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20 janvier 2017

Représentations du travail dans l’art contemporain : de l’exaltation à l’invisibilité par Pierre Maréchal

Article paru dans la revue METIS le 8 Août 2016

Représentations du travail dans l’art contemporain : de l’exaltation à l’invisibilité

par Pierre Maréchal

On ne peut que souscrire au jugement de Barbara Polla qui dit « être frappée par l’invisibilité du travail dans l’art vivant ». Mais invisibilité n’est pas absence : le thème du travail affleure toujours dans quelques œuvres rencontrées au fil des expositions. Le traitement de ce thème par quelques artistes est le reflet de chaque époque, il témoigne des rapports du travail à la société. Retour sur un article de Pierre Maréchal paru en janvier 2015.

La représentation du travail dans les arts plastiques a évolué au cours du temps. On peut citer quelques éléments dans un bref rappel (forcément très sommaire et partiel).

Jusqu’à la deuxième moitié du XIXème siècle, la figure du travailleur ou de la travailleuse s’est progressivement imposée d’abord comme figure humaniste par opposition aux figures religieuses à la Renaissance ( cf. la peinture flamande et l’exemple du Prêteur et sa femme de Quentin Metsys en 1514 ). Puis la représentation du travail s’est faite souvent avec une intention moralisatrice dans des scènes de genre: on va exalter le labeur paysan soumis au rythme des jours et des saisons ( exemple des Glaneuses de Jean François Millet en 1857). Un moraliste écrit au milieu du 19éme siècle: « les paysans savent… que le travail purifie la matière, sanctifie la pensée, est une prière active que l’homme industrieux adresse sans cesse au créateur. »

L’artisan, le paysan sont des sujets récurrents. Ce sont des figures du peuple que l’on veut mettre en scène car ils représentent la nation.

Par contre, les types de travailleur engendrés par l’essor urbain et industriel sont plus rarement évoqués ( par exemple, Les raboteurs de parquet de G Caillebotte en 1875 , Les meuleurs de Frédéric-Joseph Gueldry en 1888, Les repasseuses de Degas en 1885 ).

Fernand Léger, Les Constructeurs 1950 – Musée National Fernand Léger

Au cœur de la crise sociale de la fin du XIXème siècle, certains artistes épousèrent la cause anarchiste en promouvant, par exemple, le type du démolisseur, de l’incendiaire, du saboteur ou du gréviste (Signac, Pissaro, Adler…). Le ton est à la contestation de l’ordre bourgeois.

Mais ces œuvres sont rares, sans doute faute d’acheteurs. Les artistes « sociaux » contribuèrent à l’œuvre de dénonciation essentiellement par le dessin et la caricature dans des publications militantes (Adler, Naudin,Van Dongen, Delanoy..).

Avec l’espoir du socialisme et du progrès comme horizon, l’ouvrier, le travail ouvrier deviennent des icônes. Fernand Léger en fut un peintre emblématique. Le réalisme socialiste en a fait son sujet de prédilection évidemment.

À l’opposé, Marcel Duchamp prônait le refus du travail[2] : « John Cage se vante d’avoir introduit le silence dans la musique, moi je me targuais d’avoir célébré la paresse dans l’art ». Marcel Duchamp, dont le « ready-made » peut être considéré comme une technique paresseuse, prétendait ainsi pratiquer un refus obstiné du travail, qu’il s’agisse du travail salarié ou du travail artistique. Le ready-made est ainsi. Il renoncera d’ailleurs à la peinture, du moins officiellement, pour se consacrer aux jeux d’échecs .

Avec l’abstraction , le thème du travail disparaît. Il revient un peu mais le plus souvent pour célébrer le travail de l’artiste lui-même. Par ailleurs il est traité essentiellement par le 7éme art. Hormis le cinéma qui, depuis les Temps Modernes de Charlie Chaplin, a continuer à évoquer le monde du travail, peut-on aujourd’hui représenter cet univers en crise et ses acteurs dans les arts plastiques ?

Deux exemples très différents suggèrent que ce thème affleure dans certaines œuvres.

1er Exemple : Pilvi Takala dans la Biennale d’Art Contemporain des Ateliers de Rennes (septembre- novembre 2014)

Si Marcel Duchamp a été cité, c’est précisément parce que ses propos résonnent fortement avec le projet curatorial de Zoé Gray, commissaire de cette exposition . Elle présente ainsi sa démarche : « Pour les Ateliers de Rennes, je poursuis cette réflexion [sur les interrelations entre l’entreprise et l’art… sur la valeur accordée aux différentes sortes de travail], ce fil conducteur de ma recherche, mais j’essaie d’apporter en contrepoids à la glorification ambiante du travail (comme réalisation ultime de soi) des notions comme le jeu, la paresse, l’indolence, le repos, situés à l’opposé de la productivité ».

Quand on parcoure les œuvres proposées, peu parlent du travail. Cela confirmerait le propos liminaire . Mais on y trouve une œuvre très intéressante, celle de Pilvi Takala.

Pilvi Takala est une jeune artiste-vidéaste finlandaise . Elle élabore des œuvres vidéos qui interrogent le réel à travers des procédés simples et absurdes. Elle examine dans son travail artistique comment notre comportement est influencé par toutes sortes de règles non-écrites.

Par des actes anodins qu’elle pose ( et qu’elle filme) , elle fait émerger un regard critique sur la fragilité et l’absurdité de notre ordre social.

L’œuvre présentée est Real Snow White (2009).

L’argument est simple : Pilvi Takala déguisée en Blanche Neige est arrêtée par la sécurité à l’entrée de Disneyland Paris sous prétexte qu’elle n’est pas la « vraie blanche neige ».

On la voit prendre le RER , se mêler à la foule qui l’identifie comme un personnage de l’univers enchanté et les enfants lui demandent des autographes qu’elle donne bien volontiers. Un agent de sécurité intervient lui indiquant qu’elle ne peut entrer car on risque de la prendre pour la vraie Blanche Neige, et qu’elle risque de faire des choses incorrectes que de vraies Blanches Neiges ne feraient pas …

Pilvi Takala, Snow white – Source : Les ateliers de Rennes

Au-delà de la situation absurde créée par la question de qui est une vraie Blanche Neige, on lit en filigrane la question du travail chez Disneyland. Pilvi Takala fait exactement la même chose que ses doubles : elle déambule au milieu de la foule et signe des autographes, habillée de la même manière. La première question que lui pose le vigile : est-ce que vous travaillez ici ? Il y a un doute, un trouble suscité par le fait que les vraies sont à l’intérieur, pas à l’extérieur.

Il y a celles qui font le vrai travail, qui sont les vraies ( dit-il) dont on est sûr qu’elles feront bien : elles sont parfaites, elles sont rendues conformes par le lien de subordination.

La question : est-ce que vous travaillez ici ne se reporte pas au contenu du travail. En réalité la question posée est : êtes-vous salariée, c’est à dire subordonnée.

Il y a le travail légal et le travail illégal, légitime ou illégitime. C’est la société qui construit ce mur entre deux situations de travail identique.

Par le truchement de la video Pilvi Takala rend ainsi visible ce qui est invisible: c’est une définition du travail de l’artiste.

2ème exemple : Jeff Koons (l’artiste-businessman investit le Centre Pompidou, comme un article des Echos titre joliment)

Avec Jeff Koons, au contraire, tout est visible. Comme Philipe Dagen l’écrit : « à qui veut savoir à quoi ressemble la société post-industrielle, son obsession du progrès et de la perfection technologique, sa boulimie de consommation, ses divertissements idiots genre Disney, ses fantasmes sexuels d’une triste banalité, il suffit de se référer à lui ». (Le Monde du 27 novembre)

Chez lui tout est lisse. « Mon travail » dit Jeff Koons « est contre la critique. Il combat la nécessité d’une fonction critique de l’art et cherche à abolir le jugement , afin que l’on puisse regarder le monde et l’accepter dans sa totalité. Il s’agit de l’accepter pour ce qu’il est . Si on fait cela, on efface toute forme de ségrégation et de création de hiérarchie.. » ( cité dans l’Itinérant du 1er décembre 2014 ).

Jeff Koons, « Split-Rocker, » 2000. Installation view at Château de Versailles, France, 2008. Production still from the « Art in the Twenty-First Century » Season 5 episode, « Fantasy, » 2009. –  © Art21, Inc. 2009. art21.org

Citons encore Philippe Dagen : « Il ressemble à un businessman ? Normal, puisqu’ils sont les maîtres du monde. Il se montre un patron exigeant, obsédé de perfection technique et professionnel de la communication ? Normal, ce sont les qualités requises par l’époque. Ses œuvres sont des produits parfaitement finis, issues de collaborations nombreuses et d’investissements lourds ? Normal, c’est son côté Steve Jobs ou Bill Gates, les héros d’aujourd’hui et ses exacts contemporains ».

Alors quelle représentation du travail donne l’œuvre de Jeff Koons ?

Son œuvre s’adresse à tous les manipulateurs de symboles de la nouvelle économie (entrepreneurs de start-up du numérique, financiers, stars de l’audiovisuel,…) qui, par leur travail, leurs audaces, leurs intuitions, leur énergie bâtissent des fortunes brillantes.

Mais représenter un tel travail par une œuvre est une gageure.

Sauf si le discours sur l’œuvre devient partie intégrante de l’œuvre visible (qui n’en est plus que le support) et que ce discours suscite des émotions auprès de ces manipulateurs de symbole, émotions assimilées à des valeurs esthétiques.

C’est précisément là que réside le génie de Jeff Koons : il sublime le travail des héros d’aujourd’hui par des œuvres lisses.

Ceci a bien été résumé par un ex-banquier (cité par les Echos du 25 novembre) :

« Jusqu’aux années 1980, la création d’argent par les banques était liée à l’activité économique, et la valeur d’une oeuvre à ses qualités de forme et de fond, à son caractère innovant. En vingt ans, la monnaie comme l’art ont eu tendance à perdre leurs liens avec une réalité. Tout comme le fondement de la création monétaire n’est plus le crédit aux acteurs économiques, mais les transactions en vase clos qui s’alimentent elles-mêmes sur les marchés financiers, le discours sur l’œuvre est devenu l’essentiel de l’œuvre ».

Références

  • In Working men – Art contemporain et travail- Paul Ardenne , Barbara Polla – Ed; Luc Pire – 2009
  • Maurizio Lazzarato – Marcel Duchamp et le refus du travail – Ed Les Prairies Ordinaires 2014

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Pourquoi Metis ? C’est une référence à la déesse grecque, première épouse de Zeus qui « originaire du fond des mers, de ces lieux de l’incertitude glauque où la lumière ne pénètre jamais, détient l’aptitude de prévoir au-delà de ce que l’on sait déjà » (J.P.Vernant). Une prévisionniste exceptionnelle à laquelle les Grecs avaient simultanément attribué d’être la déesse de la prudence.