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3 mai 2017

Le capitalisme médiéval

À Nantes, le Collectif La Valise mène un projet autour de l’édition d’art, et invite des artistes à produire des blasons de toute nature depuis quelques années. À leur demande, j’ai rédigé une approche originale croisant les moyens (l’argent), la puissance (le corps) et les signes (l’héraldique). On trouve toutes les informations nécessaires sur cette page : www.blazers-blasons.com

LE CAPITALISME MÉDIÉVAL

« Ce qui caractérisait l’ancien capitalisme, où régnait la libre concurrence, c’était l’exportation des marchandises. Ce qui caractérise le capitalisme actuel, où règnent les monopoles, c’est l’exportation des capitaux. » Vladimir Ilitch Lénine.

« Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’Âme. » Baruch Spinoza.

« Les armoiries agissent « comme des codes sociaux, ayant pour objet la communication révélant deux aspects de ceux qui en font usage : l’identité et la personnalité. » Michel Pastoureau.

ARGENT

Nous observons quotidiennement ce que l’argent produit en terme de jouissance individuelle, et ce qu’il engendre comme fantasmes et rêveries auprès des masses laborieuses. Riche ou pauvre, il reste que la soumission au pouvoir de l’argent est équivalente, et ceci, même si l’un jouit du pouvoir qu’il instruit, ou si l’autre se soumet aux principes dé-régulateurs qu’il instaure. Le pouvoir de l’argent est en prise directe avec la notion de sécurité. Plus un individu dispose d’argent, plus son environnement est sécurisé en terme de soins, de nourriture, de véhicule, d’assurance, de placements, etc. Une récente étude digest nous informe et confirme que les plus riches gagnent cinq à dix années de vie supplémentaires par rapport aux plus pauvres.

En terme de sécurité et à une échelle collective, le capitalisme permet d’éviter les conflits locaux — conflits finalement déplacés sur d’autres territoires. Pour le capitalisme, les formes de production de biens, de services et de corps à une échelle internationale a pour effet de préserver d’autres biens, d’autres services ou d’autres corps à un niveau local. En d’autres termes, et concernant « les guerres du capitalisme », donc concernant les rapports de force qui instruisent des rendements (profits et bénéfices) renforçant la séparation des corps, on observe des formes de délocalisation / déterritorialisation qui touchent autant la rentabilité et les modes de production (usines délocalisées, mobilité des salariés, précarisation des contrats de travail) que des conquêtes de marché qui motivent des solutions armées. Pour exemple, les guerres actuelles au Moyen-Orient se rapportent clairement à la maîtrise des énergies fossiles : les aspects idéologiques et religieux sont des écrans de fumée ayant pour fonction de maintenir les populations dans un état de stupeur. Ce type de conquête permet aux populations les plus riches de vivre de façon plus ou moins sécurisée — de ce point de vue, le terrorisme est l’autre manière de délocaliser / déterritorialiser la guerre du Moyen-Orient en Occident. Nous assistons à un retour à l’envoyeur par le biais d’attentats terroristes, ces mêmes attentats étant exécutés le plus souvent par de jeunes mâles embrigadés. D’un autre côté, et comme dans tous les pays industrialisés, nous participons à la séparation de plus en plus indécente entre les classes possédantes et les populations précarisées (gentrification des quartiers et autres méthodes de protection des corps et des biens). En conséquence, le capitalisme se base sur la séparation et la sécurisation des biens, des services et des corps. Il représente le principe actif et paranoïaque des sociétés matérialistes et individualistes.

Une des vertus remarquables du capitalisme consiste à instituer une distance entre le projet d’engendrer un conflit et la violence qu’il fait naître en acte. De ce point de vue, le capitalisme a également la capacité, voire l’étrange faculté, de créer des groupes clos, fermés sur eux-mêmes, séparés du reste du monde, et ceci de la même manière que les modèles auxquels les peuples étaient naguère soumis (tribu, clan, caste, oligarchie, aristocratie). Toutefois, le capitalisme instruit ses pouvoirs sous un angle plus horizontal et idéologiquement séparé d’un horizon commun, voire d’un sens commun. Les individus n’appartiennent plus à « un tout » sous la forme d’un royaume, d’une nation, d’un état ou d’un monde ; ils ne sont plus reliés à « un noyau symbolique » qui leur permettait de s’identifier comme faisant partie d’un tout territorial. Le territoire (commun) est désormais composé d’une multitude de propriétés privées. L’espèce est divisée et déterritorialisée sous forme de « familles », de classes, de corps de métiers, de communautés (religieuses), de groupes, de groupuscules, de cellules, de partis, de syndicats, d’associations, de clubs, de trusts, d’entreprises, de lobbies. Enfin, l’ultime enjeu du capitalisme est d’atomiser les groupes eux-mêmes. Ainsi, l’individualisme est une des figures de proue du capitalisme. Le capitaliste est un individualiste forcené, il est le fer de lance du capitalisme dont la pointe est le néo-libéralisme. D’un autre côté, nous assistons au retour en force de partis ou de mouvements politiques qui enrégimentent les populations autour de projets faisant miroiter la réapparition d’un noyau symbolique (nationaliste) qui, par définition, déboucherait sur le partage des ressources d’un territoire (commun et fermé). Si cet artifice fonctionne d’un point de vue idéologique, il apparaît dans les faits qu’il ne redistribue les biens et les services qu’à une minorité d’acteurs dont l’objectif est de réduire au maximum les libertés individuelles afin d’accroître leur propre pouvoir. Force est de constater que l’accroissement de ce type de pouvoir ne peut plus aujourd’hui faire l’économie des mécanismes du capitalisme — on le constate en Chine, en Russie et dernièrement en Turquie. En conséquence, les enjeux et les objectifs pour les semi-dictatures sont les mêmes que ceux des pays libéraux et démocrates, avec les libertés individuelles en moins. Moralité : est-il possible d’inventer un capitalisme de proximité qui respecte les libertés individuelles tout en préservant les biens communs ?

CORPS

Revenons à une réflexion plus anthropologique afin de comprendre un des aspects de « la séparation » ou de « la mise à distance ». En premier lieu, un des ressorts du capitalisme se base sur les pulsions primaires incluant autant l’accumulation et l’assimilation que la préservation et la protection d’un territoire. Le territoire le plus précieux est bien entendu le propre corps de chaque individu. Le corps est « une propriété » qui peut à tout moment être violée et violentée, d’où la nécessité de la protéger et de la conserver (le mot « propriété » vient du latin proprietas qui veut dire fait de n’appartenir qu’à soi-même). Ainsi, et en premier lieu, le corps est pour chaque individu la délimitation de toutes les sensations ou jouissances possibles. Dans un second temps, le corps est ce qui fonde la propriété et l’acquis, il est le support de la conscience qui, a priori, légifère et désire posséder des biens et des services, voire d’autres corps, comme ceux des esclaves. La pensée phallocratique au sujet du corps des femmes, en tant qu’objet, corps AUTRE à posséder ou détruire rebondit avec la pensée paléolithique de Jean-Marie Le Pen : « Le corps des femmes ne leur appartient pas. ».

Propriétaire de son propre corps, l’individu est habité par un étrange désir, celui d’étendre le pouvoir qu’il a sur lui-même à l’ensemble des choses qui l’entourent. Mais dans quel but ? Apparemment pour jouir pleinement des choses en question. De ce point de vue, il est nécessaire qu’un individu possède et domine inconditionnellement « les choses », et ce jusqu’à la destruction. On peut ainsi interpréter la folie légendaire de Néron qui ordonne d’incendier Rome : non seulement il jouit du spectacle de la destruction, mais il prouve par la destruction qu’une ville entière lui appartient. On peut aussi le constater lorsqu’un enfant casse ses jouets afin de les assimiler/dominer/posséder : il montre ainsi le pouvoir définitif qu’il a sur les choses. Bref, il s’agit d’exercer sa « puissance d’agir », voire sa « puissance de prédation », et dominer de manière absolue des biens, des services et des corps — le mot « domination » est tiré du latin domus qui veut dire demeure ou domaine, d’où l’idée de dominer son propre corps ou de s’approprier un corps étranger afin d’en être le propriétaire, de circonscrire « une propriété ».

Toutefois, après avoir accumulé et assimilé des biens, des services et des corps, le capitaliste doit s’assurer que ces acquis sont rentables et disponibles à tout moment — d’où l’idée de sécuriser les biens, les services et les corps, autant que passer par des régimes d’exploitation et de production. Et c’est à ce point de jonction qu’a lieu la séparation/délocalisation/déterritorialisation qui institue « en toute sécurité » des modes de production et d’exploitation. Le désir de préserver son propre corps, un capital et des biens matériels (rentables) a de tout temps nourri et instruit l’espèce humaine (et son histoire). Il reste que les conditions de préservation et de sécurisation étaient différentes, certainement moins efficaces techniquement, et proportionnellement moins puissantes et moins délirantes. Mais ces conditions n’étaient pas moins effectives psychiquement, ceci en terme de désir de possession ou de besoin de préservation. La volonté et l’intensité psychologique étaient identiques, ou pour le dire autrement, le désir et le besoin de posséder des biens, des services et des corps était tout aussi palpable et visible qu’aujourd’hui. Est-ce que le capitalisme ne commence pas par la privatisation de la terre comme ressource, du confinement des femmes au domestique (domaine, domination) et de l’appropriation de leurs corps comme ressource de jouissance ou de vie ?

L’usage du pouvoir de l’argent a pour principal objectif de satisfaire le désir de posséder comme le besoin de sécuriser. Le moyen d’y parvenir en toute sécurité passe par un mouvement d’accumulation et d’assimilation enchaîné à la production et à l’exploitation. Et la forme la plus aboutie de la possession matérielle se traduit aujourd’hui par l’accumulation d’argent. Pourtant, l’argent est une puissance désormais dématérialisée, de surcroît déterminée par des valeurs qui n’ont plus rien à voir avec la matérialité même de l’argent (voir : l’Étalon-or et les accords de Bretton Woods). Mais justement, de ce point de vue, l’argent représente un pouvoir absolu au sens où il englobe matériellement et virtuellement tous les biens, tous les services et tous les corps possibles. Effectivement, on peut tout acheter avec de l’argent : des biens (marchandises), des services (force de travail), et des corps (prostitution sous toutes ses formes). La question serait de savoir à quoi sert de posséder et de sécuriser des biens matériels à l’excès ; notamment si l’on sait que nous finirons tous par (matériellement) mourir un jour ou l’autre. Nous aurons beau accumuler et assimiler, nous ne pourrons pas emporter nos lofts, nos yachts, nos Ferrari et nos magots au paradis — et ceci, même si le dieu des nantis invente un paradis-VIP. En conséquence, il existe un autre désir/besoin qui motive la possession et la protection au-delà de la simple survie des primates que nous sommes. Cette nécessité n’est autre que le désir/besoin de reconnaissance.

BLASON

Pourquoi vous raconter une histoire de type anthropologico-capitaliste alors que je devrais me consacrer à celle des blasons et des écussons pour le Collectif La Valise ? Et bien, il faut revenir à la naissance des écussons et à leur utilité au sein même des champs de bataille pour le comprendre. Dans le cadre serré d’une lutte sans merci pour le pouvoir, les premiers héros médiévaux étaient à la recherche de territoires qu’ils désiraient inconditionnellement posséder. Cependant, ils s’aperçurent que les armures qui les protégeaient des pieds à la tête les rendaient anonymes. Nos soldats étaient donc similaires, voire identiques à leurs ennemis et rivaux. Non seulement ils ne savaient pas exactement contre qui ils combattaient, mais par-dessus le marché et au sein de la cohue, un de leurs alliés pouvait leur tomber dessus sans autre forme de procès.

Le désir de posséder les biens, les services et les corps de rivaux médiévaux ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur la sécurité militaire, donc sur une stratégie de reconnaissance efficace :

« L’usage des armoiries vient de l’évolution de l’équipement militaire entre le XIe siècle et le XIIe siècle, qui rend progressivement impossible de reconnaître le visage d’un chevalier. Le casque des chevaliers (qui figure encore dans les ornements extérieurs) enveloppait progressivement la face : le nez devient protégé par un nasal, la coiffe du haubert (qui protège la tête et le cou) tend à couvrir le bas du visage, puis le casque est fermé par une vantaille (grille), puis définitivement clos par un mézail (visière mobile). Pour se faire reconnaître dans les mêlées des batailles et des tournois, les chevaliers prennent alors l’habitude de peindre des figures distinctives sur leurs boucliers (meubles et pièces ou figures géométriques) et de porter une couronne et/ou un cimier sur leur heaume, qui peu(ven)t aussi être représenté(s) dans les armoiries. » (source : Définition d’Héraldique sur  Wikipédia / page consultée le 9 mai 2017).

Si à l’origine les boucliers pré-héraldiques ou autres dessins sommaires avaient pour fonction de protéger les chevaliers et les écuyers de leurs sympathiques confrères, il fallut peu de temps pour qu’une culture de l’apparat se développe et s’étoffe au cours du haut Moyen Age. Cette culture de l’héraldique permettait de désigner explicitement les appartenances mais également les classes dont était issu chaque acteur de ce monde enchanté et violent. De ce point de vue, le blason, l’écusson ou l’héraldique participait autant des stratégies militaires que de la distinction sociale. Au cœur de l’espace médiéval soumis à la sécurité militaire, le besoin d’être reconnu — donc d’être identifié afin de préserver son corps — a fait place au désir de reconnaissance — donc de s’identifier afin de préserver ses acquis, ses ors et lapis-lazuli, ses châteaux et moult clairières, ainsi que ses serfs, vassaux et baronnes. Ici, un pas de Rocinante suffit pour établir une comparaison entre les fastes et apparats des riches capitalistes et les désirs de distinction sociale de l’époque médiévale.

 

Il semble que la déconstruction post-hippie-garage-punk du capitalisme sauvage passe par la dépossession de soi, de son propre corps, ainsi que de tous les objets qui l’oppressent, ou par ailleurs l’émancipent. Il reste que ce souhait christiano-crypto-communiste est dans les faits impossible. Nous restons propriétaires de nos corps, et nous avons besoin d’un minimum de sécurité sous la forme de biens et de services. Enfin, et comme la plupart des êtres humains moulés dans les forges des sociétés industrialisées, nous avons le désir de nous distinguer individuellement. Et pour ce faire, rien de tel qu’un écusson réalisé par des artistes contemporains post-pop-transversaux qui, à l’aide de fils d’argent et d’aplats hauts en couleur, nouent la sueur et la brutalité du haut Moyen Age à nos corps frêles et contemporains.

Si l’on observe attentivement les écussons/blasons produits par le Collectif La Valise, on constate qu’ils n’appartiennent à aucune corporation, entreprise, religion ou parti. Chaque artiste est invité.e à produire des signes distinctifs qui, par définition, sont originaux, souvent mystérieux, voire déceptifs en terme de message ou de publicité. Certes, le principe est de faire signe afin de provoquer une distinction, mais pas sous l’angle d’une séparation désignant une communauté, une caste ou une corporation fermée sur elle-même et délimitant un territoire idéologique issu du Moyen Age ou du capitalisme sauvage. Il reste que la forme écusson/blason renvoie à une hypothétique appartenance idéologique ou à une possible revendication corporatiste… Mais justement, le jeu consiste à refuser le sens, à rejeter les contenus prêts-à-porter que devrait accueillir le contenant écusson/blason. Un jeu auquel s’adonnent joyeusement les artistes qui questionnent les réalités arrêtées qui nous encadrent.

Sammy Engramer

Collectif La Valise – www.blazers-blasons.com
BLASERS/BLASONS est présent au salon Multiples Art Days — 26, 27 & 28 Mai 2017 – www.multipleartdays.com

S’inscrivant dans une démarche globale et au long cours, Blazers/Blasons envisage la création au sens large : là où s’efface la frontière séparant l’hier de l’aujourd’hui. Alors se confrontent et se confortent des savoir-faire dans un rapport exiguë entre l’art contemporain, l’artisanat, la mode, l’art de la table et toutes les ramifications qui apparaîtront au gré du temps, des rencontres et des potentiels.

La seule constante est l’invitation faite chaque année à dix artistes ou plus, pour réaliser leur propre blason dont les codes, les figures et les choix de couleurs sont laissés libres d’exécution et d’interprétation à chacun. Les invités deviennent à la fois anthropologues, scientifiques et archéologues en déclinant, chacun, leur identité artistique.

En replaçant dans le champ de l’art cette science auxiliaire de l’histoire qu’est l’héraldique, la Valise met en exergue l’idée que le blason n’est pas fermé, n’appartient à personne, n’est pas figé par le temps. Il s’agit d’un support, une image conceptuelle avant tout. Et comme le rappelle Michel Pastoureau, les armoiries agissent comme « des codes sociaux, ayant pour objet la communication révélant deux aspects de ceux qui en font usage : l’identité et la personnalité ». Si la question identitaire est aujourd’hui particulièrement fragile, Blazers/Blasons ouvre une voie poétique et sociale en la soumettant à divers champs contenus dans la création contemporaine.