Yona Friedman à La Box et au Transpalette.
Deux volets, deux expositions qui se répondent, se complètent et dialoguent l’une avec l’autre, ouvrent chacune à leur manière des possibilités d’analyses et de compréhensions autour du foisonnement joyeux de l’œuvre de Yona Friedman.
Yona Friedman, architecte né en 1923, développe depuis le milieu du XXe siècle le concept d’«architecture mobile», fondement d’une théorie universelle selon laquelle habitat et urbanisme doivent être pensés d’une part directement par leurs utilisateurs et, d’autre part, en intégrant l’imprévisibilité du comportement futur de l’usager. Considéré comme l’un des plus grands penseurs de l’architecture aujourd’hui, Yona Friedman ne conçoit l’utopie que comme réalisable.
D’un côté donc, La Box. Le parti pris de l’exposition est d’y reconstituer l’appartement-atelier de cet architecte-artiste, le deuxième appartement qu’il investi et transforme depuis son installation à Paris en 1958. Reconstituer est pourtant un leurre, presque une impossibilité. Des murs au plafond, des strates, véritables couches géologiques, se superposent, toutes attestant de l’évolution de sa pensée. Ici, des dizaines de maquettes bricolées avec des objets usuels, des morceaux de cartons, de bouts de grillage, des films plastiques, des modèles de Villes Spatiales (1) se superposent, là des piles d’ouvrages anciens, traités d’architecture, livres d’histoire de l’art, recueils de photographies s’entassent, … Aux murs des dizaines de dessins et de peintures déclinent un bestiaire joyeux et solaire. Monstres, architectures et humains semblent former une constellation de figures contaminant les moindres recoins de l’espace. Quant aux meubles qui émergent ici et là, ils sont également métamorphosés, rehaussés de pictogrammes ou d’alphabets abstraits.
L’appartement de Yona Friedman est atelier, espace de travail, lieu d’archivage : «il est perçu comme un espace abstrait et symbolique dans lequel les lois de la pesanteur et de la perspective ne semblent plus s’appliquer et se déploient comme une archéologie de la représentation, à la recherche de la possible survivance d’une esthétique et d’une pensée primitive dans le monde d’aujourd’hui. L’appartement de Yona Friedman est une utopie réalisée, anticipant un futur qui n’implique pas la destruction du passé mais vient se superposer à lui» (2).
La reconstitution de l’appartement-atelier est un enjeu d’actualité car elle fait l’objet d’une donation avec réserve d’usufruit à l’Etat, Centre national des arts plastiques – Fonds national d’art contemporain. Comme étape préalable à cette donation, un relevé photographique et topographique du lieu a été engagé depuis 2010 et c’est à partir de cette banque d’images que les commissaires, Caroline Cros & Stéphane Doré, entendent poser la question de la possibilité de conserver et de transmettre ce format en devenir qu’est l’atelier, à la fois lieu de vie et véritable monde en soi au cœur de la ville. Clos et ouvert sur le monde, cet appartement est à l’image du cerveau de l’artiste et de son immense quête de liberté. En amont de l’espace atelier, des maquettes historiques issues des collections du Frac Centre, prescripteur en matière d’architecture et d’urbanisme et voisin de La Box et du Transpalette, seront exposées.
Dans un second temps, le Transpalette est l’occasion de mettre en pratique les exigences théoriques de Yona Friedman à travers de nouvelles productions réalisées par les étudiants de l’École nationale supérieure d’art de Bourges et de l’École supérieure d’art et de design de Valence. Ce workshop s’inscrit dans l’idéal «écologiste» prôné par Yona Friedman ; idéal voulant que l’architecte ne soit plus un concepteur autoritaire habilité à résoudre des problèmes mais bien un simple consultant qui propose des concepts et des possibilités de solutions. De ce fait, son œuvre architecturale ou graphique est toujours sujette à l’appropriation, au détournement et à l’interprétation. Sous l’impulsion de Damien Sausset & Hervé Trioreau – coordinateurs de l’exposition et du workshop -, les étudiants ont donc utilisé certains des éléments iconographiques de l’appartement par la suite déclinés sur divers supports. Grâce à de multiples échanges avec Yona Friedman, ils ont réagi à cette œuvre protéiforme.
Au cœur de la pensée de cet artiste se trouve également l’idée de dissémination. Une affiche, un livre, un leporelo ou une simple sérigraphie doivent irriguer le monde. Cette utopie merveilleuse fut au cœur des multiples productions et éditions réalisées ces dernières années pour le Cneai de Chatou. Une partie de ces livres, films d’animations et affiches seront également montrés au Transpalette. Cette présentation, véritable contrepoint aux productions des étudiants, se trouve complétée de plusieurs œuvres originales démontrant combien il est possible de créer à partir de n’importe quel matériau, y compris les plus pauvres, les plus communs. Au côté de maquettes réalisées à partir de rouleaux de papier toilette, de morceaux de plastiques récoltés dans la rue, le Transpalette met en scène, dans une version épurée et remaniée, Iconostase, œuvre de 2011 provenant des collections du Musée d’art contemporain de Lyon. Constituée de 350 cerceaux de 130 cm de diamètre, l’œuvre anime le puits central du Transpalette en reconstituant sous une forme ludique certaines des Villes Spatiales de l’artiste.
Les expositions à La Box et au Transpalette offrent un panorama exceptionnel de la pensée expérimentale de Yona Friedman et démontrent combien toute utopie ne vaut que si elle est dans le mouvement et la mise en abîme faces aux fluctuations du réel.
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Yona Friedman
Né en 1923 à Budapest, Yona Friedman suit des études à l’Institut de Technologie de Budapest de 1943 à 1945, date à laquelle il décide de migrer à Haïfa pour finir son cursus. Fort de son diplôme obtenu en 1948, il imagine des habitats collectifs pour le jeune état d’Israël jusqu’en 1957, date ou il s’installe à Paris. En 1958, il fonde le Groupe d’étude d’architecture mobile. Préoccupé par le devenir de l’idéal démocratique, il oriente ses recherches en urbanisme vers l’utopie d’une mégalopole du futur. C’est ainsi qu’il imagine ses premières Villes Spatiales en 1959. Ces cités dynamiques, «mobiles», reposent sur l’idée de structures porteuses dégageant des cages vides destinées à accueillir des éléments adaptés à l’habitation des familles. À partir des années 1970, il radicalise ses travaux théoriques et commence à s’intéresser aux principes de l’autoconstruction et de l’autoplanification. Il donne alors une réponse concrète et pragmatique aux utopies véhiculées par le milieu architectural dans les années soixante qui marque et influence considérablement bon nombre de projets contemporains.
(1) Principe imaginé dès 1959 par Yona Friedman, la Ville Spatiale est une structure spatiale surélevée sur pilotis, qui peut enjamber des zones non constructibles ou même des villes existantes. «Cette technique permet un nouveau développement de l’urbanisme : celui de la ville tridimensionnelle ; il s’agit de multiplier la surface originale de la ville à l’aide de plans surélevés» (Friedman). La superposition des niveaux doit permettre de rassembler sur un même site une ville industrielle, une ville résidentielle ou commerciale. Les constructions doivent «toucher le sol en une surface minimum ; être démontables et déplaçables ; être transformables à volonté par l’habitant». La Ville Spatiale constitue ainsi ce que Yona Friedman nommera une «topographie artificielle» : une trame suspendue dans l’espace qui dessine une cartographie nouvelle du territoire à l’aide d’un réseau homogène continu et indéterminé. Cette maille modulaire autorisera une croissance sans limite de la ville au sein de cette mégastructure. Sur la grille ouverte viennent se greffer les habitations individuelles qui n’en occupent que la moitié, les «remplissages» devant alterner avec les «vides» ; l’ensemble
a donc un rythme variable, dépendant des choix des habitants. «La force d’expression individuelle deviendra ainsi une composition au hasard et la ville redevient ce qu’elle a toujours été : un théâtre de la vie quotidienne». Publié en France par Michel Ragon dès le début des années 1960, la Ville Spatiale nourrit aujourd’hui encore l’imaginaire de nombreux artistes et architectes contemporains ainsi que les recherches les plus actuelles en matière d’architecture modulaire (Frac Centre).
(2) Yona Friedman & Camille Henrot, Transmission / Réception, 2007, édition Kamel Mennour.