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3 mars 2017

Millionnaires de tous les pays, Queerisez-vous !

Queeriser l’art

Queeriser l’art (1) de Jean Claude-Moineau expose une synthèse des esthétiques contemporaines sous la forme d’un enchaînement de propositions synthétiques. De ce parti pris éditorial découle une mise en page très particulière qu’il n’est pas inutile de signaler aux futurs lecteurs : l’usage excessif des retours à la ligne au sein d’une même phrase a pour mission d’enchâsser chaque pensée dans un cadre visuel (via l’interlignage) — des pensées par ailleurs renvoyées à des avalanches de notes en bas de page. Ce choix de mise en page renforce la notion d’hyperlien ou d’intertexte propre au mode de communication du « Web 2.0 ».

Jean Claude-Moineau se confronte à une notion fort galvaudée qui n’est autre que : l’art.

Traversé par la post-modernité, la globalisation des cultures et la circulation des capitaux, l’art ne fait plus « événement » au regard d’une peopolisation de l’art que l’auteur nomme « art du mainstream », ou que pour ma part j’appelle design pictural, ou encore, design culturel. Depuis 40 ans, ce phénomène de massification a pour effet de niveler toutes les formes de subversion, d’impertinence, d’ironie, de lutte, de révolution, d’effronterie, de cynisme (au sens grec du terme), d’espièglerie (du mot spiel : jeu) et de surprise (qui est aussi une partie consommable du bœuf).

Les jugements de Jean-Claude Moineau sont formels. Il rabat notre regard sur les impostures du critique, sur les coups bien ficelés du curateur, sur les bassesses du marchand, sur les comportements canins de l’artiste.

Son niveau d’exigence devrait servir de référence à tous les artistes qui ont la prétention de faire de l’art… Toutefois, les artistes en ont-ils encore les moyens ? Du moins, avons-nous encore la capacité de suivre des régimes aussi secs et radicaux sans se perdre dans les dédales de la marginalité, exclus du marché, moqués et incompris de la totalité des acteurs de la chaîne économique de l’art contemporain ?

Certes, tout est possible. Tout est possible au même titre qu’une Olympe de Gouge qui produit durant sa courte vie quelques « œuvres mineures » et engage toute son énergie dans la lutte féministe. Et c’est d’ailleurs ce que préconise Jean-Claude Moineau à la fin de son ouvrage en spéculant sur le mouvement Queer, telle une manière de résister au pluralisme de surface du capitalisme sauvage. Toutefois, et à la vue de sa conclusion, lorsqu’il nous y invite, c’est me semble-t-il pour préserver ce qu’il reste d’art.

Citons les dernières phrases :

« […] l’art lui-même ayant à se désœuvrer,

à condition, n’en observe pas moins Agamben lui-même, de ne pas recréer les dispositifs muséaux et les pouvoirs que la destitution de l’œuvre prétendait déposer.

… Aussi bien ne saurait-il être question de faire un concept de ce qui,

l’art étant de toute façon toujours (comme, selon Foucault lui-même, les « savoirs assujettis » eux-mêmes) sans concept,

doit rester infraconceptuel, telle une simple métaphore ou, si l’on préfère, une « métaphore absolue » au sens de Blumenberger (quelque méfiance que l’on n’en puisse pas moins conserver envers toute prétention à l’absolu comme envers les métaphores elles-mêmes),

c’est-à-dire qui ne saurait être résorbée dans la conceptualisation. »

L’art n’est-il qu’une fragile « fleur de bouche », un micro événement qui ne cesse de nous échapper, seul dans un coin et à l’abri de la gueule vorace de la conceptualisation / marchandisation ?

Ainsi, nous pourrions penser « au petit pan de mur jaune » auquel s’accroche un des héros de Marcel Proust dans La Recherche ; ou encore, à l’Odradek décrit dans une nouvelle de Kafka ; ou au concept arbitraire Merz de Kurt Schwitters ; ou bien, à l’énigmatique « Rosebud » prononcé par Orson Welles dans Citizen Kane ; voire à la petite tâche rouge qui équilibre les paysages de Corot. Oui, l’art est certainement « ce qui résiste à une fin » et qui perdure au-delà de la matérialité du récit qu’engendrent les œuvres littéraires, cinématographiques ou plastiques. Dans le cadre d’une « métaphore absolue », ou d’une certaine conception de l’art, je suis en accord avec l’auteur. D’un autre coté, j’aimerais vous faire part d’un autre point de vue.

Conversion de l’art

J’ai dernièrement vu sur le Net une interview de Georgio de Chirico. Le franc-parler des artistes de cette trempe est toujours surprenant et réjouissant. Au cours de l’interview, le journaliste lui demande ce qu’il pense de la critique d’art. Sans hésiter, De Chirico répond que la critique d’art a été inventée pour faire la promotion des mauvaises œuvres !

Une réponse géniale qui, si l’on observe les choses de manière positive, nous invite à poser la question suivante : ne serait-ce pas la littérature (scientifique) tout autant que la critique qui engendre « la métaphore absolue de l’art » pour les œuvres s’apprêtant à tomber dans les oubliettes ? C’est désormais une évidence. Mais pourquoi ? Pourquoi durant le XIXe et le XXe siècle nous sommes passés d’un régime d’œuvres originales et autonomes, voire spontanées et issues de la seule volonté d’auteurs (romantiques) à « une complexité » impliquant un nombre de légitimations ahurissantes que le capitalisme financier exige pour sa survie ?

L’implication et l’intrication des acteurs (experts ou médiateurs) du monde de l’art et du marché de l’art furent exponentiels et parfaitement réglées sur les productions mainstream depuis les années 60. De ce point de vue, il s’est catégoriquement produit une conversion dont nous prenons conscience progressivement.

Comme en parle Moineau, les enjeux se rapportant à la consécration sont toujours efficients ; ils le sont afin de valider les investissements (narcissiques ou financiers) de l’ensemble des acteurs de la Chaîne économique de l’art contemporain.

Embryonnaire au début des Trente Glorieuses, ce mouvement engendra un monstre sous la forme d’un secteur économique à part entière dont l’objectif (participant de l’inconscient collectif) fut de s’approprier l’art.

En conséquence, les artistes sont aujourd’hui ceux qui fabriquent des œuvres, et qui certes, pour les meilleurs, produisent des actes de création, mais ils n’auraient plus le rôle de faiseur dart — excepté peut-être sous la forme dont Moineau le suggère à la fin de son ouvrage, et encore. Ici, on pourrait m’opposer le génial Hegel qui avait déjà perçu la chute du « génie créateur » en signalant que seule la société civile décide de l’avenir des œuvres ; décision renvoyant au degré d’utilité sanitaire et esthétique des œuvres en question. Il reste que les principes de production et de reconnaissance sont aujourd’hui différents et plus pécuniaires, il s’agit de se confondre dès le départ à la chaîne de montage de l’art ; il ne s’agit plus d’absorber et de consacrer les œuvres en vue d’une instrumentalisation a posteriori.

À la vue de ces nouvelles conditions de production, faire de l’art revient désormais aux acteurs qui animent la chaîne de montage de l’art.

Concrètement, je le rappelle, cette chaîne de montage concerne : les premiers pas d’un étudiant en école d’art comme la formation d’un régisseur d’exposition ; la première rédaction d’un article critique payé au lance-pierre ou la thèse d’un sociologue de l’art ; tout autant que les exercices des médiateurs culturels ou les formations publiques aux métiers de la culture ; mais aussi les petits fours des traiteurs ou les extras des serveurs ; mais aussi les spécialistes de l’imprimante numérique comme les techniciens du marbre ; les managers qu’on nomme directeurs de galerie ou les assistants de galerie sous-rémunérés ; les collectionneurs ou les spéculateurs ; les photographes d’exposition ou les journalistes d’art ; les courtiers en or et les agents d’art en argent ; les fonctionnaires du ministère de la Culture autant que les conseillers aux arts-plastiques des régions ; les encadreurs, les transporteurs, les assureurs ; les écoles privées de curating comme les profs d’arts plastiques en collège ; les banquiers spécialisés dans les valeurs refuges ou les mafieux qui blanchissent de l’argent ; les techniciens de surface du Moma, les électriciens du Louvre, les pompiers sympas et les directeurs culturels ; les historiens d’art, les philosophes de l’art, les esthètes (universitaires ou amateurs) ; les vigiles des maisons de vente, les éditeurs d’art absorbés par les maisons de diffusion ;
etc.

Bref, « la métaphore absolue » ne pèse pas bien lourd face au nombre de bouches à nourrir. Et au même titre que le reste des acteurs, les artistes font partie de la chaîne de montage, tels de petits commerçants singeant les airs d’une diva, tels des ouvriers spécialisés s’aspergeant d’un parfum de star.

Aucun objet labellisé art ou art contemporain n’échappe à cette économie qui chaque jour étend ses chaînes de montage dans les contrées les plus lointaines, comme en Chine depuis vingt ans.

Bien que Moineau monte très haut dans le ciel, et observe de la pointe du clocher les grouillements idéologiques et marchands de Notre Sainte Chapelle, il n’en est pas moins un acteur, et comme le reste des acteurs, Jean-Claude participe à la chaîne de montage de l’art. Certes, au sein de cette chaîne beaucoup graissent les rouages de l’art et ont une activité mineure, c’est toutefois l’ensemble de ces actes mineurs qui chauffe et entretient la matrice économique de l’art contemporain.

Ce monstre au mille mamelles a généré un phénomène étrange, une nouveauté hybride justement basée sur le mythe d’une certaine conception de l’art, telle une métaphore absolue ouverte-sur-un-devenir-artiste/auteur. Car si les enjeux financiers sont importants, voire complètement délirants, il apparaît que la distinction sociale, sous la forme d’égos surdimensionnés et de boursouflures narcissiques, est cruciale pour la survie et le taylorisme/toyotisme artistique. Et contre toute attente, quelques profils intéressants, transversaux, Queer et inattendus sortent parfois des moules de cette chaîne de montage.

Pour comprendre la conversion dont il est question, il est nécessaire d’établir une petite chronique historique de l’art.

Petite chronique historique de l’art

Référerons-nous aux cinq points de ruptures postérieures à la seconde guerre mondiale :

De l’artiste au designer

La première se rapporte à des groupes d’artistes, plutôt conceptuels, qui veulent en finir avec la modernité. Nous connaissons les options qui furent proposées : une extension des productions mineures (hype & business) du pop art, parallèlement à la naissance des Cultural studies (2) ; une idée d’art total, performatif et reproductible à l’infini avec Fluxus (l’usage de la performance , de la photographie jetable ou du document, ainsi que les ouvertures qu’offrent les nouveaux médias comme la vidéo et les premières expériences numériques) ; une critique et une fuite du musée menées par les artistes (hippies) du Land Art ; enfin, un retour au texte et au document avec nos artistes conceptuels, américains et protestants.

Bref, de la fin des années 50 à la fin des années 70, nous assistons à la désacralisation de l’art (3) qui, prit dans les mouvements des révolutions culturelles, doit aboutir à une démocratisation de l’art (4).

Du galeriste au marchand

Dans un deuxième temps, et à la fin des années soixante, le second marché devient le terrain de jeu des collectionneurs. Le prix des œuvres contemporaines dans les salles des ventes explosent. Des spéculations financières découlent un encadrement des œuvres sur la base d’une côte d’artiste : une signature désignant une valeur marchande, si possible refuge.

Du début des années 70 aux années 2000, le rôle du premier marché (5) change radicalement, on passe de l’expert invitant les artistes à présenter des œuvres manifestes au renouvellement des stocks d’artistes, si possible jeunes et dynamiques. Le turn-over a désormais lieu tous les cinq ans. Les artistes dont l’esprit d’entreprise s’adapte aux volontés patrimoniales des collectionneurs sont promis à un avenir radieux dont l’horizon est sans limite, les autres sont éjectés de la scène.

Il en est de même pour les galeries réduites au minimum syndical, réduites à faire de « beaux accrochages » de marchandises sur les stands de foire d’art contemporain. La présence des petites et moyennes galeries sur les quelques 200 foires internationales est indispensable pour une survie à court terme… Est-ce la chronique d’une mort annoncée ? Ou plus simplement l’avilissement et l’asservissement des galeristes à la chaîne de montage de l’art ?

Du conservateur au curateur

Le troisième phénomène se rapporte à la libéralisation du monde de l’art, dont l’acte inaugural est incarné par Harald Szeemann (6) à la fin des années 60. Szeemann échange sa blouse de conservateur de musée à Berne contre une veste en tweed de curateur international à Kassel. Ce changement d’état engendre un statut d’auteur indépendant au même titre que celui des artistes. Il provoque ainsi l’extinction des expositions manifestes imaginées, conçues, fabriquées, écrites et présentées par des groupes ou des mouvements d’artistes. L’implosion est totale et hégémonique.

On pouvait d’ailleurs sentir le vent tourner dans les années 50 avec la création des Nouveaux Réalistes dont Pierre Restany (critique d’art) fut le gourou. Même situation pour la Figuration narrative avec le manifeste rédigé par le critique d’art Gérald Gassiot Talabot ; ou dans les années 80 avec la Figuration libre et Bernard Lamarche-Vadel ; puis La Trans-avant-garde italienne avec Achille Bonito Oliva ; et la Bad painting aussi, du pop-street-art nécessairement instrumentalisé par Andy Warhol ; seuls les Nouveaux fauves semblent avoir réussi dans un moment d’égarement à prendre un envol unilatéralement pictural ; puis, les Young british artists, chapeautés par le publicitaire Saatchi ; enfin, dans les années 90, l’ultime Esthétique relationnelle avec Nicolas Bourriaud, résidu d’une esthétique-post-hippie optant justement pour quelques échanges verbaux autour d’une soupe thaï — derniers vestiges d’une certaine conception de l’art. Il aura fallu deux siècles pour qu’une certaine conception romantique de l’art soit enterrée sous une chape de dollars au début des années 80.

Désormais, les O.S. de l’art producteur en Design culturel alimentent la chaîne en digérant l’histoire de l’art (ancien et moderne). Les lumières s’éteignent, l’obscurantisme et la confusion refont surface. La critique et les actes de création se replient au sein des contre-cultures, par définition underground et invisibles.

Du mainstream à l’underground

Le quatrième mouvement est issu de l’expansion de la démocratisation de l’art passant par l’aménagement des territoires, donc par la création de musées (majoritairement publics en Europe ou privés dans le reste du monde), de centres d’art contemporain, de lieux de résidences, etc.— des actions par ailleurs indispensables à la grande marche des auteurs-critiques-directeurs-commissaires-médiateurs-scénographes,…

Parallèlement aux créations institutionnelles, les collectifs d’artistes, les friches culturelles, les artists-run-space font spontanément leurs apparitions entre les années 80 et 90. Entre conciliabules associatifs et revendications anti-art (donc anti-capitalistes), les collectifs reflètent l’enthousiasme de jeunes artistes au titre d’une extension autonome des domaines de la recherche et de la création.

Toutefois, et comme le rappelle Moineau à propos des « gays mainstream », normalisés, aliénés et absorbés par le capitalisme de masse, on peut se demander en 2017 si les friches culturelles (logiquement laboratoires du futur) qui s’achètent la blancheur aseptisée et protestante des musées cliniques, afin d’accueillir les héros post-moderne et triomphants du néo-libéralisme, ne sont pas devenus les techniciens de surface qui époussettent les cravates des élus locaux ?

Partant de réflexions crypto-marxiste-post-foucaldiennes, il reste que ces nouveaux acteurs / artistes / auteurs / autistes semblent destinés à la clandestinité et à la marginalité — ce qui, ma foi, est l’essence même de la culture underground peu ou pas subventionnée ⇒ et subventionnée parce que l’argent appartient à tout le monde, et notamment lorsqu’il s’agit d’acte de création qui ont pour objectif de créer autant d’horizons culturels que de visions du futur, donc no future !

De l’art à la marchandise

Enfin, la crise économique qui débute en 1973 renforce la chaîne de montage de l’art, et notamment les dispositifs permettant la spéculation et la conservation des valeurs art.

En terme de spéculation, l’art est une valeur refuge uniquement si le système permet de conserver le prix d’achat d’une marchandise autant que son augmentation progressive (ou spectaculaire) dans le cadre de ventes mondialisées (Sotheby’s, Christies,etc.).

Bien entendu, au regard des échanges marchands lambda c’est un non sens, du moins si l’on se base sur la circulation des marchandises dont la valeur baisse de 30 à 50 % dès l’achat. Mais c’est aussi une aubaine, puisque « les stocks d’argent déposés en chaque œuvre » permettent une double conservation : à la fois l’œuvre et l’argent !

Rétrospectivement, la crise boursière de la fin des années 80 écorche le système spéculatif de l’art qui n’est pas encore tout à fait consolidé, et provoque quelques pertes en terme d’investissement (en art contemporain).

En revanche, la crise de 2008, qui touche tous les secteurs économiques a pour effet de faire le ménage concernant les petits et moyens investisseurs (ou petites galeries) et conforte la valeur art des œuvres à haut degré spéculatif. En pleine crise mondiale, le marché de l’art international se porte à merveille, il est enfin devenu la banque d’investissement la plus sûre au monde, du simple fait qu’elle fusionne la vertu et le talent (7) (œuvre d’art) à la spéculation et au business (argent) — contrairement, par exemple, à la mauvaise image relayée par les fonds d’investissement : Panama Paper et autres scandales.

En 2017, le marché de l’art international n’a plus rien à craindre, les investissements sont sécurisés, et les enjeux sont tels, que la moindre action artistico-subversive est dévorée en une nano-seconde par les chiens de garde du marché de l’art.

La mondialisation de l’art a réduit l’artiste à un ouvrier spécialisé

La mondialisation de l’art a réduit l’artiste à un ouvrier spécialisé produisant des œuvres mainstream et design servant à stocker de plus ou moins grandes sommes d’argent, mais elle a également pour effet d’étendre une certaine conception de l’art, métaphore absolue ouverte-sur-un-devenir-artiste/auteur. En conséquence, et parallèlement au marché de l’art international, fer de lance du néo-libéralisme, se déploie une « artialisation de la vie » au sein de la chaîne de montage de l’art.

Le moindre geste est sacré et consacré. Tout le monde est un artiste : du milliardaire à la peau scalpée et bronzée au carreleur-plombier-polono-trans-portugais ; et, Tout est art : des dernières trayeuses exposées au salon agricole à la peinture pékinoise et pompier.

Toutefois, néanmoins et cependant, l’engouement spéculatif pour l’art contemporain a des aspects positifs, puisque l’exclusion des artistes qui ne rapportent rien au marché de l’art, ainsi que la démocratisation de l’art, semblent avoir engendré une mutation des pratiques — de l’état d’artiste O.S. pour le marché de l’art, serions-nous passés à celui de « chercheur free lance » pour les universités version Humanities ?

En d’autres termes, le monde de la recherche et de la création est-il séparé du monde de l’art et du marché de l’art ?

Y-a-t-il d’un coté ceux qui produisent ou tentent de repérer des actes de création (réels et tangibles), et ceux qui créent des valeurs refuges sous la forme d’œuvres d’art ?

Cette question tombe effectivement comme une chape de plomb sur la gueule des baigneurs de l’art, entre un artisan post-romantique (de la conception à l’exposition en passant par la fabrication, ceci en vue d’un acte de création) à l’ouvrier spécialisé (auto-entrepreneur employant des migrants / esclaves / étudiants non-déclarés).

La question est toutefois plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’il arrive que le marché expose des actes de création ; il reste que ces actes sont réduits au silence et à l’invisibilité du fait que ce type de concurrence (forcément injuste) réduirait à néant d’autres valeurs art en circulation (sans intérêts) et à haut degré spéculatif.

Pour exemple, la formidable percée des investisseurs Chinois qui ont très vite compris l’intérêt de mêler l’art à l’argent, ceci en vue de soutenir l’effort national, donc de faire la promotion de la culture comme de l’idéologie chinoise (par ailleurs au même titre que les américains depuis soixante ans) ; cet effort à la gloire du capitalisme (donc du patriarcat) s’illustre par le soutien de peintres patriotes (majoritairement mâles) relatant l’identité chinoise (voir les bilans annuels d’Art Price (8)).

En d’autres termes, les actes de création ont désormais cédé la place à La chaîne de montage de l’art contemporain au service du Grand Capital, alors qu’avant guerre (39-45) ils tenaient le haut de l’affiche en termes de fictions historiques.

Paradoxe ?

La question est complexe et épineuse, puisque d’un coté une partie du monde de l’art, voire de l’université version Cultural turn, désire soutenir les expressions les plus singulières et exposer « les caractères vivants de la diversité culturelle ». Et c’est bien la raison pour laquelle « les pratiques mineures » ont été exposées, du moins reconnues, « de l’art du mainstream » aux Cultural studies. Et ces pratiques, telles que la bande dessinée, l’usage du kitsch, ou autres techniques de macramé de pointe sont devenues des références culturelles hype ; tout comme les médiums mineurs, tels que la gravure ou la photocopie qui ont fait leur entrée dans les grands temples de l’art (les musées) — et ceci, jusqu’à l’extrême reconnaissance des pratiques graphiques (mineures) avec le musée du camembert (9) et ses 3000 étiquettes en couleur, situé dans l’Orne à Vimoutiers entre Crouttes et Pontchardon !

Ou pour le dire autrement, l’emploi tous azimuts de médiums, de disciplines et de « sujets mineurs », ceci au sein d’une fabrication de formes mineures, pop et garage, mais aussi multiples, plurielles et Wizzz (10), n’était-il pas déjà et finalement soutenu par une frange du monde de l’art/université mais inutile pour l’autre frange du marché de l’art/entreprise ? Oui et non, puisque superposées, elles se sont dans le meilleur des cas nourries l’une l’autre sous la forme d’acte de création (mineur) transfiguré en art à huile (majeur).

Politique de l’art

Bon, dans quoi je vous embarque lorsque je croise ma cuisine avec les propos de Moineau ? Le problème de Jean-Claude Moineau est d’exposer « le lieu » où devrait se déployer une politique de l’art au sens strict ; et si j’ai bien compris une des intentions de l’auteur, il semble que la Queer theory (11) est l’option sur laquelle il est possible de s’appuyer afin de redéfinir quelques principes artistiques, voire contours artistiques d’ordre politique.

Avant de conclure, il faut entendre les enjeux théoriques et pratiques de la Queer theory.

Issue des Gender studies, du féminisme et des luttes anti-patriarcales, la Queer theory (des années 90) a embarqué les minorités sexuelles (L.G.B.T.) au sein d’une lutte « post-féministe » ; puis, des minorités sexuelles nous passons aux minorités sociales tels que le handicap et la prostitution ; et simultanément s’est posée la question des « minorités visibles »; enfin, plus on cherche à exploiter les luttes de la Queer theory, plus les questions anthropo-socio-philosophiques s’exposent, avec par exemple l’idée de défaire le genre — du fait qu’issus d’un moule idéologique (patriarcal) nous « performons » le genre masculin ou féminin (J.Butler), il s’agit d’ouvrir nos chakras au-delà du genre ou avec tous les genres existants si l’on veut, ou encore, il s’agit d’accompagner une Révolution anthropologique version féministe.

En d’autres termes, il s’agit de faire la promotion de savoirs minoritaires et « situés », afin d’incarner une multitude de « sujets situés » revendiquant des savoir-faire, savoir-être ou savoir-penser (« sujets situés » parfois réunis en un seul et même sujet ⇒ délices de la schizophrénie deleuzienne).

Ce tout a pour conséquence logique : une dissolution de l’auteur, ainsi que la multiplication de gestes « mineurs » souvent bénévoles, parfois subventionnés, locaux et collectifs noyés dans la masse des produits s’exposant, par exemple, sur le Net – ce qui, bien entendu, ne peut entrer en dialogue avec le fond patriarcal du capitalisme, et notamment concernant la création de valeurs (narcissiques, idéologiques et financières) au sein du marché de l’art international qui passe obligatoirement par la signature d’un auteur et l’authentification des œuvres (d’art).

Bref, d’un côté la dépense (publique) encadrée par des missions publiques (ou une exception culturelle) ; et de l’autre, la thésaurisation (privée) instruite par les critères de la rentabilité et la distinction sociale (ou nationale).

Ce rapport de force dialectique (propre aux arts-plastiques) questionne les degrés d’expertise de l’art et les modalités de sacralisation des actes de créations (réels et tangibles), donc, ce qui vaut la peine d’être conservé et archivé afin de poursuivre le fil d’une histoire (de l’art).

En conclusion

Queeriser l’art de Jean-Claude Moineau nous fournit une ultime « interpellation » du monde de l’art en invitant les experts à prendre quelques distances avec les postures patriarcales du marché de l’art international — comme Hal Foster l’a souligné durant la grève du monde de l’art U.S. juste avant l’investiture de Donald Trump (12). Il reste qu’à la vitesse où les marchandises circulent, c’est pas demain la veille que le marché de l’art contemporain international va se queeriser — excepté, bien entendu, dans le cadre de recherches institutionnelles et subventionnées — comme pour la Documenta 2017 (13) en partie délocalisée à Athènes.

Sammy Engramer, mars 2017.


Notes et références

1 – MOINEAU, Jean-Claude, 2016, Queeriser l’art, Les presses du réel, Dijon

2 – « Les études culturelles (en anglais cultural studies) ou sciences de la culture sont un courant de recherche d’origine anglophone à la croisée de la sociologie, de l’anthropologie culturelle, de la philosophie, de l’ethnologie, de la littérature, de la médiologie, des arts, etc. D’une visée transdisciplinaire, elles se présentent comme une « anti-discipline » à forte dimension critique, notamment en ce qui concerne les relations entre cultures et pouvoir. Transgressant la culture universitaire, les cultural studies proposent une approche « transversale » des cultures populaires, minoritaires, contestataires, etc. ». Définition extraite de Wikipedia : Cultural studies / Études culturelles.

3 – ROYNEAU, Pierre, IUT de Lannion -DUT Info Comm, Champs Culturels « Désacralisation de l’art » (en image, PDF).

4 – Démocratiser l’art (aujourd’hui), Art Media Agency (AMA), « L’ère numérique : vers une démocratisation de l’art », 27 février 2014.

5 – Premier et second marché, « Petite leçon sur le marché de l’art », Hugo Mulliez, 23 juillet 2012, édito du site Arstper, site de vente d’œuvres d’art par correspondance.

6 – Harald Szeemann, commissaire d’exposition suisse (11 juin 1933 – 18 février 2005) de la célèbre exposition « When Attitudes Become Form : live in your head » en 1969.

7 – Vertu et talent, Pierre-Michel Menger, « Qu’est-ce que le talent ? Éléments de physique sociale des différences et des inégalités », cours du collège de France du 3 février 2017.

8 – Bilan Art Price 2013 (PDF) & Bilan Art Price 2016 (PDF)

9 – Musée du camembert, 10 avenue du Général de Gaulle – 61120 Vimoutiers.

10 – Compilation « Wizzz french psychorama », 2015, du label Born Bad Records.

11 – Queer theory, selon l’encyclopédie universalis ; Queer theory (pop), selon le site Les théories féministes.

12 – France Culture : « Investiture de Trump: grève massive des milieux culturels prévue demain » ( Le #J20artstrike, un appel à la « grève » dans les milieux culturels a été lancé pour ce jeudi 20 janvier et sera vraisemblablement très suivi à travers le pays. Et pourrait faire date dans un pays où la majorité des institutions culturelles sont privées et se mobilisent peu.) ;  Ingrid Luquet-Gad, Les Inrocks – Arts : « Face à Trump, le monde de l’art s’organise », vendredi 20 janvier 2017.

13 – Documenta 14, « 34 Exercises of Freedom: #5 Freedom as Market Value. Freedom as Practice of Resistance », conférence de Judith Revel, 15 septembre 2016.