Lors de ma première rencontre avec Chloé Jeanne à la Fondation LAccolade, Paris où elle était en résidence (mai-juin 2021), une série d’œuvres olfactives m’a fait prendre conscience de l’importance de l’odorat, vecteur de toutes sortes de sensations. L’artiste mène une pratique artistique relevant de l’expérimentation et d’une collaboration avec les matières vivantes.
Dès la poursuite de ses études en post-diplôme recherche au sein de l’ECOLAB (ÉSAD Orléans), elle commença un travail de recherche au sein du Centre de Biophysique Moléculaire (CNRS Orléans). Lors de cette résidence, Chloé développa la série de photographies Tué dans l’œuf, qui présente une gamme de couleurs attirantes, témoignant d’une étrange luminosité.
Lors d’échanges avec les scientifiques, elle apprend les particularités des matières mouvantes et explore les propriétés des biomatériaux. Ces collaborations ponctuelles l’amènent à des rencontres qui permettent de faire émerger un langage, à partir duquel différentes disciplines sont convoquées.
Les processus de transformation, de changement d’état se révèlent au travers de ses œuvres, où se mêlent sculpture, peinture et expérience scientifique.
Dans ses Peintures solubles, la vie des cristaux apparaît à la lumière. Selon chaque luminosité et modalité d’accroche dans des lieux, ces œuvres s’altèrent et se modifient. Il est question de déplacement, de croissance, d’instabilité des matières. Jusqu’où le vivant va-t-il continuer de proliférer ? Comment le support va-t-il réagir à la progression des cristaux ? Telles sont les questions que l’artiste se pose et que nous pouvons avoir en tête lorsque l’on découvre pour la première fois ses œuvres.
Au fur et à mesure de la culture du mycélium, l’artiste constate la force de cet élément vivant. Le début de croissance du champignon est pour elle très important, puis vient le temps de l’exposition lors duquel c’est aux visiteurs, spectateurs d’en faire l’expérience et d’avoir l’envie de revenir pour aiguiser leurs sens de l’odorat.
À un moment, l’artiste lâche prise. Son atelier s’apparente à une « nurserie 1 » où tous les éléments cohabitent et peuvent se connecter entre eux.
Chaque projet lui ouvre un champ infini de possibles, l’incite à expérimenter les propriétés des matières et des éléments naturels. Sur des rouleaux de moquettes, ce champignon crée son chemin, se diffuse et une forme de magie s’opère lorsqu’apparait une nouvelle forme, possible continuité d’une vie nouvelle.
À la Fondation LAccolade, j’ai fait l’expérience de deux odeurs à partir des créations olfactives « Le familier et l’inconnu », inspirées du coffret le nez du champignon édité en 1986 par Marcel Locquin et Jean Le noir.
Chacune faisait surgir des moments vécus.
Le monde des odeurs relève de l’expérience propre à l’individu, celle d’une exploration d’un paysage, une vie des profondeurs, celle, qui invisible à l’œil nu se manifeste en prenant le temps d’activer son nez.
Ses Tapis d’éveil révèlent les cheminements que créent le mycélium. Certains produisent des formes géométriques, d’autres se dispersent. Le support craquèle, résiste, réagit plus ou moins à la migration de cet être vivant. Ces œuvres fascinent par la rencontre entre une matière artificielle et la force de la nature, en connexion. Celles-ci témoignent notamment d’un temps de croissance pendant l’exposition.
Récemment, à l’occasion de sa résidence à Mode d’Emploi, à Tours (25 nov 2021 – 27 févr 2022), Chloé Jeanne s’est intéressée à la Loire comme entité. Lieu du voyage, repère pour les habitants de la ville mais aussi pour ceux qui s’y arrêtent, le fleuve a ses propres odeurs qui changent en permanence. L’artiste proposa d’abord à des participants de raconter leur relation à ce cours d’eau, puis elle a sélectionné des mots, qui furent ensuite traduits en note de parfum, par le nez Veronika Rebeka Csatlovszky-Nagy.
L’installation contenait l’effluve de la Loire. Conçus en parallèle, ces Portraits de Loire sont manipulables : en les prenant dans nos mains, des particules au fond de l’eau remontent à la surface. Une palette de couleurs témoigne des variations des teintes de l’eau selon les profondeurs. Notre curiosité s’aiguise et de nombreuses histoires collectives et personnelles remontent à la surface en approchant ses œuvres expérimentales.
L’artiste observe, analyse et peut ensuite comprendre le cycle de vie des matières vivantes qu’elle emploie. Son processus artistique relève de l’expérimental. Pour chaque proposition artistique, selon le lieu et l’exposition, elle adapte son protocole. Elle rend alors perceptible les symbioses et interactions entre les éléments. De plus, Chloé Jeanne s’évertue à un art du réemploi et continue de créer à partir de ce qui reste de chacune de ses œuvres.
Ses travaux artistiques impliquent qu’on prenne le temps de stimuler un sens au formidable pouvoir d’évocation. Grâce à des petites cartes et bandes tests, nous conservons une odeur avec nous un certain temps, souvenir d’un moment de rencontre artistique. Tout un chacun, selon ses expériences, ses intérêts et ses passions, peut y être sensible.
Ainsi, le processus temporel, l’expérimentation et les rencontres entre les matériaux relèvent d’une culture du soin, de l’attente et de l’empathie face aux réactions qui se produisent. Chloé Jeanne continue d’approfondir ses connaissances et ses savoir-faire de divers corps de métier. Artiste chercheuse, chaque contexte de travail l’amène à aller encore plus loin dans la compréhension des cristaux, du mycélium et d’autres matières en transformation constante.
Pauline Lisowski, avril 2022
1 Terme employé par Catherine Dobler, fondatrice de la Fondation LAccolade