Qu’est-ce que la médiation culturelle ?
S’agissant, dans le cadre d’un lexique, de produire un savoir de référence exploitable par les non professionnels, je me suis basé dans ma notice sur la critique d’art sur des connaissances maîtrisées et référencées en histoire. Concernant le sujet qui m’occupe à présent, je me baserai à nouveau sur des connaissances historiques et en sémiologie, mais également sur un savoir pragmatique, issu d’un vécu : stages au sein d’un centre d’art et d’un fonds régional d’art contemporain, fréquentation assidue d’établissements de ce type, ainsi que de musées et de galeries d’art contemporain. Dans ce sens, j’essaierai à la fois : de faire preuve du plus grand pragmatisme (demeurer au plus près de la réalité actuelle de la médiation dans le domaine de l’art contemporain afin d’envisager son avenir) ; d’adopter une méthode inductive (partir de l’activité de l’artiste et de l’œuvre d’art pour induire les conditions possibles de sa réception, considérer la nécessité d‘une médiation et les formes que peut prendre cette dernière) plutôt que déductive (partir d’une idée de la médiation comme nécessaire et acquise pour en déduire les développements futurs).
Mise en perspective historique : la médiation culturelle, une idée récente
Il paraît naturel aujourd’hui d’affirmer que l’art doit être accessible à tous. Il n’en a pas toujours été ainsi. Un bon exemple est celui des cultes à Mystères du monde gréco-romain. Il s’agissait de rituels initiatiques ayant pour but de rapprocher des individus choisis de certaines divinités (cultes dionysiaques, jupitériens, apolloniens etc.) De ce fait, seul l’initié (appelé «myste») pouvait voir les fresques, statues, bas reliefs participant à l’ambiance de l’accomplissement du rite. L’ethnologie nous fournirait de multiples exemples de cultures pratiquant des rites exclusifs (exclusion des enfants, des hommes ou des femmes), désignant certains lieux de commémoration et de culte comme tabous pour certaines catégories du groupe concerné. Ainsi l’œuvre d’art, dans son usage cultuel, n’était pas destinée à tous. Avec la disparition de l’usage strictement cultuel de l’œuvre d’art et la considération de sa dimension poétique, heuristique, critique, on considère aujourd’hui que l’œuvre d’art, et donc indirectement l’artiste, a vocation à enrichir, à enseigner, à transmettre de la pensée et donc du savoir au plus grand nombre. Ici entre en jeu la question de l’intentionnalité : alors que, comme je l’ai dit à propos de la critique d’art, l’œuvre d’art renaissante devait en premier lieu satisfaire aux exigences de son commanditaire et ne relevait de ce fait que partiellement d’une intention de l’artiste, l’artiste moderne puis contemporain ont intégrés la réception comme critère de la création-même. Cela est d’autant plus vrai à une époque où le destin de l’artiste et de son œuvre est tributaire d’une économie et de médias de masse globalisés : celui qui créé doit donc trouver une juste mesure entre son intention propre et l’horizon d’attente d’un public ou d’une clientèle.
Pourquoi la médiation ?
Si l’on prend pour modèle le langage parlé, toute émission intentionnelle de signes (dont les sons articulés de la langue sont le médium ou le média) par un destinateur présuppose la présence d’un destinataire. Selon sa nature et d’après le schéma proposé par Roman Jakobson, le message sera désigné comme phatique s’il a pour simple fonction la mise en contact ; poétique si son sujet est l’idée même de message ; métalinguistique si son sujet est le langage lui-même ; contextuel s’il fait référence au contexte de l’échange ; expressif si son sujet est le destinateur lui-même ; conatif si son sujet est le destinataire lui-même. Si l’artiste a effectivement l’intention de faire acte de communication, il doit introduire dans l’œuvre des signes (on peut dire que les signes sont la matière-même de l’œuvre) susceptibles d’être interprétés sur l’un de ces modes (il est cependant rare qu’une œuvre d’art soit univoque, la pluralité des significations étant en ce qui la concerne, selon l‘idée d‘«œuvre ouverte»du sémioticien Umberto Eco, définitoire). Parmi le public qui reçoit l’œuvre, il se peut que des individus ne soient pas intellectuellement outillés, insuffisamment cultivés, handicapés par une privation sensorielle (cécité et surdité, principalement) ou une déficience mentale pour être à même de tirer tout le bénéfice de ce que l’on souhaite transmettre. Le médiateur, selon sa spécialisation, trouve sa légitimité s’il est en mesure de pallier aux «manques» de certains publics, et de faire ainsi œuvre d’accompagnant, de pédagogue. Il peut également être en position d’interprète si l’artiste fait usage de références savantes, ou propres à sa culture, à ses coutumes et à ses traditions (le cas se présente de plus en plus avec l’apparition d’un art contemporain issu de pays émergents). De ce fait, le médiateur est toujours, dans le travail préparatoire qu’il doit mener par devers lui, en situation de ce que la pédagogie contemporaine nomme un apprenant, et doit pour cela faire preuve de suffisamment d’ouverture d’esprit et d’une capacité satisfaisante à acquérir des connaissances. De manière marginale, il doit être en capacité d’indiquer où se trouvent par exemple les lieux d’aisance (il se fait alors guide), de veiller à la sécurité des œuvres et des personnes (il est alors gardien). Mon expérience, qui n’en est qu’une parmi d’autres, m’a appris que le savoir fourni par les médiateurs, faute d’un travail préparatoire et d’un investissement suffisant, n’était pour ainsi dire jamais à la hauteur de la complexité des œuvres. Intervient ici le problème, que je développe dans le paragraphe suivant, de l’hétérogénéité des publics : quelque soit son origine socio-culturelle et ses handicaps au sens large, le visiteur arrive toujours avec à la fois un acquis et des idées préconçues, voire une hostilité à l’art contemporain, qui fait obstacle au travail que tente de mener le médiateur. Et ce dernier ne peut se donner le temps de déconstruire les a priori, de refaire l’histoire de l’art contemporain qui a fait que l’«art contemporain», rès multiple dans ses formes et ses significations, offre les aspects encore une fois très divers que nous lui connaissons aujourd’hui. Le médiateur peut dans sa tâche être secondé par l’artiste lui-même lors de rencontres, mais aussi des historiens de l’art, des spécialistes de philosophie esthétique, des critiques et théoriciens. Là encore se pose un problème d’ordre socio-culturel : un chômeur titulaire d’un CAP, par exemple, habitant un quartier périphérique, saura-t-il dépasser les a priori qu’il a envers cet «art contemporain» qui pour lui demeure une chose très abstraite, envers ces individus possédant une formation universitaire et le langage, l’ habitus afférent ? N’aura-t-il pas également la crainte de sentir peser sur lui des regards condescendants ? Et n’a-t-il pas, par ailleurs, d’autres priorités ?
Difficultés, limites et avenir de la médiation culturelle
Ainsi quelques problèmes se posent. Nous avons vu que certains publics présentaient des difficultés manifestes dans l’accès à l’art contemporain. Mais s’agissant par exemple d’une visite commentée à destination de visiteurs «normaux» ou supposés tels, quel mode de discours adopter face à un groupe à première vue homogène, mais hétérogène dans sa réalité : diversité d’origine socio-culturelle, de niveau d’éducation, entre autres ? N’y a-t-il pas là un risque de voir se former un mode de discours «standardisé», «passe-partout», qui satisfera plus ou moins le public mais ne sera pas à la mesure de l’œuvre, de sa complexité ? De ce fait, si la présence d’un médiateur peut se justifier, je pense qu‘elle ne doit être qu‘un moment dans une démarche qui ne peut être que personnelle d‘acquisition de connaissances, de réflexion, de développement personnel, en un mot d‘épanouissement. Une démarche que le médiateur doit accompagner en sachant indiquer des lieux-ressources qui, avec le Frac, le centre d’art, doivent former un ensemble : documentations des lieux eux-mêmes, bibliothèques de quartiers, bibliothèques universitaires (qui, on ne le sait que trop peu, sont accessibles à tous), où travaillent d’autres médiateurs (bibliothécaires). La médiation ne peut à mon sens exister que dans un espace désectorisé, où l’usager ne soit pas prisonnier de son «profil socio-culturel», et où il revient aux structures éducatives de le décomplexer face à la culture. Par ailleurs, nous avons vu que dans le cas du langage parlé, de la conversation entre individus, il n’y a généralement pas d’intermédiaire. D’où la question : pourquoi l’artiste ne serait-il pas lui-même son propre médiateur ? De la même façon, pourquoi ne serait-il pas son propre commissaire d’exposition, son propre critique, son propre marchand ? Ne pourrait-on pas imaginer , et cela existe probablement déjà, des regroupements d’artistes investissant des lieux à la fois de travail et d’exposition où ils assumeraient toutes ces fonctions ? Car le fait est que le métier de service (de service public en l’occurrence) qu’est celui de médiateur est un produit de l’expansion du secteur terciaire dans l’après seconde guerre mondiale en France, d’une spécialisation toujours plus grande des compétences, qui elle-même correspond à une spécialisation toujours plus grande des savoirs, soit une forme renouvelée, dans la société post-industrielle, de la division des tâches ? Et de la même façon que le prolétaire, qui n’avait pas à proprement parler de métier, adaptait sa force de travail à une chaîne de production en partie automatisée, n’y a-t-il un risque que le médiateur se conforme à une idée préconçue de son métier, dictée par les nécessités structurelles d’une société entière ?
Ma conclusion sera donc, en trois points : que l’avenir du métier de médiateur dépend largement des politiques locales en matière d’éducation et d’aménagement urbain dans la mesure où, à l’heure actuelle, ces deux domaines restent dans une certaine mesure les facteurs de formes discrètes de ségrégations ; que le rôle de l’artiste dans le processus de médiation doit gagner en importance ; que la compétence de médiateur ne doit pas être l’exclusivité d’un métier, mais que toute personne intervenant en tant que professionnel dans le domaine de la culture et plus particulièrement de l’art contemporain doit être en mesure, suivant les circonstances, d’être médiateur.
Yann Ricordel, novembre 2013