« Par un tracé hardi, simplifié, continu, la forme est affirmée, et ce jugement plaît. Mais il y a bien autre chose à dire de la ligne ; c’est le signe humain et la plus forte expression du jugement peut-être. »
Alain, Système des beaux-arts
Geoffroy Gross est un peintre à la fois méthodique et intuitif. Sa pratique témoigne tout autant d’un calcul rigoureux que de la liberté du trait. Au cœur de ses œuvres, il parvient à produire des formes abstraites qui allient systématiquement la grâce et la spontanéité, l’harmonie et la construction minutieuse.
Lorsque l’on regarde les tableaux de Geoffroy Gross, c’est la ligne qui attire très vite l’attention. En 2009, pour la publication de son catalogue au lieux d’art contemporain l’Artboretum, Geoffroy Gross a privilégié le détail d’une ligne sur la couverture. Il montre une image rapprochée de la ligne noire qu’il peint sur les tableautins de ses polyptyques à l’endroit précis de sa coupure et de sa jonction avec un autre élément du polyptyque. Ses œuvres sont des compositions réalisées à partir d’un nombre relativement important de petits tableaux, dits tableautins. C’est une sorte de mosaïque régulière, un assemblage géométrique de toiles tendues sur châssis qui, juxtaposés forment un vaste ensemble. Certains tableautins sont blancs et traversés par une ligne noire, d’autres sont des monochromes blancs ou de couleur. Alors la ligne occupe un statut particulier. Elle est à la fois détail, fissure, mouvement, partage et lien.
Le choix d’avoir placé en couverture du catalogue une image rapprochée de la ligne est décisif. Ce détail définit clairement une orientation du regard. C’est la construction du trait qui est mise en avant. Il ne s’agit pas seulement de penser le détail comme la trace ostentatoire de l’archive ou du témoignage de la création dans son processus. C’est une matérialité, une épaisseur et un grain qui permettent de rompre avec le formalisme apparent des compositions. La ligne est un choix, et c’est en ce sens qu’elle coïncide avec le détail. Si c’est à une histoire de la ligne que nous sommes conviés, elle est celle d’une histoire de choix et d’engagements, une histoire de liberté et de désirs. Daniel Arasse, dans son ouvrage Le Détail / Pour une histoire rapprochée de la peinture conclut son propos ainsi :
« Le détail est dans le tableau comme est dans la langue, selon Roland Barthes, le vocable ; sa « brillance », sa « différence », sa « puissance de fissure, de séparation », font surgir une « valeur » qui n’a rien à voir avec un « savoir », un désir de peinture qui n’est pas dans le tableau par les détails « qui le représentent, qui le racontent », mais par des détails « suffisamment découpés, suffisamment brillants, triomphants ». »
Par cette phrase de Daniel Arasse nous parle de sa passion pour la peinture et de l’humilité indispensable au critique et à l’historien d’art. Les expressions « puissance de fissure » et les qualificatifs « découpés, brillants, triomphants » disent aussi quelque chose de la ligne. La ligne a pour fonction d’apparaître comme un détail qui se coupe, s’arrache, s’extrait d’un fond ou d’un ensemble homogène. C’est une surprise suffisamment articulée, savamment précise et dissidente qui fait coïncider ligne et détail. Cette manière est ancienne. Chez Tiepolo par exemple, les angelots sont entourés d’un fin trait noir qui découpe les teints pâles de la peau du fond d’un ciel non moins pâle et insipide. Cette sorte d’outrage, que l’on a vite qualifié de grossièreté rococo, rappelle que la ligne dessine, distingue, souligne mais aussi arrache à l’indifférencié le sujet qui mérité d’être observé. Presque invisible, elle produit un relief… peut-être insidieusement. Sur les parois de Lascaux ou de Chauvet, la boue crachée puis étalée par des mains dont on sait aujourd’hui qu’il s’agissait de celles de femmes et d’enfants prend forme par la ligne noire et dure du charbon de bois. La toison des animaux représentés qui mêle les blancs aux beiges jusqu’à l’orangé, proches du gris de la pierre qui lui sert de support, se trouve ainsi reprise dans un contour insistant, celui de la silhouette, de l’allégorie et de l’incantation. La ligne est alors la fissure qui invente et découpe un espace sacré.
Dans son poème en prose « l’avènement de la ligne », René Char parle de Mirò qui fait partie des « Alliés substantiels ». Il décrit ainsi la ligne dans sa manifestation la plus événementielle :
« Sur la surface intacte, la ligne pointe la première. Trait qui portera jusqu’au bout son apparition et ne s’interrompra que l’ayant circonscrite, à l’endroit précis où la fin s’annule dans le commencement, il sera d’emblée ligne continue, mise au jour progressive d’une liberté et en même temps jouissance de cette liberté et en même temps désir de confondre jouissance et liberté, de cerner leur commune substance et leur commune subversion. »
La liberté du trait, Geoffroy Gross la partage avec Mirò. Mais contrairement aux œuvres de ce dernier, comme La sieste de 1925 où les lignes traversent de part en part le tableau, « la fin s’annulant dans le commencement », les lignes de Geoffroy Gross restent dans l’espace construit par le polyptyque. Elle traverse effectivement les tableautins de part en part mais elle a un début et une fin. Elle forme un mouvement circonscrit. En revanche, la subversion est davantage celle du « saut » qu’elle opère d’un tableautin à l’autre. C’est l’autre élément du détail et l’autre surprise de l’observation de ses polyptyques : la ligne se poursuit par-delà les frontières entre tableautins, elle traverse le creux, le vide, l’absence et de l’autre côté, elle tombe juste puisqu’elle se veut mouvement continu. Devant les Concetto Spaziale de Fontana, l’expérience de la fente, de la coupure rend compte de l’inachèvement du vide. L’ouverture de la toile par un coup de lame ou par la perforation est moins un geste de destruction et une façon de hisser le tableau au statut d’objet que l’effraction d’une autre dimension, une profondeur insoupçonnée. Cette béance, noire et étrange, résultat d’un accident sublimé, accorde au regard une perspective différente : la peinture est marquée par une nouvelle ligne de faille, une fracture sombre comme une magie noire en écho aux papiers perforés et brulés, sortilèges et maléfices qu’Antonin Artaud adressait aux personnalités. Mais si la ligne doit être fissure et béance, c’est avec Flatland de Habbott qu’il faut peut-être chercher les motifs d’un autre savoir. Dans son introduction au roman, Giorgio Manganelli présente la singularité de ce roman comme un « univers de visions tragiques et gnostiques, d’inventions à mi-chemin entre le cauchemar et la satire, entre l’énigme et l’idée platonique, […] une carte fictive ; pour la tracer il a fallu une pédanterie géniale, une fantaisie visionnaire, une folie déductive digne d’un moine. » De quel récit s’agit-il ? Celui d’un voyage au cœur d’un monde à deux dimensions. L’intérêt ici est d’écouter ce que ce personnage (un triangle) écrit à propos de sa visite à Lineland, le pays à une seule dimension :
« A ces mots, je me mis à déplacer mon corps vers l’extérieur de Lineland. Tant qu’une partie de moi-même demeurait dans son empire et sous ses regards, le Roi s’exclamait sans cesse : « je vous vois, je vous vois toujours, vous n’avez pas bougé ». Mais quand je fus enfin sorti de sa Ligne, il cria de sa voix la plus aiguë : « elle a disparu ; elle est morte. – Je ne suis pas mort, répliquai-je. Je suis sorti de Lineland, c’est-à-dire de la Ligne que vous appelez Espace, et je suis dans le véritable Espace où je peux voir les choses telles qu’elles sont. »
Etre dans la ligne ou hors de la ligne définit une certaine façon de « voir les choses telles qu’elles sont » ou telles que nous croyons qu’elles sont. C’est en ce sens que Manganelli évoque une « idée platonique ». Pour comprendre l’ « Allégorie de la caverne » du Livre VII de La République de Platon, il faut d’abord lire la toute fin du Livre VI et sa théorie de « la ligne ». Socrate y définit la réalité, la connaissance et la justice grâce au partage d’une ligne en segments qui, chacun, distinguent le monde visible, celui des illusions et croyances d’avec celui du monde intelligible, celui de la vérité et du savoir. La ligne devient donc frontière, position critique, discrimination. Chaque segment de la ligne suppose alors un passage, un déplacement, à la fois du regard et de la pensée.
La ligne établit une séparation mais aussi une jonction possible. Elle divise mais définit aussi une unité, c’est-à-dire l’unité d’un monde plus vaste qui rassemble des pensées et des temps différents. La ligne devient sens et signe ou encore ce que l’on pourrait appeler le lien – trait d’union entre le présent et le passé, le rêve et la réalité, l’art et l’industrie, le modern style et la tradition. Cela, c’est W. Benjamin qui le trouve dans ses observations des « passages » parisiens des années 1920. Dans ces espaces particuliers, lignes qui traversent discrètement Paris d’un boulevard à un autre, d’un arrondissement à un autre, un monde voit le jour durant le XIXème avec ses commerces, ses artisans, ses traditions et ses marchandises. L’étude des passages par Benjamin correspond à la description d’un monde onirique qui serait « un essai de technique du réveil », « une tentative dialectique de la remémoration ». L’expérience de la ligne comme passage est décisive. Le limes, le sentier, le passage, le chemin entre deux frontières, intervalle, dérive, prolongement d’un bord à l’autre, frange… la ligne témoigne toujours de cette même subversion. Le passage est une voie détournée, secrète et protégée. C’est un peu ce qui se joue ici, dans la revue qui accompagne l’exposition de Geoffroy Gross à la Anhaltische Gemäldegalerie de Dessau-Roßlau qui possède une grande collection de gravures parmi lesquelles une gravure de Lukas Cranach der Ältere, Die Heilige Margarethe (1513). Il faudrait insister sur la nature du trait et de la ligne en gravure ; bien différente de celle des dessins au fusain et à la mine de plomb de Geoffroy Gross. Mais ce que le musée parvient à opérer en établissant ce type de rapprochement, c’est vraisemblablement de placer dans un même espace, à l’image des Passages parisiens du point de vue de la marchandise, une histoire dialectique du geste où le fétichisme retrouve son questionnement entre intimité créatrice et médiation institutionnelle.
Jérôme Diacre
Texte publié dans le hors-série de la revue Laura, die Verfertigung der Linie – La construction du trait, septembre 2014
– Daniel Arasse, Le Détail / pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 17.
– Roland Barthes, Sollers écrivain, Paris, Seuil, 1978, p. 387.
– René Char, Recherche de la base et du sommet, « Alliés substantiels », Paris Gallimard, 1955.
– Flatland / une Fantaisie en Plusieurs Dimensions, Edwin A. Abbott, Paris, Anatolia Editions, 1996, p. 105