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16 août 2017

Un service d’artiste à domicile

Au hasard d’une écoute radiophonique estivale, j’ai eu le plaisir d’écouter la voix de Denise captée par le micro de Sonia Kronlund pour l’émission Les Pieds sur terre en 2004.

Denise et son artiste

Le pitch de ce reportage indique :

À Moraches, un village de la Nièvre, Denise, agricultrice à la retraite raconte ses aventures et déboires avec son « artiste à domicile », une opération lancée dans le cadre « Des 80 ans de ma grand-mère » par Jean Bojko.

Denise râle et se plaint, car l’imagination, ce n’est pas son métier à elle : c’est l’artiste qui a été payé pour faire ce boulot.

Et puis la cuvette des WC en grand et mon fils en tout petit, j’ai pété les plombs, j’ai pas compris.

Denise s’est portée candidate pour accueillir un artiste à domicile, plutôt qu’un aide-ménager.

Participante à l’opération « Des 80 ans de ma grand-mère », Denise a tiré au sort le nom de l’artiste, préalablement choisi par Jean Bojko, à l’issue d’un voyage organisé au palais du facteur cheval pour l’ensemble des artistes sélectionnés et des personnes âgées volontaires pour participer à l’aventure.

Maintenant la colère est passée, mais une soirée pour faire 50 photographies et j’en vois seulement 3.

Mais c’est pour quoi faire tout ça ? Moi j’ai trouvé que ça ne me donnait pas grand chose…

Mais bon, un photographe c’est rigolo quand même.

Et puis, les photographies, c’est vrai qu’c’est beau. Regardez comme ça fait joli.

Un service d’artiste à domicile ?

J’ai voulu en savoir plus, même si cette initiative est plutôt ancienne.

Mes recherches n’étaient pas fructueuses, jusqu’à ce que je trouve le travail de recherche publié en janvier 2012 (commandité par l’IPAMAC – Parcs naturels du Massif central, dans le cadre du Réseau Rural Français), intitulé Culture et développement des territoires ruraux – quatre projets en comparaison et réalisé par Vincent Guillon (politilogue, chercheur au laboratoire Pacte) et Pauline Scherer (coordinatrice de l’association M’entends-tu – sociologie des actions collectives et projets socio-artistiques)

Ce travail renvoie à une approche de sociologie processuelle qui apparait comme la plus adaptée, étant donné la nature extrêmement variée des projets étudiés. En ce sens, nous avons choisi de mettre l’accent sur les réseaux, les acteurs, les interactions, les enchevêtrements, pour montrer comment s’effectue le passage d’un projet culturel à un projet de territoire.

On peut distinguer deux types d’explications d’une réalité sociale : l’une montre « pourquoi quelque chose était ou est devenu nécessaire » ; l’autre « comment quelque chose était ou est devenu possible ». C’est plutôt ce second type d’explication que ce travail mobilise. À travers l’analyse comparative de quatre cas, nous n’avons pas cherché les effets invariants de causes, mais à montrer des histoires typiques où toutes les étapes répondent à une logique, une logique qui peut se révéler aussi efficace, de notre point de vue, que la logique de causes. Ce travail a donc pour objet principal la description des processus au cours desquels les évènements se produisent. Dans cette perspective, les projets étudiés ne sont causés par rien d’autre que l’histoire qui les a conduits à être ce qu’ils sont : ce type de logique renvoie à ce que les sciences sociales appellent les processus. Nous souhaitions connaître l’enchaînement des choses, découvrir comment telle chose avait mené à telle autre, comment telle chose ne s’était pas produite tant que telle autre ne s’était pas non plus produite. Cette approche nous fait comprendre l’apparition d’un phénomène en nous montrant les étapes du processus qui l’ont engendré, plutôt qu’en nous montrant les conditions qui ont rendu son apparition nécessaire. (…) Ainsi, nous nous sommes intéressés à toutes les étapes de ces processus, à la manière dont elles sont liées entre elles : autrement dit, comment chacune crée les conditions propices ou nécessaires à la suivante.

Nous reproduisons ici l’ensemble du récit diachronique et la restitution assez linéaire de ce projet, qui permettent de révéler les différentes étapes de son processus.

Culture et développement des territoires ruraux

Culture et développement des territoires ruraux – quatre projets en comparaison, pp. 15 – 31

COMPAGNIE LE TEATR’EPROUVETE

« Le TéATr’éPROUVèTe est une équipe artistique installée à l’Abbaye du Jouïr à Corbigny (1800 habitants) dans la Nièvre. Après un parcours engagé mais plutôt conventionnel pour ce qui est de l’esthétique, il pratique depuis plus de 10 ans un théâtre sans h, défini comme un théâtre qui redescendrait de sa hauteur pour prendre en compte le quotidien et la proximité ». – Présentation de la compagnie sur son site internet.

Engagement personnel et événement constituant

Jean Bojko est le chef d’orchestre du Théâtre Eprouvette. Il est né en France, en 1949, de parents réfugiés ukrainiens. Après avoir exercé de nombreux métiers (assistant de recherche en océanographie, barman, enseignant…) et vécu dans plusieurs pays, il s’installe dans la Nièvre en 1977. Il se présente comme un artiste, poète, comédien et surtout un « artisan de la vie en commun ». Dans le cadre du Théâtre Eprouvette, il travaille, selon les projets, en collaboration avec d’autres artistes issus d’horizons et de disciplines multiples (théâtre, musique, danse, photos, arts plastiques etc…).

Un théâtre engagé

Jean Bojko a toujours fait du théâtre, depuis le lycée, « par monts et par vaux ». Une fois installé à Corbigny, il crée l’association COAC (association d’action culturelle) au sein de laquelle, il développe le Théâtre Éprouvette, un théâtre engagé qui traite de problématiques de société. Le Théâtre Éprouvette s’autonomise en tant que compagnie professionnelle en 1982 et poursuit, par la création et la diffusion de pièces de théâtre, son engagement social et politique dans la cité. En 1996, il met en scène une pièce d’Armand Gatti, « la vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. » qui traite de la mort de son père, tué par des CRS lors d’une manifestation. Jean Bojko rencontre Armand Gatti à cette occasion, une rencontre déterminante qui lui ouvre la voie pour défendre un théâtre en rupture vis-à- vis du théâtre conventionnel et de la norme établie. À cette époque Armand Gatti, poète, auteur, metteur en scène, voyageur, travaille déjà avec ceux qu’il appelle les « loulous », des gens à la marge, des prisonniers, des toxicomanes, des chômeurs… À cette époque, installé à Nevers, la préfecture de la Nièvre, Jean Bojko souhaite monter un projet autour de la prise de parole des « pauvres » dans la cité. Il demande conseil à Gatti, qui viendra participer au projet avec sa compagnie la Parole Errante. On retrouve dans la démarche de Jean Bojko de nombreuses références à Armand Gatti.

« Création pour une ouverture vraie »

Dans la lignée de cette rencontre, le projet qui fonde et ancre la démarche de « théâtre sans h » a lieu en 1998 et s’intitule « Création pour une ouverture vraie ». C’est la première « mise en scène dans l’espace social » du Théâtre Éprouvette. Il s’agit de la réponse à une commande de la mairie de Nevers, qui souhaite voir se monter dans la ville un projet culturel à dimension sociale impliquant des personnes en difficulté. Il détourne alors la commande et met en place une « usine d’expression » pour voir comment les « pauvres » peuvent prendre la parole dans la cité. Il embauche 12 personnes (initialement au chômage), payées au SMIC, 35H par semaine, pour faire de la poésie, de la danse, du théâtre pendant 3 mois. Des annonces sont déposées dans la presse, à l’ANPE et les gens sont recrutés sur CV. C’est un vrai travail, qui demande rigueur et ponctualité. Toute la semaine, « les pauvres », comme il les appelle, suivent les cours avec des artistes reconnus, embauchés eux aussi, qui viennent enseigner leurs disciplines. Chaque matin, ils suivent 1h de cours d’arts martiaux pour travailler la problématique du corps. Tous les quinze jours, un cours continu de 7h de philosophie est dispensé parce qu’il faut « penser ce que l’on fait » mais aussi par provocation car « normalement on n’a pas le temps de faire de la philosophie ». Le Théâtre Éprouvette ouvre également ses portes aux gens de l’extérieur, en tant qu’offre culturelle gratuite. Plus de 400 personnes viennent travailler dans l’usine. « Pour régler les problèmes de pauvreté, il fallait créer des réseaux avec d’autres gens qui ne soient pas en difficulté. C’est parce qu’on apporte quelque chose qu’on reste dans un réseau, sinon on est éjecté ». Jean Bojko

De nombreux évènements (créations, performances, installations) ont lieu dans le cadre du projet. Il est largement relayé dans la presse locale, nationale et internationale et intéresse de nombreux acteurs culturels.

La construction d’une démarche

Mise en scène dans l’espace social

Ce projet marque la naissance des « mises en scène dans l’espace social » du Théâtre Éprouvette. C’est l’acte fondateur de la démarche de « théâtre sans h ». Celle-ci est caractérisée par l’identification d’un problème de société à traiter, l’implication des acteurs que sont, d’une part des personnes concernées par ce problème et d’autre part, des artistes professionnels, dans le but de créer quelque chose ensemble, et enfin des « actions dérivées complémentaires » qui viennent alimenter le projet. L’ensemble crée un « événement dans l’espace social » mis en scène par le Théâtre Éprouvette.

« C’est une action qui implique des populations, une pièce très particulière où l’on remet en cause l’idée de spectacle au théâtre. Elle est jouée dans l’espace social par des acteurs qui ne sont pas tous comédiens. En ce moment, par exemple, on travaille sur le commerce itinérant donc on travaille avec des commerçants itinérants. Sur l’âge, on travaille avec des personnes âgées, sur le jardinage potager avec des gens qui font du jardin. Ils sont toujours acteurs, on n’en fait pas des spectateurs de quelque chose. La différence est là. Ce qu’on propose dans le champ social, le champ du quotidien, ça soulève des interrogations. Le résultat d’un projet ne se mesure pas au nombre de spectateurs présents mais au nombre de points d’interrogation soulevés ». Jean Bojko

Nous verrons plus loin, par le biais du projet « les 80 ans de ma mère, » une illustration concrète de ce schéma d’action.

S’inscrire dans le champ du politique

« Je défends la nécessité de l’artiste présent dans une communauté humaine, au même titre qu’un commerçant, un boucher, un charcutier. Personne ne désire un poète quelque part. On manque de toubibs dans les campagnes, on leur fait des ponts d’or, on leur paye des études. Imaginez qu’un territoire dise, ‘on voudrait des poètes, on voudrait financer des études artistiques pour avoir des artistes dans notre région parce qu’on en a pas assez’. Les gens diraient, ‘ils sont fous, on n’en a pas besoin’, mais c’est une sacrée inconscience de penser que l’on a pas besoin des artistes ». Jean Bojko

Jean Bojko défend une place pour le poète dans la société, qui se révèle plus politique que sociale. Pour lui, « le travail de l’artiste n’est pas de régler les problèmes dans les cités, d’animer les foires, de faire passer le temps pour faire oublier les choses essentielles… ». L’artiste n’est pas un travailleur social, mais il est là pour interroger et, « s’il se passe quelque chose, les gens se sentent mieux, ils ont une image valorisante d’eux-mêmes ». Le Théâtre Eprouvette cherche à interroger, à créer le débat sur le territoire, en utilisant le « détournement » : déplacer le regard, renverser les perceptions communes portées sur le fonctionnement de la société et les individus qui la composent.

« On a les éléments du réel (l’humain, la matière sociale, l’architecture…) et on peut les combiner pour créer d’autres représentations que les représentations dominantes, d’autres perspectives sociales sur la vie. Étant enfants, quand on faisait une cabane, on ne se demandait pas à quoi ça servait, ni de quel budget on disposait, on trouvait les matériaux et on la faisait. On peut partir de quelque chose qui ne relève pas forcément de l’utile, c’est ça l’intérêt des artistes ». Jean Bojko

Cette inscription dans le champ du politique n’est pas revendiquée par le Théâtre Éprouvette comme un engagement partisan affiché. Néanmoins, la portée politique des actions mises en place peut dépasser le cadre de l’action culturelle ou artistique pour concerner la société civile de manière beaucoup plus large. Par exemple, à la suite de « Création pour une ouverture vraie », un groupe de personnes ayant participé au projet, a déposé une liste aux élections municipales de Nevers. Pour Jean Bojko, cette liste électorale, sur laquelle il figurait « en dernier », faisait suite à l’expérience de l’usine d’expression où l’on avait dit aux gens qu’ils étaient en mesure de prendre la parole.

Finalement la liste en question à fait 8% de voix, elle a mis le maire de Nevers en ballottage, ce qui a valu, selon Jean Bojko, au théâtre éprouvette d’être « viré de Nevers ».

On retrouve également le positionnement politique du Théâtre Éprouvette dans la revendication de la gratuité. Sur tous les documents de communication de la compagnie, on peut lire « tout est gratuit, même pour les riches ».

D’une manière générale, le Théâtre Éprouvette bouscule le jeu et donc les statuts. La démarche peut par conséquent «faire peur», notamment vis-à-vis des responsables politiques. Cela peut créer quelques inimitiés, quelques conflits, mais dans une proportion relative, liée à la générosité des propositions.

La dimension territoriale

De Nevers à Corbigny : le Théâtre Éprouvette trouve son territoire

Le Théâtre Éprouvette quitte Nevers et Jean Bojko cherche à s’installer ailleurs dans la Nièvre. Il connaît Corbigny pour y avoir vécu et travaillé comme professeur et barman. Il connaît bien les habitants, les élus, notamment l’adjoint à la culture de la commune. Cette recherche de lieu coïncide avec un projet de la municipalité autour de l’abbaye de Corbigny, un bâtiment patrimonial que la mairie souhaite conserver et réhabiliter. Selon le maire actuel de Corbigny, il y avait eu une décision du conseil municipal pour restaurer les toitures et il leur fallait chercher un contenu pour justifier la restauration. C’est une histoire d’opportunité, de coïncidence entre deux histoires. Le Théâtre Éprouvette installe ses locaux dans l’abbaye de Corbigny en 1999 et embrasse le nivernais Morvan comme territoire d’action. Corbigny est une commune de 1681 habitants selon le dernier recensement. Elle borde le massif du Morvan et constitue une des cinq « villes portes » du Parc Naturel Régional du Morvan. Elle appartient à la région Bourgogne, au département de la Nièvre, au pays du nivernais Morvan et à la communauté de communes du pays corbigeois. Corbigny est un point de passage important de la région, elle est perçue comme une des communes les plus dynamiques et attractives des environs. Elle possède une école maternelle, une primaire et un collège.

L’abbaye, centre de culture

Par une convergence d’intérêts entre la commune de Corbigny et le Théâtre Éprouvette, l’abbaye St Leonard fait donc l’objet d’un projet de restauration patrimoniale et de création d’un lieu d’accueil pour des artistes de spectacle vivant. Rapidement après

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l’installation du Théâtre Eprouvette, deux autres compagnies régionales s’installent dans les locaux disponibles à l’abbaye: La compagnie Metalovoice (arts de la rue), précédemment installée à Nevers et la compagnie Déviation (musique, percussion, théâtre) dont le fondateur vit près de Corbigny. À partir de la présence des trois compagnies, une structuration se met en place. Un chef de projet est recruté par la municipalité, la DRAC repère le lieu et une salle de danse est construite pour faire venir un chorégraphe. L’abbaye est identifiée comme un « centre de culture». Le maire de Corbigny revendique la volonté de la commune, antérieure à l’arrivée des compagnies, de faire de l’abbaye un lieu de spectacle vivant. Une étude avait en effet été réalisée, dont les résultats allaient dans le sens de la création d’un lieu de culture vivante, de création, de diffusion avec une partie touristico-culturelle. En termes de fonctionnement, il s’agit d’une mise à disposition de locaux aux compagnies, par la mairie, assez informelle. Les différents financeurs ont missionné la municipalité pour proposer cet accueil et pour diffuser des spectacles. La mission du lieu et donc du chef de projet est de programmer, faire vivre le lieu et le faire connaître. Pour la municipalité, le projet de l’abbaye est aussi un outil de développement culturel pour la ville, qui est déjà un pôle de commerces et de services. L’abbaye participe à la vie locale avec notamment un événement important numériquement, les fêtes de l’abbaye, qui rassemble jusqu’à 3000 personnes. Le Maire observe les synergies existantes entre le commerce et la culture qui apportent de la vie, de l’animation et de la visibilité. Pour Laurianne Legeay, chef de projet du pays Nivernais- Morvan, l’abbaye n’aurait pas été réhabilitée sans les artistes. Leur présence est une légitimation et permet de sensibiliser les élus à la thématique culturelle, ce qui représente un enjeu important localement car « pour beaucoup c’est plus quelque chose qui coûte cher, que quelque chose qui a un intérêt ».

Le projet de « centre de culture » à Corbigny s’étoffe actuellement, avec la création d’un centre de création des arts de la rue, porté par la compagnie Metalovoice, qui investit une usine désaffectée de Corbigny. Les deux lieux participent à une même dynamique culturelle sur le territoire. Ce lieu nommé La Transverse correspond aux besoins de la compagnie pour la construction d’outils scéniques à grande échelle. Il accueillera également d’autres compagnies des arts de la rue en résidence. Pour le Maire, ce projet est justifié politiquement par le fait que Metalovoice travaille beaucoup sur le terrain. « Ils créent par exemple des manifestations avec les paysans autour du land art. Il y a un réel travail. Leur festival de théâtre de rue commence à se développer. Ils s’investissent localement, ils ne font pas que bricoler et exporter ailleurs. D’autre part l’usine tombait en ruine, il fallait lui trouver une vocation ». Au plan opérationnel, le centre de culture fonctionne avec un comité de pilotage qui associe l’état, le Conseil Régional, le Conseil Général, la municipalité et les compagnies. Il se réunit deux fois par an et donne les orientations. Sur le plan local, la culture semble également être devenue un enjeu politique, qui a notamment généré une vive controverse aux dernières élections. Cette opposition s’appuie sur la dénonciation des dépenses liées au projet de la Transverse et à une commande publique réalisée sur l’abbaye : une œuvre de Wiener mal reçue par une grande partie de la population.

Pour Jean Bojko, le regroupement des compagnies à l’abbaye s’est fait « par bouche- à-oreille » avec des compagnies qui vivaient déjà dans la région. Des artistes qui « habitent » ici. L’arrivée du chorégraphe a par contre été un « désir » des financeurs, mais lui vit à Paris et ne vient travailler que ponctuellement. Il observe que les compagnies ne travaillent pas beaucoup ensemble, mis à part pour certains projets, notamment du Théâtre Éprouvette, qui embauche parfois les artistes présents à l’abbaye. Pour lui, ce ne sont pas les mêmes démarches, notamment car lui ne « fait pas de spectacle ». « Le chorégraphe a été financé pour venir ici, moi j’habite ici, je cherche des financements pour rester ici ».

Territoire d’action : là où je suis avec ce que je vois

Installé à Corbigny, le Théâtre Éprouvette délimite son territoire d’action à la Nièvre et au Morvan, sans exclure la possibilité d’aller plus loin, dans la région, en fonction des demandes. Cependant les actions se déploient rarement dans le nord du département et privilégient le Morvan. Ce dernier bénéficie d’une identité particulière, plus marquée, liée à l’habitat, aux pratiques (notamment d’élevage), au paysage, aux habitants. Jean Bojko semble surtout concentrer son action sur un territoire « qu’il connaît », dans lequel il a l’habitude de circuler : « on connaît plus de gens pour faire des choses là où on est tous les jours ». Il défend le fait « d’être là où j’habite », de faire « là où je suis, avec ce que je vois ». Il se positionne en contradiction avec les résidences d’artistes telles qu’elles existent dans le milieu culturel. Il interroge la faculté d’un artiste présent sur un territoire pour 15 jours ou un mois, à palper les choses, être dans le fond, comprendre le territoire. Il questionne le fait de venir chercher sur un territoire rural, une matière artistique qui sera pensée en fonction du contexte de l’artiste, qui le plus souvent est un contexte urbain.

« Je ne suis pas en opposition par rapport à ce que les gens produisent mais je dis, regardez ça peut être autre chose. Le théâtre conventionnel, les objets artistiques souvent m’ennuient. Je préfère voir des gens qui travaillent avec un artiste de land art, pendant quelques jours, sur un truc éphémère. C’est ça qui permet à l’imaginaire de décoller collectivement. C’est toute l’intelligence des gens à un moment de leur histoire, la capacité à sublimer le quotidien pour trouver du plaisir à l’existence, à la vie, c’est un travail sur le bonheur ». Jean Bojko

Regards sur le territoire

Le Pays du Nivernais Morvan appartient à la partie la plus rurale de la Nièvre, voire de Bourgogne. Le Pays est une structure de coopération, qui regroupe 9 communautés de communes et 37 000 habitants. La densité de population est seulement de 14 habitants au km carré. La chef de projet du Pays, relate un « problème d’identité » dans la Nièvre, la « nièvrose », qui désigne le sentiment de « ne pas être fier d’être ici », vécu par les habitants. Pour elle, le territoire « part de loin » et l’objectif de la politique du pays est d’en faire un « territoire vivable », c’est-à-dire aboutir à un seuil correct de tous les services pour les habitants et être organisé pour accueillir les nouveaux arrivants. En termes de stratégie culturelle, on retrouve l’idée d’atteindre un seuil de service acceptable pour toute la population. Il existe un manque au niveau des pratiques artistiques et de l’enseignement. La priorité à donc été faite à l’accompagnement des compagnies professionnelles locales pour la mise en place d’ateliers de pratiques. Un appel à projet annuel permet de financer 50% des projets des compagnies qui mettent en place des ateliers (théâtre éprouvette, Déviation, conte …). La présence de ces compagnies se révèle indispensable.

Le Président du Conseil Général de la Nièvre, élu récemment, est également Président du Parc Naturel Régional du Morvan et ancien maire de la commune d’Ouroux en Morvan. Il aborde le territoire sous l’angle de la politique d’accueil de nouvelles populations, en lien avec la politique culturelle.

« Dans le Morvan, il y a un fort renouvellement de population. Sur mon canton, 16% des personnes qui étaient là en 2006 n’étaient pas là en 99, c’est beaucoup. Il y a beaucoup de personnes étrangères : 11 nationalités dans ma commune, sur 670 habitants. 50 résidents permanents étrangers et 100 résidents secondaires étrangers (américains, australiens, hollandais…). Comment accompagne-t-on politiquement ce phénomène social ? Cela peut poser problèmes dans le sens où les gens qui arrivent ont des niveaux culturels plutôt moyens ou supérieurs, des niveaux de revenus et de formation plus élevés. Il y a une impression de domination. Ils achètent le double, des maisons que les gens convoitaient depuis 10 ans. .. Mais les étrangers ont également une certaine simplicité relationnelle, ils n’arrivent pas en terrain conquis, ça se passe bien entre voisins, mais ça pose problème en termes de pression immobilière ».

Face à cette réalité, le Parc a renforcé sa politique culturelle pour accompagner ce phénomène, en faisant en sorte que les gens qui arrivent soit attentifs à l’identité du territoire et participent à son ouverture. Il s’agit de leur permettre de s’approprier la culture locale à tous points de vue, mais aussi de tirer parti de leur présence pour attirer le regard des locaux qui ont tendance à gommer les caractéristiques. Dans cette dynamique, le Parc a travaillé à plusieurs reprises avec Jean Bojko et le Théâtre Éprouvette. Une agence culturelle liée au Parc a progressivement été mise en place. Elle travaille sur l’accueil de nouvelles populations, l’idée étant de valoriser les productions locales, notamment culturelles et artistiques. Aujourd’hui le Parc revendique la création d’une scène nationale territoriale avec une programmation itinérante et des résidences d’artistes.

De son côté, Jean Bojko porte un regard vif et décalé sur son territoire. Il en identifie certains attributs, à partir desquels il construit ses actions, toujours dans un esprit de « décalage ». Tous ses projets sont intimement liés au territoire sur lequel ils se déploient. Son regard sur les territoires ruraux est un regard qu’on peut qualifier à la fois de positif et de volontairement « détourné », une manière de regarder les choses autrement.

« On est riche de ce qu’on a, avant d’être pauvre de ce qu’on n’a pas. Regardons tout ce qu’on a. Dans les territoires ruraux, on a l’impression qu’on est dans le manque de choses qui sont dans les villes mais on a d’autres trucs (…). Pour les vieux, j’avais entendu : ‘les territoires sont handicapés par les personnes âgées’. Comment on peut renverser ça, s’adapter, et faire avec ? C’est normal de développer des choses différentes à des endroits donnés. On peut se revendiquer comme ruraux ». Jean Bojko

Artisans de la vie en commun

Les projets du Théâtre Éprouvette

Les projets du Théâtre Éprouvette sont nombreux et protéiformes. Forte de sa démarche de mise en scène dans l’espace social, la compagnie explore des sujets de société en s’intéressant aux spécificités, aux attributs du territoire qu’elle habite : la vieillesse (Les 80 ans de ma mère), la pauvreté (Création pour une ouverture vraie), le jardinage (les « jardins détonnants »), l’agriculture (le chœur des agriculteurs), l’accès à la connaissance (l’université des Bistrots), l’accès aux nouvelles technologies (32+32=2000) etc… En parallèle des projets, la compagnie propose des activités à l’année, qui se renouvellent régulièrement, sous formes d’ateliers, de rencontres, de fêtes. Nous avons choisi dans le cadre de cette étude de nous arrêter sur le projet « Les 80 ans de ma mère ».

Les 80 ans de ma mère

« Les 80 ans de ma mère, ça s’appelle comme ça parce que ma mère avait 80 ans à ce moment- là. Je la voyais vieillir. Elle est ukrainienne, elle n’est pas très intégrée dans le village. Mes parents ne sont pas d’ici, ils étaient prolos, ma mère ne parle pas encore bien français. Avec elle, on se parlait toujours en ukrainien. Je lui ai proposé d’organiser la projection d’un film ukrainien dans sa véranda pour les voisins, mais pour elle c’était ridicule. » Jean Bojko

L’objectif du projet « Les 80 ans de ma mère » était de s’intéresser aux personnes âgées en tant que « richesse » ou « ressources » du territoire, de les prendre en compte comme un attribut et non un handicap. Le déclenchement du projet est lié à une combinaison d’éléments. Tout d’abord la démarche du Théâtre Éprouvette (transformer les regards et les perceptions sur des questions de société, en créant des mises en scène dans l’espace social), puis, l’histoire et l’engagement de Jean Bojko (un regard sur sa mère) et enfin, l’identification d’un attribut du territoire de la Nièvre (la présence de nombreuses personnes âgées) à partir duquel il est possible de travailler. Pour Jean Bojko, il s’agit de « donner une autre image de la vieillesse, remettre en avant l’imaginaire, la créativité, se projeter dans l’avenir, s’exprimer ».

Le projet a démarré par la mise en place d’un « service d’artiste à domicile », dont l’idée est d’inviter des artistes à passer un temps chez des personnes âgées, pour créer « quelque chose » avec elles. Il s’est poursuivi par la réalisation de portraits photos « décalés » des personnes âgées (toujours dans l’idée d’un travail sur l’image de la vieillesse), qui ont été valorisés via des cartes postales largement distribuées, et des expositions diffusées lors de nombreux évènements. Ensuite, une proposition a été faite aux familles de réaliser des films sur la vieillesse en filmant un membre âgé de leur propre famille. Enfin, de nombreuses actions dérivées ont été organisées avec différents publics, en particulier des élèves (par exemple des interventions des personnes âgées dans les classes). Au départ, le Théâtre Eprouvette lance un appel, d’une part à des artistes (au niveau régional, national et international) et d’autre part à des personnes âgées (au niveau local) pour participer au projet. Une vingtaine d’artistes sont sélectionnés et une vingtaine de personnes âgées sont volontaires. Pour « recruter » les personnes âgées, le Théâtre Éprouvette a mis des affichettes dans les communes, les clubs de personnes âgées, les maisons de retraite et à activer les réseaux locaux (professionnels et amicaux). Pour créer la rencontre, Jean Bojko organise un « voyage », en bus, à la découverte du palais du Facteur Cheval dans la Drôme, « une œuvre d’inspiration populaire ». Artistes et personnes âgées se côtoient et s’apprivoisent pendant 2 jours, durant la visite, les repas, les fêtes. Une fanfare de jazz suit le convoi.

Le point de vue de l’artiste

Une des artistes qui a participé au projet, Anne Devillele, vit dans la Nièvre, elle est plasticienne. Suite à l’appel du Théâtre Éprouvette, elle a fait une proposition qui a été sélectionnée. Le projet démarre par le voyage en autobus, au cours duquel Anne Devillele rencontre Marie et Saturnine, les deux personnes avec qui elle va « travailler ». Elle prend des rendez-vous réguliers chez les deux femmes pendant une petite année : une après-midi par semaine, deux heures chez l’une, deux heures chez l’autre. Le cadre donné par le Théâtre Éprouvette est « la rencontre », un nombre d’heures minimum et la possibilité d’organiser une restitution à la fin.

« On discutait et on bricolait des trucs. Avec Marie, on a travaillé à partir de son vélo parce qu’elle a eu un vélo quand elle a eu son certificat d’étude, son seul et unique, qu’elle avait encore. On l’a ressorti et on l’a remis au goût du jour. J’avais fait des pneus en tissus, à fleurs, on a fait une installation dans son arrière-cuisine. Avec Saturnine c’était clairement un travail collectif, avec Marie moins. Elle disait ‘je sais pas’, mais elle était très bavarde donc on parlait beaucoup, on mangeait des gâteaux. Saturnine était timide, discrète mais il faut voir ce qu’elle a amené sur la table, c’était très intéressant et ça a fondamentalement changé mon travail. Le plus intéressant ce n’est pas d’avoir fabriqué des choses, c’est vraiment l’échange humain ».

Anne Devillele parle des liens d’affection qui la liaient à Marie et Saturnine, des récits de leurs vies qu’elles lui ont confiée, de la fierté de Marie que l’on parle de son vélo et donc d’elle. Elle raconte la confiance mutuelle qui s’est installée malgré une certain forme d’incompréhension pour son travail artistique. À propos de ce qui a été produit, elle explique qu’elle n’avait pas d’objectifs artistiques. « Je savais que ce serait bricolé à deux, éphémère. La valeur de ce projet, ce n’est pas l’objet artistique, c’est la relation, que j’ai privilégiée. Il n’y avait pas de pression, je n’avais pas à être déçue ou satisfaite ». À propos de la place donnée à la création artistique dans les projets du Théâtre Eprouvette, elle rejoint la vision de Jean Bojko sur l’importance de la rencontre et de la confrontation avec « les gens ». Elle explique néanmoins que, en tant qu’artiste, elle ne peut pas être que dans le lien social. L’objectif du Théâtre Éprouvette c’est la rencontre et le lien social et pour elle, « ça manque d’artistique ».

Le point de vue « du metteur en scène »

L’objectif du Théâtre Éprouvette est de travailler sur les rapports entre art et société. Jean Bojko va jusqu’à dire que « si l’art est présent dans la société et dans le quotidien, il n’y a plus besoin d‘artistes ». Souvent les objets produits dans le cadre de la compagnie sont d’ailleurs plutôt éphémères. Par contre, elle produit des traces nombreuses de ce qui a été fait (CD de chansons avec les personnes âgées, livres, cartes postales etc…).

Dans le cas des « 80 ans de ma mère », les artistes ont passé du temps chez les personnes âgées, ce qui peut s’apparenter à une « résidence ». Néanmoins la relation est différente. Jean Bojko illustre ce propos avec la relation qu’Anne Devillele a noué avec Saturnine : elle est allée à son enterrement et, lors du discours au cimetière, le Théâtre Éprouvette a été mentionné. D’autre part, les artistes et les personnes âgées continuent de s’appeler de temps en temps, c’est cette chose là qui est importante et qui diffère : la tentative d’une rencontre aussi marquante pour l’artiste que pour la personne qui a rencontré l’artiste. Jean Bojko défend le fait de prendre en considération la rencontre humaine avant la technique, il s’intéresse à la capacité des artistes à travailler avec les gens et à la convivialité : « Il faut toujours boire un coup, avoir envie d’être ensemble, travailler sur des choses qui font qu’humainement on s’accepte, on s’écoute. L’intérêt c’est l’échange, c’est ce qui amène le respect ».

Le Théâtre Éprouvette expérimente, explore sa capacité à inventer des formes inhabituelles en visant la mise en relation durable qu’elles peuvent engendrer. Les projets ont tendance à mettre plus avant les participants, comme les personnes âgées, que les artistes, ce qui peut se révéler déstabilisant pour ces derniers.

Le point de vue des participantes

Denise Ebel et Raymonde Blanchot sont deux personnes âgées qui ont participé à l’aventure des « 80 ans de ma mère ». Elles participent également à d’autres activités proposées par le Théâtre Eprouvette, notamment les ateliers de théâtre et « le laboratoire multimédias pour personnes âgées » qui est un prolongement du projet.

Denise Ebel vit à Moraches, une petite commune proche de Corbigny. Elle vit seule depuis longtemps, à 4 enfants qui ne vivent pas dans la région. Elle était cultivatrice, avec son mari. Elle raconte comment elle a rencontré le Théâtre Éprouvette.

« Jean a fait des pubs, il les a fait distribuer dans toute la Nièvre. Moi, curieuse comme je suis, j’ai appelé à Corbigny le lendemain, j’étais sûrement une des premières à m’inscrire. J’étais au club de Moraches, c’était le 22 octobre 2003. Ce jour-là j’avais 80 ans et ça s’appelait « les 80 ans de ma mère », je vais m’en rappeler longtemps. Après on a eu quelques correspondances et en janvier, Sylvie a fait les 16 photos, moi avec la robe rouge, je l’ai en grand dans le couloir ».

Elle a accueilli un photographe chez elle dans le cadre du « service d’artiste à domicile ». «Au lieu d’aide ménagère c’étaient des aides artistiques! moi je suis tombée sur un photographe, Sergio, il est venu pendant 3 mois, une partie du printemps. Quand il était là je sais plus ce qu’on faisait, il prenait des photos. Je l’ai fait enrager bien des fois. Ah ça c’est un photographe, c’est pas de la gnognotte, je me rends compte que c’est vraiment de la belle photo, c’est un métier ».

Suite aux « 80 ans de ma mère », Denise Ebel a fait de multiples rencontres via le Théâtre Éprouvette. Elle a été filmée pour un documentaire sur la vieillesse pour Arte, fait de la figuration dans un long métrage de Patrice Leconte. Elle reçoit régulièrement des gens qui s’intéressent à la compagnie et entretient des correspondances avec eux, parfois pendant un temps assez long. Durant l’année, elle participe au « laboratoire multimédias pour personnes âgées », un atelier de création, qui a un lieu le lundi matin à l’abbaye de Corbigny, tous les quinze jours. Elle est également sollicitée pour se rendre dans des établissements scolaires pour rencontrer des lycéens, des collégiens : « on a été invité pour montrer ce qu’on fait…, enfin pour montrer comment qu’on est ». Pour Denise Ebel, « avec Jean, il y a tellement de rencontres que ça change la vie, autrement jamais j’aurais eu cette idée-là ».

Raymonde Blanchot a 86 ans, elle vit avec son fils dans une petite commune proche de Corbigny. Elle connaît Jean Bojko depuis longtemps et fait du théâtre depuis 25 ans. Elle suit les ateliers de théâtre à l’abbaye tous les mardis soirs et apprécie le théâtre pour le mélange des âges qui n’existe pas ailleurs. « À 86 ans, vous passez dans la rue mais on ne vous voit pas, pas plus qu’on verrait une chaise ou un meuble. C’est important d’être vue, pas par prétention mais pour exister ». Raymonde Blanchot a participé à différentes étapes du processus des « 80 ans de ma mère » et en garde un fort souvenir.

« Sylvie a fait des photos. La mienne, il y a des gens qui l’ont aimé et d’autres qui l’ont fort détestée. Ma dernière petite fille Louise, avec mon dernier fils, ont fait un film sur moi où l’on parle de théâtre, j’ai bien aimé les voir comme ça. Sinon, avec mon artiste, ça n’a pas très bien été. Elle a voulu faire une robe en papier qui n’avait rien d’extraordinaire. Ça ne m’a pas dérangé mais ça n’a pas beaucoup compté. Le film oui par contre ».

Raymonde Blanchot a également participé aux interventions en milieux scolaires. Elle se déplaçait deux fois par semaine dans une classe pour inventer et raconter des hisoitres, faire des gâteaux, planter des fleurs…

Prolongements

Participer à d’autres réseaux

Si le but du Théâtre Éprouvette n’est pas de régler les problèmes sociaux des personnes âgées, Jean Bojko observe l’effet du projet sur ceux qui y participent.

« Au départ on ne sait pas trop ce qu’on va apporter. Je crois que ça fonctionne au niveau symbolique, comme des oeuvres. Les personnes se sentent mieux, elles développent une image valorisante d’elles-même. Et puis on donne une représentation du territoire qui reste artistique mais beaucoup plus proche des gens que l’objet artistique traditionnel. J’aime confondre l’artistique et le quotidien ».

Au-delà des répercussions individuelles d’un tel projet, le Théâtre Éprouvette défend une vision différente de la vieillesse, il ré-interroge les perceptions.

« Quand on a fait les photos, les gens disaient que c’était ridicule, que l’image qu’on donnait de la vieillesse c’étaient des trucs de gamins. Ils disaient ‘les vieux c‘est pas ça, c’est le sérieux’. Les personnes âgées, comme les pauvres par exemple, intègrent l’image de ce qu’ils doivent être et que leur renvoie la société, mais on n’est pas obligé de leur proposer des activités pour personnes âgées. C’est une sale habitude dans la société. On n’est pas obligé de s’habiller en gris quand on est vieux ». Jean Bojko

Il ré-interroge également, par l’art, les pratiques professionnelles liées à la vieillesse. Les milieux professionnels de la vieillesse se sont intéressés aux « 80 ans de ma mère » et au Théâtre Eprouvette. Pour Jean Bojko, « ces milieux-là commencent à s’approprier les choses. Et le grand plaisir, pour nous, c’est l’appropriation par d’autres! ». Il intervient désormais dans de nombreux endroits, colloques, rencontres professionnelles pour témoigner.

« Je ne dis jamais ce qu’il faut faire, je dis ‘regardez ce qu’on a fait’. Nommer les choses autrement c’est la première chose. Par exemple, on monte un laboratoire multimédias pour personnes âgées, pas un club de troisième âge. La question du langage est très importante. Les professionnels de la santé, ça les intéresse. ». Jean Bojko

Le Théâtre Éprouvette déclenche l’intérêt des réseaux professionnels. Il est invité au congrès national de la gériatrie à Paris, à la cité des sciences sur les approches non médicamenteuses de la maladie d’alzeimer, à l’université de Bordeaux en Master d’aide à la personne, dans des CCAS, mais aussi dans le réseau culturel. Pour Jean Bojko, « c’est intéressant de voir comment en faisant du théâtre tu peux intervenir dans un lieu hyper spécialisé, où il n’y a que des médecins… voir comment le poète arrive à prendre la parole dans un réseau qui n’est pas le réseau des poètes, de l’entre soi ».

Quelle ressource pour le territoire ?

Le projet des « 80 ans de ma mère » a eu des prolongements multiples, au-delà du Morvan et de la Nièvre, notamment en lien avec la thématique qui est la sienne, à savoir, la vieillesse. Il en a eu aussi sur le territoire qu’il habite. Ces prolongements semblent découler logiquement de la démarche du Théâtre Éprouvette et de la manière dont elle est pensée. Ils nous permettent de nous interroger sur la manière dont la compagnie constitue une ressource pour le territoire Nièvre-Morvan.

Les premiers prolongements du projet s’inscrivent dans ce que la compagnie a appelé « les actions dérivées ». Elles peuvent être déclenchées par le Théâtre Éprouvette ou par d’autres structures, interpellées par les projets. Par exemple, des écoles les contactent pour organiser des rencontres avec des personnes âgées, organiser des séances photos décalées pour poser la question de ce qu’on peut inventer ensemble, de comment on peut se présenter les uns aux autres etc… D’une manière générale le Théâtre Eprouvette ne reproduit jamais les mêmes projets mais il crée toujours des suites. Le prolongement du projet des « 80 ans de ma mère » est également lié à une manière particulière de valoriser le territoire. Jean Bojko pose la question : « Les personnes âgées peuvent-elles valoriser un territoire? oui. Nous avec nos expos photos, les médias qui viennent, le festival de cinéma autour de la vieillesse…». Il explique également que la présence des artistes crée l’évènement. D’une manière générale, les gens s’intéressent plus aux évènements qu’à l’ordinaire et pour lui, les artistes servent aussi à ça. Le Théâtre Éprouvette à l’habitude de laisser des traces de ses actions, qui témoignent des projets réalisés et surtout des processus traversés. Mais, selon Jean Bojko, « quand le président du Conseil Général de la Nièvre dit ‘ça nous inspire dans notre manière de voir’, c’est ça les traces importantes, celles qui peuvent déclencher des petites modifications. On change le monde mais de façon douce ».

Patrice Joly, le Président du Conseil Général a rencontré Jean Bojko en 1989 à l’occasion de la co-organisation d’une création contemporaine pour le bicentenaire de la Révolution française dans la commune d’Ouroux-en-Morvan. Il a également participé, en tant que maire de cette commune, au projet « 32+32 = 2000 et même plus ». Il a par la suite continué à s’inspirer du travail de la compagnie.

« On a fait des choses dans sa philosophie, sans que Jean Bojko intervienne. On s’inspire de leurs interrogations, de ce qu’est l’état de la société locale à un moment donné, la manière dont on vit et dont on sent les choses, le rapport de l’art et de la société. C’est une approche décalée, c’est un regard renouvelé sur les choses. Par exemple, pourquoi les petites communes ne pourraient pas être mises à l’honneur ? pourquoi ce qui est petit est négligeable? ça renvoie à un travail sur l’estime de soi, l’estime de son territoire, surtout ici ».

Le projet « Les 80 ans de ma mère » a particulièrement marqué et inspiré l’homme politique et, par lui, la politique du Conseil Général. Dans le cadre de l’élaboration d’un programme d’action publique intitulé « Nièvre 2011, inventons demain », les élus se sont appropriés le regard porté sur la vieillesse par le Théâtre Éprouvette ainsi que son approche du troisième âge. «Nièvre 2011» est une démarche stratégique et participative de développement durable. Elle a un enjeu prospectif et vise à construire une vision partagée de la Nièvre, à engager une dynamique collective pour penser l’avenir du territoire et à construire un modèle de développement durable dans tous les champs d’activités. Un des axes de travail du programme concerne les personnes âgées, il a été intitulé « revendiquer nos aînés ».

« Les 80 ans de ma mère, ça nous a aidé à regarder le troisième âge d’une autre manière, et ça a aussi aidé à ce que les personnes âgées se regardent autrement. Comment on pense l’avenir, comment on ne renvoie pas forcément les personnes âgées au passé, à la mémoire, mais plutôt comment on pense ensemble la société du moment et l’avenir ? ». Patrice Joly

Le Conseil Général invoque la population âgée de la Nièvre comme une caractéristique démographique de son territoire, à prendre en compte comme un attribut – et non un handicap –, et à transformer en ressource. Il souhaite revendiquer cette opportunité, notamment sur le plan économique, sur le plan de l’attractivité et sur le plan du lien social. En effet, d’une part, l’accompagnement des personnes âgées constitue une niche d’emploi à valoriser et, d’autre part, la prise en compte de cette population et la qualité des services proposés peuvent inciter d’autres personnes à s’installer sur le territoire (dont le climat est également très adapté), celui-ci connaissant une variation de population négative selon le dernier recensement.

« Aujourd’hui, on se dit que notre département a une population âgée et que ce n’est pas un drame. C’est plutôt une opportunité. Peut-on cultiver ça pour participer à répondre à notre problème démographique ? Assumons aussi notre taille et notre population ». Patrice Joly

Ce retournement symbolique est inspiré du travail du Théâtre Éprouvette. La compagnie fait basculer les perceptions et laisse son approche s’inscrire sur le territoire, à des endroits parfois surprenants.

D’une certaine manière, le Théâtre Éprouvette incite tout un chacun, et notamment certains élus, à regarder le territoire autrement. Lors de la création en 2004 d’une nouvelle communauté de communes, les élus devaient lui trouver un nom. La présence des trois plus grands lacs du territoire les amène naturellement à s’orienter vers la « Communauté de communes des lacs du Morvan », mais, dans la mesure où il existe d’autres lacs dans le Morvan, cela posait problème. D’un autre côté la « communauté de commune des Grands lacs du Morvan » sous-entendait une promesse, une « grandeur », voir une surestimation qui pouvait faire peur et provoquer des « sourires en coin ». Là encore l’approche « Théâtre Éprouvette » a fonctionné, dans le regard décalé qu’elle propose, la possibilité de faire de quelque chose de petit quelque chose d’important, de savoir prendre en compte des caractéristiques pour les transformer en ressources valorisées. Pour Patrice Joly, « comme on est toujours un peu dans l’auto-dévalorisation on n’aurait pas choisit ce nom là, mais heureusement on l’a fait et on a été labellisé pôle d’excellence rural. On doit regarder ce que l’on est et se dire qu’on vaut les autres, pas plus, mais on les vaut ».

Pour postuler la « réussite » du Théâtre Éprouvette, le Président du Conseil Général insiste sur son ancrage local et sur la valorisation du processus, au détriment du « résultat ».

« Ce ne sont pas des coups. Il trouve des relais, des gens qui cautionnent. Il y a une proximité humaine qui arrive à être créée. Jean Bojko apporte ça, il porte un discours, une présence, un relationnel, qui peut être repris par les autres. Les formes, les temps de convivialité sont importants. On ne vient pas au spectacle ou voir une expo, on ne vient pas voir un produit finit, on participe à la construction. La participation aux différentes étapes de la création, c’est ce qui donne le sens global. Le sens est aussi important que la réalisation finale, le processus est primordial ».

Avec le temps, le Théâtre Éprouvette a acquis une certaine reconnaissance, pour sa manière de bousculer les schémas traditionnels mais aussi pour sa faculté à enrichir, de manière multidimensionnelle, un territoire et sa population. Le travail de la compagnie a des effets à deux échelles : au niveau local, mais aussi à l’échelle nationale par la large médiatisation de ses actions. Il participe au décloisonnement du territoire du Nivernais Morvan.

« Au niveau d’un territoire c’est la même chose que dans la relation entre l’artiste et la personne âgée : comment tu prends l’autre en compte dans sa réalité, pour ensuite lui proposer quelque chose ? ». Jean Bojko