Australienne, venue de Sydney, Gail Priest est une artiste sonore ayant bénéficié d’une résidence à Bourges durant trois mois.
Elle a été invitée par Bandits-Mages, dans le cadre d’un programme européen mené avec des pays tiers, en l’occurrence le Canada et l’Australie. Ce programme, démarré en janvier 2014 et se poursuivant jusqu’en décembre 2015, repose sur la collaboration de 4 structures européennes (à Werkleitz en Allemagne, Utrecht aux Pays-Bas, Liverpool au Royaume-Uni et Bourges) en partenariat avec 3 structures canadiennes (à Montréal et Toronto) et 4 structures australiennes (à Sydney, Brisbane et Melbourne).
En effet, Bandits-Mages a rejoint le réseau EMAN # EMARE* en 2009 afin d’encourager la circulation des artistes et la fertilisation des démarches artistiques dans un contexte professionnel international.
À un niveau local, mais non moins actif, la résidence de Gail Priest a donné lieu au premier partenariat avec La Box et le Post-diplôme arts et créations sonores de l’École nationale supérieure de Bourges.
Gail Priest a travaillé à Bourges sur un projet intitulé « Sounding the future » qui sera exposé en Allemagne en novembre 2015 (à Werkleitz, Halle-Saale).
Pour l’AAARevue, elle accorde un entretien exclusif à la suite de son SALON D’ÉCOUTE, réalisé en partenariat avec l’Atelier Calder et le soutien d’AAAR, qui a permis à toutes les personnes présentes de plonger, littéralement, dans ses sons.
Retrouvez ci-dessous la transcription, en français, de cet entretien.
BONUS : le concert de Gail Priest enregistré à la Cave 40 – Bourges, le 2 décembre 2014
+LIRE L’ARTICLE SUR L’ART SONORE DANS LES CAVES DE BOURGESdans notre dossier ARTS VISUELS & ARTS SONORES
1. GAIL PRIEST :une artiste australienne qui « fait du son » en résidence à Bourges
RD : Peux tu te présenter ?
GP : Je m’appelle Gail Priest. Je suis une artiste sonore. Je viens de Sydney en Australie.
RD : Tu dis que tu es une artiste sonore, est-ce que peux-tu m’expliquer ce que cela signifie ?
GP : Je dis que je suis une artiste sonore même s’il m’arrive de faire de la musique, plutôt expérimentale. Je suis une artiste sonore parce que je ne me sens pas comme une compositrice classique. Mon travail allie des productions à partir d’enregistrements et des performances live. Je fais des installations dans des galeries. J’écris également sur le son. Je conçois des programmations d’art sonore…. En me définissant comme une artiste sonore, j’englobe dans ma pratique tous mes rapports au son.
RD : Quand on fait de l’art sonore, on peut utiliser des médiums différents. Est-ce que ça passe par la radio, cd, concert, festival, galerie d’art ? Quel est ton médium privilégié ?
GP : Ta liste est un bon exemple de classification. Je dirais juste que je fais du son. Je ne fais pas seulement de l’art sonore, plutôt spécifique aux installations en galeries. Parfois j’en fais, mais toujours je fais du son. Ça veut dire que tout mon travail est engagé dans l’espace sonore.
RD : Tu es une artiste australienne en résidence à Bourges. Est-ce que la pratique de l’art sonore ou de la musique est différente en France ?
GP : Je pense que la principale différence qu’il y aura toujours entre l’Australie et n’importe quel pays européen, c’est l’échelle. En Australie, nous avons une culture très vivante mais qui concerne très peu de monde. Le nombre d’auditeurs est souvent réduit ce qui nous oblige à mêler plusieurs publics pour former un auditoire assez important. Si on doit faire une performance, il vaut mieux y mêler du free jazz expérimental avec de la musique noise ou de la musique ambiant, voire dark ambiant. Je pense qu’en Europe tu peux être plus pointus. Tu peux dire que tel projet est un projet radiophonique, ou que tel autre est un projet bruitiste. Et je vois ces nuances. Mais en réalité, entre la France et l’Australie, il me semble qu’il y a les même bases concernant l’art sonore. J’ai trouvé très intéressant de suivre quelques conférences en français à propos de la culture sonore, même si mon français est très mauvais. J’ai pu les comprendre bien mieux que mes échanges quotidiens car cela touchait les bases d’une histoire commune, une compréhension similaire de cette culture sonore.
RD : Quelle était ta motivation pour venir ici ?
GP : J’avais vraiment besoin d’un temps spécifique pour travailler particulièrement sur un projet intitulé Sounding the future. Ce projet rassemble plusieurs facettes de mon travail autour du son : l’enregistrement, la composition, l’écriture et la programmation. J’avais besoin de les réunir et de les articuler, après les avoir menés longtemps en parallèle. En postulant à la résidence EMAN-EMARE proposée par Bandits-mages, j’ai obtenu pour m’y consacrer un temps conséquent de 3 mois.
RD : Quels sont les outils mis à ta disposition ?
GP : La chose la plus importante qui m’ait été donnée est le temps. Personne ne peut estimer le temps qu’il faut à un artiste. Vous avez besoin de concentration, et de retrait. J’aurais surement pu consacrer 3 mois à ce projet à Sydney mais les gens auraient continué de m’appeler et j’aurais été forcément distraite….
Donc ce temps et cette distance par rapport à la vie quotidienne sont très importants. Je trouve ça aussi très intéressant d’être dépaysée. Ça veut dire que tu es distrait quelque part mais aussi que tu te vois d’une autre façon, que la distance te fait prendre du recul via à vis de ta propre pratique. En arrivant, par exemple, je voulais déjà changer ma façon de jouer en live, et je n’ai pas eu le temps de mettre complètement cela au point, mais j’ai pris durant cette résidence beaucoup de décisions sur ce que j’aimerais faire différemment. Des éléments se sont confirmés. Bien sûr, j’ai utilisé également ce temps pour tester beaucoup de choses, commencer à apprendre des techniques que je n’avais jamais eu le temps d’apprendre. Finalement, donc, on en revient toujours au temps.
2. LE SALON D’ÉCOUTE DE GAIL PRIEST
RD : Comment peut-on définir ton travail ? Peut-on dire que tu fais de la noise ?
GP : Non. Je pense que j’utilise des éléments issus de la noise, mais j’utilise aussi beaucoup d’éléments harmoniques potentiellement plus classiques. J’ai d’ailleurs un passé dans la musique folk. J’aime vraiment les constructions assez granuleuses mais aussi les envolées harmoniques. Je ne suis jamais heureuse avec seulement l’une ou l’autre. Donc je peux faire un joli son, et y juxtaposer un son rude. Mais les artistes noise seraient horrifiés de me considérer comme une des leurs. Je suis trop gentille pour ça. Mais ça me convient de me situer justement entre différentes pratiques. Je n’ai jamais eu une foule de personnes complètement conquise mais je toucherai toujours au moins une personne qui pensera que c’est intéressant, car mon travail combine des éléments existants d’une manière inédite.
RD : Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une salle de concert, mais dans le salon de l’atelier Calder, est-ce que l’écoute est différente ?
GP : En fait, ce soir l’écoute était vraiment très belle. Nous étions dans un très bel endroit avec une super sono quadriphonique flambant-neuve. J’ai vraiment pu jouer avec les détails sonores. Il s’agissait plutôt d’une expérience d’écoute que d’un concert, au-delà du fait que je jouais en direct. Les spectateurs étaient plongés dans le son. Le cadre dans lequel j’ai joué et ce genre d’environnement intime entraient en relation, d’une certaine façon, avec l’aspect folklorique de mes enregistrements.
RD : Et j’imagine que le contact avec le spectateur est différent.
GP : La situation est assez étrange lorsque ton instrument est un ordinateur. Comment entrer en relation avec les spectateurs ? Tu peux toujours lever les yeux de l’écran et regarder le public, quelques fois chanter, mais comment casser l’idée de l’écran qui fait barrière ? Dans la configuration de cette séance d’écoute, où les gens étaient assis dans des canapés, nous avons pu discuter avant et après le concert . J’ai pu exprimer les idées que j’ai nourri depuis que je suis ici… Échanger. Je me suis sentie beaucoup plus dans une situation de partage réel que comme actrice d’une performance. C’était un rapport au public très intéressant.
RD : Comme un plasticien, tu travailles dans l’espace et tu l’utilises pour jouer dans un contexte donné. Aujourd’hui tu nous a offert une relation entre des sons de l’environnement australien et la campagne française. Ton travail est très spatialisé. Tu parles d’abstraction et de figuration. Je pense que tu utilises des sons concrets pour en faire quelque chose d’abstrait…
GP : Oui c’est ça. Je ne me satisfais pas d’une approche documentaire réaliste, permettant d’identifier tel endroit ou tel son. D’autres personnes le font très bien mais, pour ma part, je ne fais pas de captations d’ambiances sonores très propres et je m’intéresse plutôt à ce qui se cache en elles. J’enregistre un certain nombre de sons que je manipule pour en sortir quelque chose de différent. C’est une approche plus baroque je suppose. Pour définir ma pratique, je parle d’ailleurs « d’ambiant baroque ». Il s’agit de musique « ambiant » mais qui n’est en aucun cas minimale. Je cherche une mélodie inaudible à première écoute, des rythmes cachés. C’est de cette manière que j’exploite mes enregistrements, auxquels j’oppose volontairement ma voix. Je transforme ma voix, je manipule le son pour créer une mélodie et un rythme, pour les rendre abstraits en m’éloignant de leurs bases concrètes.
3. SOUNDING THE FUTURE (faire entendre le futur) projet en cours de Gail Priest
RD : « Sounding the future » est ton nouveau projet. Comment imagine-tu le futur ?
GP : En ce moment je l’imagine de trop de façons différentes. Et puis je suis toujours en train de travailler dessus. Il y a une multitude de possibilités car nous ne savons pas encore. C’est multiple, potentiellement multivers. Nous ne savons pas quels sont les choix qui nous ouvriront ou fermeront d’autres options. Ce que j’envisage c’est que tout soit augmenté, qu’on arrête d’apprécier uniquement notre manière naturelle d’interagir avec le monde. Car nous voulons déjà de l’information, nous voulons nous nourrir, nous voulons plus que ce que notre corps biologique nous offre. À travers ce projet je réfléchis à la façon dont nous pourrions continuer d’augmenter notre expérience du monde.
RD : Ce projet est de la science fiction. Tu parles d’art qui ferait de la science-fiction et non de la science-fiction qui intégrerait de l’art.
GP : Je suis intéressée par le point de vue sonore dans la science-fiction. Que pouvons nous supposer du futur ? Un espace acoustiquement très différent de ce que nous vivons aujourd’hui ? Je suis en train d’imaginer une œuvre qui intègre certaines théories issues de la science-fiction et les incarne. L’art reflète les aspirations de notre société. Mais à quoi ressemblera le son du futur ? Comment l’objet artistique que nous créons incarne ce son. L’art est mon médium et il me permet de comprendre comment fonctionne le monde.
RD : On t’a écouté aujourd’hui, mais pas dans la forme finale que prendra cette œuvre sonore. Tu parles d’une installation interactive.
GP : J’ai vraiment envie que les spectateurs et les auditeurs puissent changer d’approche, au sein de connections narratives multiples. Il y a de nombreuses façons d’établir une narration. Je souhaite également documenter dans cette œuvre l’évolution du travail artistique d’aujourd’hui, qui sera donc notre passé dans le futur. Pour le moment, j’ai seulement testé des vidéos fixes pour essayer un rapport simultané à l’image, au son et au texte mais je souhaite développer une forme globale modulaire, pouvant être interrompue à tout moment pour permettre d’autres explorations. Dans les années 90, nous avons découvert le format hypertexte classique de la narration via Internet. Ce format n’a pas forcément été explosé depuis, et je ne souhaite pas obligatoirement le faire, mais nous disposons d’outils multimedia beaucoup plus riches de nos jours pour concevoir une narration modulaire et multiple.
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Initialement formée à la performance, une grande partie de la pratique de Gail Priest implique la création de bandes sonores pour le théâtre, la danse ou la vidéo. Elle a conçu et réalisé des compositions sonores pour des installations d’artistes australiens, exposées nationalement et internationalement, au sein de manifestations telles qu’Ars Electronica (Linz). Ses propres installations ont été exposées à Artspace (Sydney) et au Tokyo Wonder Site (Japon). Ses réalisations sonores font partie de plusieurs compilations internationales et elle a réalisé cinq albums solos diffusés par Endgame Records, Flaming Pines ou sa propre maison de production : Metal Bitch Recordings. En tant qu’auteure, elle écrit régulièrement sur les arts sonores et médiatiques et a édité le livre « Experimental Music : audio ex- plorations in Australia » (UNSW Press, 2009). En tant que curatrice, elle a réalisé la programmation de festivals, concerts, expositions ou séances de projections pour Performance Space, Artspace, Mu- seum of Contemporary Art et Transmediale. Gail est bénéficiaire d’une bourse de recherche artistique dé- livré par l’Australia Council for the Arts pour l’année 2015/2016. www.gailpriest.net
http://www.pretty-gritty.net/
http://myyearoffluxusthinking.wordpress.com/
RECORDS: The Common Koel – EP out on Flaming Pines
http://flamingpines.com/Birds%20of%20a%20Feather4.htm
blue | green split vinyl lp with kate carr http://gailpriest.bandcamp.com/album/blue-green
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Depuis cinq ans, l’association Bandits-Mages donne un sens très concret à cet acronyme mystérieux qui désigne, sous diverses configurations et dénominations, une aventure démarrée il y a vingt ans à l’initiative de Peter Zorn (au sein de Werkleitz Gesellschaft, e.V., Halle, Saxe Anhalt, Allemagne). Pour nous, la réalité du « Réseau européen pour l’art multimédia » (EMAN : European Media Art Network) est la coopération et la concertation avec onze structures internationales, et autant d’équipes et de professionnels associés, à distance mais aussi directement au Mexique, en Australie, au Canada, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et bien sûr, en France. C’est également notre participation aux festivals, et leurs catalogues, organisés par Werkleitz (« .move forward – new mexican european media art », 2012 et « move on – new media art form Australia, Canada and Europe », octobre 2015) ou à Mexico, par le Centro Multimedia del Centro Nacional de las Artes (« Festival Transitio MX 5 », 2013). C’est aussi, bien sûr, l’invitation des artistes et des structures impliquées au sein de notre propre festival, désormais annuel : les Rencontres Bandits-Mages.
La raison d’être première de ce réseau est l’organisation de résidences d’artistes, assorties de la mise à disposition de moyens de productions. EMARE signifie en effet « Résidences croisées pour artistes multimédia européens » (« European Media Artists in Residence Exchange »). Une quarantaine d’artistes ont été soutenus et accompagnés durant les cinq dernières années (et plus de 160 depuis vingt ans). À ses origines, EMAN#EMARE organisait la mutualisation des lieux et moyens de résidence au niveau européen. Depuis 2012, cette mutualisation concerne également des structures au sein de « pays tiers » : le Mexique en 2012-2013 puis, pour la période en cours (2014-2015), le Canada et l’Australie. L’appel à candidatures lancé en novembre 2013 a permis au jury réuni en Australie en février 2014, d’étudier plus de quatre cents candidatures d’artistes.