Figure emblématique, voire mythique de l’art roumain contemporain, actif d’abord dans un cadre plutôt underground pour se faire confirmer ensuite sur la scène internationale, Ion Grigorescu est connu particulièrement à travers l’interprétation politisée donnée de son œuvre.
L’exposition qu’accueille la galerie de l’École nationale supérieure d’art de Bourges, La Box, propose de le découvrir autrement.
Il ne s’agit pas là d’un pari, d’une divulgation, car plusieurs des photographies et vidéos présentées ici ont été déjà exposées ailleurs, mais d’un groupement qui restitue pour le visiteur l’espace (d’action) de l’artiste – tel que celui-ci l’arpente, l’appréhende et l’interprète.
En faisant cela, l’exposition ne tend nullement à annuler la composante politique du travail de Grigorescu, mais surtout la situer dans le dialogue, plus complexe (et subtil), que l’artiste engage avec le monde.
L’œuvre de Grigorescu a toujours traité du rapport, du dialogue : le rapport à la société, au milieu des proches, au milieu encore plus restreint de la famille, le rapport à soi-même.
En choisissant la ville comme point de fuite, l’exposition met en évidence à la fois cet art du dialogue (que l’artiste mène de manière presque socratique) et la complexité du regard de Grigorescu.
À première vue, il donne à voir des images banales du quotidien de la Roumanie socialiste et des premières années d’après la chute du Mur. Mais derrière les grands ensembles et les scènes d’intérieur se profilent des couches de signification s’offrant comme autant de lectures possibles. Toutes parlent de la condition humaine, ce qui correspond en fait à la façon de Grigorescu de voir les espaces de la ville – comme des prolongations graduelles de lui-même. Ainsi, ses images sont autant des méditations existentielles, questionnant et révélant, tour à tour, l’intimité de la mécanique de la (sur)vie.
L’exposition suit ces topographies existentielles à travers les espaces de la ville – publics et privés – qui dessinent une double corporalité. D’une part, le corps maçonné de la ville, que Grigorescu filme et photographie comme si c’était un corps humain ; d’une autre, les corps de ses habitants, celui de l’artiste y compris. Caché ou visible, ce dernier fait toujours office de médiateur.
Les figures apparaissant dans les photographies et dans les vidéos sont indéniablement des corps politiques, parce qu’ils se positionnent d’une certaine manière ou parce qu’ils sont porteurs d’un message.
Mais en même temps, ces corps participent à une narrativité qui englobe des histoires intriquées – non pas la grande Histoire, celle dictée par le politique, mais les petites histoires individuelles, infiniment plus passionnantes.
Après un préambule – Questions d’espace : public/ privé – qui pose les jalons de ce cadrage, l’exposition se structure autour de trois grands thèmes. Le premier volet, La ville/ se fait/ et se défait, prend la ville comme objet d’étude, non pas dans sa dynamique vitale, mais dans sa corporalité architecturale, que l’artiste explore tantôt en tant que personnage, tantôt en tant que scénographie. Les pistes sont brouillées : les images montrent-elles un décor, perturbant presque dans sa banalité et sa monotonie affligeantes, ou surprennent-elles les manifestations d’un processus sournois qui modifie le corps de la ville ?
Ces paysages urbains vides se livrent tantôt comme des témoignages flous, qui sont presque en train de s’effriter sous nos yeux, et tantôt comme les séquences d’une statistique. Un deuxième thème, Entre les murs, replie le regard vers l’intérieur, quittant l’espace public pour le privé, où déborde l’intimité, coincée par l’étroitesse des murs. Des intérieurs détournés où s’entassent à la fois des corps, des objets et des activités parfois incongrues – à l’abri de ces mêmes murs, la vie paraît gagner une sur-dimension que les façades du premier thème ne laissent pas soupçonner.
Enfin, le troisième volet, Topographies existentielles, revient à l’extérieur, incluant cette fois-ci les habitants de la ville dont la présence transforme les scénographies architecturales de la première partie en topographies existentielles.
Carmen Popescu
commissaire de l’exposition
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Ion Grigorescu vit et travaille à Bucarest, en Roumanie, mais il expose régulièrement à l’étranger. Depuis 1990, ses œuvres ont été présentées dans de nombreux musées (depuis le Stedelijk d’Amsterdam jusqu’au Centre Pompidou de Paris, en passant par le MoCA de Los Angeles et le MoMA de New York) et expositions (dont plusieurs éditions de la Biennale de Venise ou encore la Documenta 12 à Kassel).