier en février 2017, à l’occasion de la parution de Fabrication de la Guerre civile, Thierry Guichard pose à plusieurs reprises à Charles Robinson (un pseudonyme) des questions biographiques. Il obtient quelques bribes de réponse, lesquelles, même péniblement concédées, offrent prise à reformulation réfléchie (car dès l’énonciation, Robinson pose une distance interprétative) d’un parcours : extraction difficile d’un milieu moyen voire médiocre («le degré zéro des classes moyennes»), dopé par la puissance d’appel des œuvres (musicales, cinématographiques d’abord, puis littéraires, selon le chemin des cultures périphériques vers les formes instituées qu’empruntent souvent les autodidactes), confirmation de cette volonté de pratique émancipatrice par la pratique artistique, puis affirmation d’une pensée ouverte, attentive à l’autre et au monde.
Ecrire à propos des « cités » périphériques, de l’intérieur (le livre s’appelle bien Dans les cités et surtout pas Sur les cités), n’est ni une gêne ni une revendication statutaire pour le joyeux transfuge Robinson. Si, on l’a compris, celle qu’il y vécut ne fut pas des plus heureuses, c’est la vie qui grouille là-bas, loin du centre, qui lui importe. La grisaille dont il s’est extirpé est une matière autant qu’une source, celle d’une colère muée en énergie productrice – ce qui prime, dans son projet d’écriture, est de faire surgir du vivant :
« L’enjeu premier de ces livres, c’est de peupler un monde. Et pour cela, une des clés de l’écriture, affirme-t-il, sera que tout doit produire un effet hallucinatoire, un shoot de réel presque délirant. »
De l’énergie, du vivant.
De son propre mouvement faire trace.
Et de cette trace faire monument : car les deux livres allient une grande inventivité formelle à une ampleur romanesque rare. Il s’agit de faire le portrait d’un bout de monde, qui est aussi un monde en soi. De créer une constellation de personnages, reliés les uns aux autres par ce qui fait société dans tous les registres de la relation humaine. Le chœur, cette assemblée disparate qui récit ce vaste roman tient, littéralement, les murs. Le ciment, la pierre, les fondations du monde relaté autant que du récit de ce monde, sont ces individualités : la somme de leurs regards et de leur voix font la cité.
Cette humanité-là c’est du solide.
Matières plastiques
Les livres de Charles Robinson sont hyper-peuplés : à la fois habités, incarnés et bondés, saturés de personnages. On avance à leur rythme, selon une focalisation variable, successivement interne et externe. Et lorsqu’il nous les présente, ce n’est jamais par une description en pied (ce qui permet en passant d’éviter certaines hiérarchisations a priori, notamment raciales), mais avant tout par le son qu’ils émettent. Ce son qui commence par le nom : de GTA à Bambi, de Budda à Jizz, Godzilla, M, Bégum, l’inventaire n’est pas « à la Prévert » mais il n’est pas moins inventif. L’invention de ces noms, acculturée et jouissive, est un des modules de la poétique de Robinson : plutôt que de reproduire au phonème près la geste linguistique, lexicale, qui s’invente en nos banlieues, il s’affaire, après longue écoute et observation, à créer des noms selon ces logiques de rebond et renversement, d’agrégation et remix qui sont celles, toujours rénovées, de la jeunesse. Logiques créatives qui valent aussi, depuis la langue, affirmation d’un territoire autonome ― et dans ce territoire autonome Robinson campe et fonde son arpent de territoire propre.
Dès leur nomination, ces personnages s’incarnent et nous apparaissent vifs ; raviver la langue, en la colorant comme les lettrages graffités sur les murs (qui eux aussi s’immiscent dans les pages du livre), mais plus encore, en l’incarnant dès sa logique, dès sa syntaxe : les traits et répliques aphoristiques fusent, font sens et style dans la bouche des êtres qui ici luttent. Extrayons un fragment de dialogue, entre Budda et GTA :
« – C’est comme sauter à l’élastique. J’ai vérifié l’élastique, les attaches, tout tient, et bien sûr l’ai confiance. J’ai complètement confiance en elle. Mais si l’élastique pète au moment du saut, splaff ! Comme une merde d’oiseau. Sauf que c’est ma vie. Elle m’a pas dit qu’elle se tirait si je disais non. Elle pose juste la question pour être débarrassée.
[…]
Tout n’est pourtant que répétition, sait GTA. Toute vie est copie d’une vie antérieure. Et si le monde va de mal en pis, c’est que la grande photocopieuse des existences est en mal de toner, livrant des reproductions de plus en plus ternes.
– Achète-lui un rat, siffle Budda. C’est mieux qu’un bébé. Ça dure moins longtemps. »
L’invention est partout, la métaphore en cascades, et ce qui fait style fait aussi sens – en cela Robinson rend un fier hommage à cette culture urbaine, protéiforme, dont ses personnages sont les agents. L’invention plutôt que la reproduction, c’est aussi ce qui guide la construction de la galerie des dits personnages : nombreux, ils ne sont pour autant jamais réductibles à leur fonction narrative. Même allusive, diagonale, toujours rapide et en rebond, la peinture faite de chacun d’eux le rend dans sa complexité. De là aussi, l’intérêt accru de l’index numérique qu’il va construire durant son travail au pOlau, addendum au livre et ouvrage distinct, emprunt de sa poétique propre.
Cette ductilité du langage occupe l’espace de la page, occupe l’espace du roman, et sa capacité expansive est telle qu’elle s’échappe du livre.
Comme les textes graffés repris en typographie différenciée, l’invention du monde de Robinson ne se satisfait pas d’un seul médium, aussi essentiel et permissif soit-il. Les formes live, scéniques, sont essentielles : il y apparaît en homme-orchestre, jonglant du sampler et des effets sonores pour accroître encore les possibles de sa voix. En roi du bricolage, il crée des pièces musicales et visuelles, elles aussi hybrides, mixant ambiances sonores et rythmiques au galop. Cette plasticité dans la pratique de la création est, avant tout, vecteur d’intensification des rendus et effets.
De la tension découle l’intensité
« La langue », pour lui, « c’est du vivant ».
Et quand tout, dans le discours ambiant (majoritairement anxiogène) sur les « quartiers » périphériques s’axe sur la tension (en électricité, mesure d’une différence de potentiel aux pôles), Charles Robinson se focalise, puis mise tout, sur l’intensité (qui en électricité est, elle, mesure de débit, c’est-à-dire à la fois de quantité et de vitesse). De la tension, il demeure une attention aux différents régimes de cette intensité vitale. Tout – en premier lieu, l’engagement total de l’auteur dans son art, les moyens qu’il y emploie, d’attention au réel et de construction par la langue –, concourt à faire de l’intensité le véhicule et l’objectif. Le résultat est éclatant (vitesse du regard, des dialogues, de l’action ; inventivité incessante de langage et de situations), et vivifiant. Car, pour lui :
« La littérature, comme l’amour, comme l’amitié, est complétion du monde. Nous avons besoin de monde enrichi, enrichi de beauté, d’élans politiques, d’enjeux »
Et nous avons, lecteurs, grand besoin de «boosters» comme Robinson, pour nourrir notre soif de sens et de vie.