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20 juillet 2017

La dé-féminisation de la culture a une histoire

Dans un excellent article paru sur le carnet de recherche sciences communes(*), Pierre-Carl Langlais aborde cette question :

Les femmes ont-elles disparu de la littérature en 1830 ?

Nous nous permettons de publier cet article, qui trouve une résonance particulièrement contemporaine à nos yeux. Il est si bon de sortir des clichés qui légitiment, voire naturalisent, une histoire éminemment culturelle, en relation étroite avec des orientations économiques bien réelles et contingente. Chaque économie a l’éthique qu’elle mérite, et les conditions de création inhérentes.

Parallèlement au processus général de « féminisation » des professions, il y a des activités où les femmes disparaissent. L’informatique constitue un cas emblématique : alors que de nombreux pionniers étaient des pionnières, le sex-ratio est de plus en plus déséquilibré depuis trente ans. Dans les universités américaines, le part d’étudiantes en computer science serait passée de 35% en 1984 à moins de 20% aujourd’hui.

Ce phénomène de dé-féminisation n’est pas une anomalie isolée. Une excellente rétrospective historique de Béatrice Cherrier montre que les femmes ont de plus en plus été marginalisées dans les sciences économiques entre les années 1930 et les années 1970 (avec un taux de docteures passant de 20% à 4% entre les années 1920 et les années 1950).

L’effacement de la femme auteur

Nous retrouvons un schéma comparable à ce qui s’est produit en informatique ou dans les sciences économiques — sauf que tout se passe un siècle plus tôt. La littérature française s’est déjà largement féminisée au début du XIXe siècle, avec une quasi-parité atteinte pendant la décennie 1810. Après 1830, les romancières disparaissent : nous arrivons à des taux résiduels typiques d’activités fortement masculinisées (entre 10-20%).

Ces chiffres corroborent de nombreuses recherches consacrées à l’émergence (puis à l’occultation) de la « femme auteur » au XIXe siècle depuis la parution de l’étude classique de Christine Planté « La Petite sœur de Balzac » en 1989 1 . Planté montre en particulier que la visibilité croissante des romancières à partir de la Révolution débouche sur une série de procès en délégitimation contre ces « bas-bleus » (p. 10-13).

Dans ce processus d’effacement les instances de légitimation jouent un rôle particulièrement trouble : l’histoire littéraire tend à minimiser systématiquement la part réelle des écrivaines : « plus une histoire littéraire est courte, plus les femmes s’en voient exclues — plus massivement, semble-t-il, que des hommes écrivains mineurs2 . »

Ces interprétations peuvent s’appuyer sur de nombreux indices concordants, mais assez peu de chiffres. Quelques estimations attestent de la féminisation de la littérature à la fin du XVIIIe siècle (par exemple, pour Carla Hess, il y avait 206 écrivaines éditées entre 1754 et 1788, contre 329 de 1789 à 1800). Pour l’instant, il ne semble pas exister de quantifications globales qui attesteraient des phases successives d’émancipation et d’élargissement.

Explorer l’ensemble des romans documentés par la BNF

L’idée de cette exploration de données m’est venue à la suite de la parution d’une étude similaire menée par Ted Underwood sur la littérature anglaise du XIXe siècle. The Gender Balance of fiction part d’un constat similaire à celui des recherches francophones sur la femme auteur : la féminisation n’est pas un processus continu et irréversible. Underwood repère également un temps d’exclusion mais il est beaucoup plus tardif : la fin du XIXe siècle (plutôt que les années 1830).

Dans cette optique de « longue durée », la vague féministe des années 1970 constitue au mieux une restauration après une phase durable de marginalisation.

Il est techniquement possible de mener une analyse similaire en France depuis… la semaine dernière. BNF vient d’ouvrir (en bêta) un nouveau service expérimental d’accès à son catalogue par API. Or, les cotes dans lesquels sont rangés les exemplaires sont « signifiantes » : il s’agit de la cotation Clément du nom du bibliothécaire du XVIIe siècle. […]

Avec l’API j’ai pu récupérer la totalité des métadonnées des publications rangées dans la cote Y2 publiés entre 1700 et 1900. Évidemment je suis tributaire des choix effectués par les bibliothécaires au fil des siècles mais la définition élémentaire du genre « roman » (texte long de fiction en prose) est suffisamment pérenne et englobante au cours de la période pour être opératoire.

Pour mes premières explorations de données, je me suis concentré sur la littérature de la Restauration — une période que je connais bien et avec suffisamment peu d’entrées (200 en moyenne par an) pour que je puisse regarder les données en détail. Un phénomène m’a tout de suite intrigué : la part élevé d’autrices. Pour l’année 1816, la parité est parfaitement atteinte (avec 38 vs. 36 publications).

 

Cette nouvelle version du graphe montre les agrégations par cinq ans. Il y a beaucoup de « bruit » pendant tout le XVIIIe siècle, en raison d’une production annuelle beaucoup plus limitée. Par contraste, la tendance au XIXe siècle est nette. L’essor est continu depuis la Révolution (13% des « interventions » pendant les années 1790, 33% pendant les années 1800, 46% pendant les années 1810) : tout ceci corrobore parfaitement l’intuition exprimée dès 1811 par Félicité de Genlis sur « le nombre effrayant de femmes auteurs » (De l’influence des femmes sur la littérature française, p. XXIV).

Le déclin est très brutal (31% pendant les années 1820, 12% pendant les années 1830). L’accroissement de l’ensemble de la population des auteurs ne suffit pas à l’expliquer : en chiffre absolu, le nombre de publications avec au moins une autrice régresse (de 251 en 1820 à 171 en 1830) tandis que celui des publications masculines augmentent très fortement. Et l’évolution est trop rapide pour être attribué à un changement de génération : des femmes cessent soudainement d’écrire.

L’effacement des romancières a-t-il une incidence sur l’écriture romanesque ?

Les thèmes dominants des romans de 1816 le suggère. Contrairement aux autres années, où je me suis limité à reprendre les données de data BNF (ce qui peut inclure des oublis ou des duplications) ici j’ai tenté de retrouver systématiquement des versions numérisées ou, à défaut, des résumés détaillés de l’ensemble de la production romanesque. Les points de vue féminin sont bien représentés avec des titres comme « Caroline, ou Les inconvénients du mariage », « Cécile, ou l’Élève de la pitié » (numérisé sur Internet Archive), « Irma, ou les Malheurs d’une jeune orpheline » (numérisé sur Internet Archive), « Nolbertine, ou les Suites du pélerinage », « Valsinore, ou Le coeur et l’imagination » (numérisé sur Google Books), « La vierge de l’Indostan » (numérisé sur Gallica)… L’année se caractérise également par une réception française significative des romans de Jane Austen (avec des traductions d’Emma, de Mansfield Park…).

Mon estimation est ici limitée à une seule année mais Ted Underwood est habilement parvenu à étendre cette analyse à deux siècles. Des outils de reconnaissances d’entité nommées encore indisponibles en français (BookNLP) ont permis d’identifier automatiquement les personnages féminins de près de 100 000 romans. Sans surprise, dès lors que la proportion de romancière régresse, les mondes romanesques se « dé-féminisent » : nous retrouvons exactement les mêmes tendances que dans le précédent graphe d’Underwood.

Part des « caractérisations féminines » dans 100 000 fictions en anglais parus entre 1800 et 2007 (Ted Underwood).

Ce type d’approche a le mérite de souligner que le discours romanesque est perméable à la répartition des genre dans le champ littéraire. La disparition de femmes « réelles » marque aussi la disparition de femmes de fiction potentielles — ou une transformation de leur statut et de leurs caractérisation. Cette répartition conditionne également les manières d’instituer la féminité et — et je pense que cet aspect reste encore sous-estimé — la masculinité. Les romancières de années 1800-1830 abordent volontiers les enjeux et les troubles de l’identité masculine, d’où ce titre très parlant dans ma recension de 1816 « Lucien de Murcy, ou le Jeune homme d’aujourd’hui » d’Elisabeth Brossin de Mélé (non numérisé) mais aussi les premières fictions à aborder, à mots couverts, la question de l’homosexualité en société (Olivier de Claire de Duras).

L’industrie culturelle contre les femmes ?

La marginalisation post-1830 est presque trop complète pour être seulement expliquée par une réaction masculine. Je suis assez tenté d’y voir une corrélation avec l’industrialisation de la culture. La production romanesque amorce un premier décollage à partir des années 1840 (sans doute en partie tiré par les succès des romans-feuilletons) et atteint une croissance spectaculaire pendant le Second Empire.

Cette industrialisation implique un rapprochement des milieux littéraires et des milieux économiques et financiers — milieux d’où les femmes sont de facto exclus. Elles n’ont ni le droit d’ouvrir un compte en banque, ni le droit d’entrer à la Bourse — et bientôt sont de facto exclues des nouvelles structures de la profession organisant la répartition de ces flux. Lors de sa création la Société des gens de lettre comptait une femme (George Sand). Aucune femme ne sera plus admise avant… 1907.

Un champ d’activité quasi-paritaire vers 1815 se trouve ainsi représenté vers 1840 par une institution uniquement masculine. En trente ans, les femmes de lettres ont disparu : en proportion elles ne sont plus grand chose, en représentation elles ne sont plus rien.

  1. Pour un bon aperçu de ces travaux, voir l’introduction de la thèse d’Ève-Marie Lampron, « Entre cohésions et divisions : les relations entre femmes auteures en France et en Italie (1770-1840)« 
  2. Christine Planté, « La place des femmes dans l’histoire littéraire : annexe, ou point de départ d’une relecture critique ?« , Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 103
  3. Audrey Lasserre, « Les femmes au XXe siècle ont-elles une histoire littéraire », Cahiers du CERACC, p. 41

(*) Sciences Communes est un objet éditorial un peu à part, tantôt journal d’investigation (avec plusieurs « fuites » à son actif), tantôt carnet de recherche, tantôt lieu de réflexion et d’expérimentation sur des politiques publiques…

Il plaide la cause d’une science structurée par les communs. La mise à disposition des publications en ligne n’est qu’un premier pas vers une science véritablement ouverte et librement diffusée. Licences, évaluation, épistémologie, gouvernance, modèle de publication : tous ces aspects doivent être radicalement repensés.

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