Les utopies constituées de Cécile le Talec
La recherche que mène Cécile le Talec sur les formes de communication non verbales, les langues dites sifflées, bourdonnées, les instruments vivants, est une préoccupation continue depuis plus de dix ans maintenant. Débuté comme souvent au hasard d’une rencontre, ce projet gigogne et vertigineux au sein duquel s’emboîtent expositions, concerts/performances, éditions, l’a mené tour à tour à la source de ceux qui les pratiquent. Iles Canaries, Mexique, Chine, République Tuva en Sibérie russe, Cécile le Talec y a multiplié les rencontres et les collaborations avec des spécialistes : ethnomusicologues, compositeurs, musiciens, acousticiens… La liste est longue des bras de ce delta artistique dessiné peu à peu. Et si chacun a sa source réelle (des locuteurs, des usages, des chercheurs, un désir de transmission), celle-ci est également la marque d’un souci particulier de perception de cette réalité. Cécile le Talec est allée brasser cette matière, parfois enfouie, parfois florissante, en gardant à l’esprit son souhait de tenter de croiser l’imaginaire entretenu de ces pratiques.
A considérer cette démarche du temps long et à une vaste échelle, on se rend compte que ce projet générique dessine un double triangle, à l’intérieur duquel se multiplient les interactions, entre écriture <> langue <> musique d’une part, transcription <> transmission <> communication d’autre part. Où comment faire se rapprocher de manière improbable des langues qui pour certaines ne s’écrivent pas, ni musicalement ni à l’aide d’une écriture conventionnelle. C’est par son approche plastique, qui donne forme à des supports immatériels, que Cécile le Talec concrétise cette possibilité de conjonction. Plasticienne qui revendique ce seul territoire, elle en explore la dimension sonore et crée une composition subjective à partir de ces adresses éphémères, renouvelées et poursuivies par la nécessité de l’usage.
Le chef d’orchestre, c’est celui par qui advient la musique, il opère le passage entre son écriture et sa traduction instrumentée grâce à la gestuelle de son corps. Dans Silence, photographie grand format proche de l’échelle 1, ses mouvements décomposés traduisent l’écriture de la partition en écriture corporelle, dont les musiciens interprètent les signes, mesurés comme débridés dans l’exercice de l’orchestre. Les superpositions de l’image, issues d’une scène filmée, scindent les gestes et donnent le sentiment d’un écoulement du temps, désormais suspendu. La solitude du chef, vu de dos, à qui nul instrumentiste ne répond, renforce le silence de l’image. Ici, la transcription efface la musique de l’image et renvoie aux seuls outils de la communication.
Dans Master Silence, c’est en revanche par le truchement de l’image que la musique se déploie et débouche sur un espace illimité. Une platine disque enchassée dans un socle monolithe noir brillant, sur laquelle tourne un disque argenté. Le saphir du tourne disque parcourt les sillons, effaçe inéluctablement le tracé de cinq lignes noires portant des notes, comme une partition bouclée sur elle-même, infinie. Au-dessus de l’ensemble, une caméra de type vidéo-surveillance filme en temps direct, une image projetée sur le mur d’en face. Dans cette vidéo instantanée et perpétuelle, le disque, la partition et les notes se transforment en une sorte de voûte céleste avec ses constellations stellaires. Ce « ciel » s’organise selon ses règles immuables et rejoue en permanence son organisation cyclique dans une nuit lumineuse et affairée. Nous sommes en présence de cosmogonies, locales et personnelles ou collectives et globales. Elles se rejoignent dans un mouvement de translation circulaire portant un univers à différentes échelles.
Comme une répercussion aphone, Master Silence fait face à Clavier / les Muets, autre œuvre silencieuse. Une étagère de deux mètres de long supporte une suite de livres fermés, qui présentent non leur dos comme dans une bibliothèque habituelle, mais le blanc de leurs pages serrées entre les couvertures. Sur le dessus, des rectangles noirs tracés à intervalles réguliers, rappel minimal d’un clavier. Bémols et dièses, ils répondent aux notes blanches des pages. L’écriture et son support de diffusion sont rendues inaccessibles, tout autant que la musique délivrée par le piano imaginaire. Ou plutôt non : cet objet impossible impose une projection psychologique pour rendre les deux modes audibles, lisibles. L’accès au contenu, au sens et aux émotions est une sente qui se parcoure ici mentalement.
Ce chemin d’opiniâtreté, qui mène là où un émetteur et un récepteur puissent être en phase, c’est la fragilité de Nuées. L’œuvre est tel un nuage, une proposition quasi immatérielle à pénétrer. Une accumulation de casques audio, suspendus depuis le plafond à différentes hauteurs, crée une multitude unicolore. Seul le spectateur acteur qui s’introduit dans Nuées pourra y entendre les sons bourdonnés et sifflés qu’elle diffuse en les gardant dans son aire volumique. L’œuvre agit comme un milieu propre, transmetteur d’ondes et d’énergies mélangées, depuis les signaux qui la constituent, ces oreillettes pendantes. Ils sont en attente de ceux qui pourront capter ces flux sonores dans l’enchevêtrement de leurs semblables.
Ce qui caractérise les œuvres, c’est la simplicité apparente des dispositifs, la monochromie, la légéreté, attributs qui pointent la volonté d’un presque rien, d’une forme de « transparence » dans les attendus plastiques. Car il est question d’associer un réel observé, décortiqué, analysé à une potentialité, possible car à expérimenter. Les œuvres sont pensées pour ne pas faire obstacle à cette possibilité, la suggérer, en esquisser des pistes, donner une idée de son infinité. Cela suppose une co-existence entre elles, qui sont présentées ensemble bien que séparées dans les faits. Cette dernière remarque appelle la notion importante de fragments. A travers ses œuvres faites de sons, d’images, de textes, de matières, Cécile le Talec change en permanence la focale de notre vision ; le fragment peut être un tout et le tout un immense détail.
Elle postule un dénominateur commun à ses préoccupations ; toute forme de communication suppose des dispositifs d’équivalence des idées, sensations, actions à échanger. Et c’est l’écheveau de ces mécanismes, que la correspondance soit d’homme à homme, homme à animal, homme à forces telluriques, qu’elle démêle et met en forme. Tracks-Prosodie évoque ces dispositifs complexes, adaptés à ceux qui les font naître. C’est avant tout un paysage, adapatation libre d’un spectrographe. Un appareil qui mesure un spectre, dont le Larousse nous dit qu’il est une « représentation graphique à deux dimensions (amplitude et fréquences) des composants acoustiques d’un son ». Ce panorama métaphorique se concrétise par une bande de papier noire perforée qui, après être passée en boucle dans les guides qui « dessinent » le dit paysage, aboutie à une boîte à musique. L’action du spectateur est à nouveau sollicitée pour que le mutisme de la construction cède le pas au déclenchement de la manivelle. Les perforations du papier transcrivent un texte écrit en mélodie. Depuis les deux dimensions du spectre qui n’était que visuel, l’écriture se fait volume et temporalité en entrant dans le champ auditif. Tracks-Prosodie présente une analogie avec le cinéma, outil de l’image et du récit. Les ombres portées sur le mur par les perforations, le défilement de la bande apparenté à celui de la pelliculle, la transformation de l’écrit-image en sons, font du spectateur son propre opérateur. Les engrenages entraînent le mouvement des pensées de l’auditeur/projectionniste. Au-delà de sa connaissance du texte, c’est la dimension mélodique, déployée dans le temps et l’espace, qui devient le canal de l’échange.
Les Résonants est une installation présentée dans une pièce indépendante, entièrement mise au noir. Ouverte sur la baie vitrée de la cour, elle expose une parenté certaine avec la chambre photographique. L’allusion au dépoli (la baie vitrée) répond à celle de la source lumineuse, la projection de Chords Cords, une vidéo noir et blanc. On peut y voir, après l’introduction d’un feu nocturne, un paysage Tuva filmé en panoramique à 360°, avec en bande son les harmoniques et les basses de bourdonneurs. L’image est envoyée sur Screen Cords, un cadre où sont tendues des cordes métalliques amplifiées, que les visiteurs sont invités à manipuler. Littéralement, l’instrument fait écran et condense les voix et les images. Au fond de la pièce, Pupi-Trees déploie sa forme arborée, faite de huit pupitres assemblés. Ils ne sont plus le support de l’écriture musicale mais celui du chant de canaris qui se déplacent librement dans l’espace et viennent s’y poser. Ensemble bouclé sur lui-même, l’installation est une synthèse des formes de communication non verbales et de leur rencontre incertaine. La transmission est ici fonction de la position adoptée par chaque visiteur. A la manière de cette camera oscura géante, il faut accepter d’inverser les valeurs habituelles pour percevoir la cristallisation en cours.
Alone together – qui donne son titre à l’exposition – est un autre miroir. C’est une guitare acoustique pour deux joueurs, dont les manches partagent la même caisse de résonance. Accrochée au mur, son horizontalité est encore une référence au paysage mental. Un micro relié à un amplificateur branché diffuse un souffle de basses continues, flux d’énergie souterrain, éventualité portée par l’instrument hybride. Il est en quelque sorte un double inversé du bourdonneur, qui se considère comme un corps résonateur transmettant les vibrations telluriques. Comme lui, le jeu de la guitare produit à la fois les basses et les harmoniques, entre indépendance et partage des deux instrumentistes. Mais si le bourdonneur est un instrument vivant, Alone together est un instrument parlant qui remplace l’émetteur humain. Le fait d’être seul ensemble révèle ce retournement à la manière du négatif/positif de la photographie.
Cécile le Talec se propose d’interpréter, avec ses outils, des schémas de pensée et des territoires qui ouvrent d’autres portes dans la compréhension du monde, visible comme invisible. Ainsi qu’elle le dit, « c’est comme, dans une bibliothèque, se dire « tout ce que je n’ai pas lu », plutôt que de faire le bilan de tout ce qu’on connaît. Ca donne le vertige. Le projet serait celui-ci : donner à voir, à comprendre tout ce que l’on ne connaît pas. Un champ des possibles dont on ne voit que la tranche ! » En ce sens, il s’agit bien d’utopies, mais constituées. C’est parce que les hypothèses plastiques sont réelles, fabriquées, en un sens achevées, qu’elles peuvent ouvrir le champ sous-jacent de l’idéal : le lieu d’une rencontre inventée entre des modes d’échange aussi singuliers dans leur contexte que proches dans leur sens.
Gunther Ludwig
Texte de l’exposition « Alone together », School Galerie, Paris, 2011