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Du 15 Oct 2021 au 16 Jan 2022

Vernissage : 15 Oct @ 18h30

Agir dans son lieu

Catégorie :

18 Cher

Une proposition de Julie Crenn

Adresse :

Friche l'Antre-Peaux 26, route de la Chapelle 18000 - Bourges

Exposition collective / Artistes invité.es : Meg Boury – Morgane Denzler – Aurélie Ferruel & Florentine Guédon – Kako & Stéphane Kenkle – Le Nouveau Ministère de l’Agriculture – Pascal Rivet – Damien Rouxel – Eric Tabuchi & Nelly Monnier (ARN) – Nicolas Tubéry – Lois Weinberger.

Agir dans son lieu est un projet au long cours. Un cycle d’expositions consacré aux liens qui existent entre les artistes et les paysan.nes. Après Yvetot en Normandie et Les Arques dans le Lot, Agir dans son lieu s’installe au Transpalette à Bourges. L’exposition propose une réflexion à voix multiples et situées à partir des mondes paysans.

« Agis dans ton lieu, pense avec le monde » a proclamé Édouard Glissant. Le Nouveau Ministère de l’Agriculture propose un système alternatif, un programme politique agroécologique, respectueux des terrestres.
À La Réunion, Kako et Stéphane Kenkle travaillent la terre pour cultiver des fruits et des légumes. Ils se disent artgriculteurs et tendent à une autonomie alimentaire.
Au nom de l’ARN – l’Atlas des Régions Naturelles – Nelly Monnier et Éric Tabuchi parcourent la France de fond en comble, ielles archivent un patrimoine de formes et de vies souvent invisibles.
Aurélie Ferruel et Florentine Guédon fouillent un autre patrimoine, celui de la transmission gestuelle et orale, qu’elles instillent dans leurs œuvres sculpturales et performatives.
Dans une même perspective, Meg Boury explore la dimension spectaculaire (concours, foires, compétitions sportives, etc.) à travers laquelle les paysan.nes visibilisent à la fois des compétences et un sentiment de fierté. Ces spectacles paysans souvent médiatisés gomment les réalités de leur quotidien.
Dans la ferme familiale en Bretagne, Damien Rouxel performe le genre, la famille et l’histoire de l’art.
Pascal Rivet sculpte les outils du monde paysan.
Nicolas Tubéry réalise des installations (film et sculpture) à travers lesquelles il nous donne à voir et à ressentir le quotidien des paysans qu’il rencontre.
Les photographies sculpturales de Morgane Denzler manifestent les relations sensibles entre les éleveur.ses, les brebis et le lieu qu’ielles habitent.
L’exposition représente aussi une occasion pour rendre hommage à Lois Weinberger (1947-2020). Artiste, botaniste et archéologue, il a, toute sa vie, sondé la terre en quête d’histoires (personnelles et collectives), mais aussi pour nous alerter à propos des plantes invisibles, celles que beaucoup nomment encore « les mauvaises herbes ». Dans les jardins, sur les trottoirs ou dans les tiers lieux, ces plantes méprisées possèdent des propriétés importantes que l’artiste s’est attaché à rendre visibles.

Individuellement ou collectivement, quatorze artistes invité.es pensent les réalités plurielles du monde paysan à partir de leurs expériences, de leurs corps et de leurs histoires respectives. Un mouvement s’opère entre l’art et l’agriculture, et inversement. Il s’agit alors de fabriquer et de proposer une conversation entre deux territoires pensés séparés, et pourtant, portent des points communs et essentiels. Une conversation nourrie de choix (philosophiques, plastiques, économiques, politiques) qui nous invite à (re)penser les interdépendances, les invisibilisations, les absurdités, les violences, les nécessités. Des choix, les leurs et les nôtres, qui ont des conséquences directes sur le vivant dans son ensemble.

Kako & Stéphane Kenkle – Tétfler, 2021

AGIR DANS SON LIEU – Texte de l’exposition

Voilà quelques années que se déploie AGIR DANS SON LIEU dans l’hexagone. Il s’agit de réunions d’artistes sous la forme d’expositions et de résidences au creux de différents territoires. Nous avons débuté en Normandie, à Yvetot (2017), puis nous nous sommes installé.es plusieurs semaines aux Arques (2018), dans le Lot, et aujourd’hui nous nous retrouvons dans le Cher, à Bourges.

Pour chaque lieu, la proposition se transforme et se renouvelle. Le contexte et les personnes investies (artistes, paysan.nes, équipes des structures, artisan.nes, etc.) participent à l’évolution du projet.

Il me faut situer AGIR DANS SON LIEU.

Je suis l’initiatrice de ce projet collectif auquel les artistes prennent véritablement part. Parce qu’ielles sont intimement concerné.es par les réalités du monde paysan. Des réalités extrêmement différentes selon les choix de chacun.e. Des réalités qui ont des répercussions immédiates sur le vivant, les écosystèmes, l’alimentation et les corps. Je suis historienne de l’art et commissaire d’expositions, je suis aussi la compagne d’un éleveur bovin. Nous vivons au nord du Cotentin. Sa vie et ses choix, font partie intégrante de mon quotidien, de mes recherches et de mon regard à propos du monde paysan et plus largement du vivant. Je dis souvent que je porte à la fois une basket et une botte en caoutchouc. N’y voyez rien de binaire, tout y est complémentaire. Par mon expérience personnelle, deux mondes pensés séparément peuvent se rencontrer et trouver des lieux de conversation. L’endroit où je vis et je pense me permet, par exemple, de fabriquer des associations entre les conditions de vie des paysans et des artistes. D’établir des parallèles entre leurs choix et la manière dont ielles sont à la fois traité.es par leurs milieux respectifs. La manière aussi dont ielles sont considéré.es par la société.[1] Dans l’imaginaire collectif, les paysan.nes et les artistes sont vétu.es de stéréotypes, d’images d’Épinal, d’idées reçues, souvent fausses et déformantes. Il est impossible de poser un constat généraliste à propos des un.es comme des autres. Ielles sont les fondations de leurs milieux. Ielles fabriquent des nourritures essentielles. Sans eux et sans elles, pas d’arts et pas d’aliments. Ielles sont à la base d’un chaînage pyramidal sourd et aveugle à leurs conditions de vie. Il me paraît alors important de rassembler les artistes et les paysans afin que les expériences et les paroles se tissent – que les milieux puissent s’entrelacer. Ces conversations ont lieu par la voie des résidences où les artistes discutent, observent et collaborent directement avec les paysan.nes. Les œuvres résultent de leurs échanges. Les conversations se tissent aussi dans la vie même des artistes invité.es qui pensent le monde paysan à partir de leurs expériences, de leurs corps et de leurs histoires respectives. À partir de leurs lieux, de leurs terrains de vie, ielles poursuivent leurs recherches dans le cheminement, la relation et l’alliance.

En finir avec les abstractions

Écrire ou parler d’AGIR DANS SON LIEU est plus difficile pour moi cette année. Plus difficile d’y réfléchir quand je suis tantôt submergée par la colère, tantôt par une profonde tristesse. Le monde paysan, comme celui de l’art, est pluriel. Il est composé de branches contradictoires en termes de pensées et de pratiques. En ce sens, Vandana Shiva (militante écoféministe) oppose deux lois, celle de l’exploitation, « selon laquelle le monde est une machine et la nature de la matière inerte » – celle de la réciprocité, « selon laquelle tous les êtres prennent autant qu’ils donnent. »[2] Les deux systèmes (lois) coexistent dans un conflit politique : l’agriculture intensive aussi dite conventionnelle, versus l’agriculture paysanne, l’agroécologie. La majorité des États de notre monde ont fait le choix de la loi de l’exploitation, de l’agro-industrie, de l’agrochimie, des intrants destructeurs, des semences brevetées, des pesticides (qui, ne l’oublions pas, sont des armes de guerre et d’extermination). « Et pourtant, seuls 30% des aliments que nous consommons proviennent des grandes exploitations agricoles industrielles. La part du lion nous vient des petits exploitants, qui travaillent sur des parcelles de taille modeste. En revanche, l’agriculture intensive est responsable de plus de 75% des dégâts écologiques infligés à la planète. Ces chiffres sont généralement ignorés, dissimulés et contestés, et on continue de promouvoir dans le monde entier l’idée fausse selon laquelle c’est l’agriculture industrielle qui nourrit l’humanité. »[3]

Le monde paysan qui me tient à cœur est celui de la réciprocité. Celui qui fait le choix de respecter au mieux le vivant : de l’herbe qui pousse à ce que nous cuisinons dans nos assiettes, en passant par la relation à l’animal et au végétal, à l’attention portée aux sols, aux haies, à l’eau et à l’air. Un monde paysan qui pense le commun des terrestres : « Dire : ʺNous sommes des terrestres au milieu des terrestresʺ, n’introduit pas du tout le même politique que : ʺ Nous sommes des humains dans la nature.ʺ Les deux ne sont pas faits du même bois – ou plutôt de la même boue. »[4] Un monde paysan qui porte des responsabilités quant à son lieu, qui est agi par la conscience des urgences et de l’extrême vulnérabilité des écosystèmes. D’une diversité qui ne disparaît plus aussi lentement que nous pouvions l’imaginer. Ce monde paysan est aussi en train de disparaître sous nos yeux fermés et nos oreilles bouchées. On ne le voit pas, on ne l’entend pas. Le monde paysan n’est pas une abstraction. La loi de l’exploitation l’engloutit parcelle par parcelle. Les petit.es paysan.nes n’entrent pas dans le moule de cette loi. Les armes et les idées ne sont pas les mêmes, les économies non plus. Sur une durée de vingt année d’élevage bovin raisonné et raisonnable – sans week-end, vacances, jours fériés ou arrêt maladie parce que le vivant ne connait pas de pause – mon compagnon n’est jamais parvenu à « gagner » l’équivalent d’un SMIC. Les petit.es paysan.nes vivent soit sous le seuil de pauvreté, soit sous le régime de l’endettement que partagent les acteur.ices des deux lois.[5] Il ne s’agit pas de se plaindre (un autre stéréotype qui colle à la peau des paysan.nes), mais de regarder leurs réalités en face.

Le choix de l’anti-alimentation

Lorsque je réfléchis à nos choix collectifs, un ensemble de questions explose. Je mets alors mes pieds dans le plat. Je me demande souvent pourquoi les citoyen.nes me paraissent plus « informé.es » de l’impact des pets de vache sur la couche d’ozone, qu’à propos des suicides hebdomadaires des paysan.es endetté.es, épuisé.es, isolé.es et pressurisé.es ?[6] Pourquoi parle-t-on de « nuisibles » végétaux ou animaux ? Comment peut-on spéculer sur la valeur du riz et des céréales alors que la faim règne sur tous les continents ?[7] Savez-vous qui récolte les fraises espagnoles ?[8] Savez-vous d’où vient ce steak haché conditionné sous blister ? Comment la vache dont il est issu a été élevée ? Qu’a-t-elle mangé durant sa vie ? Quelle a été la durée de sa vie ? Lorsque nous achetons de la nourriture, nous soutenons directement différents types d’économies, différents systèmes de pensées. Je me demande aussi pourquoi les humain.es qui semblent se soucier des questions écologiques, se soucient aussi peu de leur alimentation. Ces questions sont pourtant intimement liées. Il ne s’agit pas de culpabiliser individuellement, mais plutôt de nous retourner contre les responsables de ce « système anti-alimentaire » (V. Shiva) : les États, la PAC (la Politique Agricole Commune Européenne), les firmes et les lobbies de la grande distribution, de l’agrochimie, de l’agro-industrie, entre autres.[9] Il s’agit aussi d’en finir avec la soumission, de retirer nos œillères et de prendre collectivement nos responsabilités pour résister à une économie qui empoisonne littéralement le vivant. La résistance s’accompagne inévitablement d’une fabrication d’alternatives où les vies de chacun.e (humain.es et non humain.es) priment sur les dividendes, les profits et les bénéfices.

Je suis confrontée, au quotidien, à ces urgences et à ces souffrances auxquelles il est quasiment impossible de remédier individuellement. La révolution radicale de nos choix est urgente. Le système mondial a fait le choix de modèles agricoles spéculatifs, hors-sol, productivistes, intensifs, brutaux, dévastateurs, pour satisfaire des choix alimentaires inefficients. Geneviève Azam (économiste et altermondialiste) parle de pensées et de pratiques déterrestrées, situées en dehors de la terre, en dehors du commun.[10] Ces choix – car, au final, tous les choix portent des conséquences, positives comme négatives, nous nous affectons toustes quotidiennement – participent d’une disparition programmée de l’agriculture paysagère et vivrière. Quand je pense à ces pratiques agricoles, c’est le mot « épuisement » qui me vient à l’esprit. Les petit.es paysan.nes meurent ou laissent leurs places avec un sentiment d’échec absolu. Nous délaissons une agriculture raisonnée et raisonnable au profit des monocultures excluantes, des organismes génétiquement modifiés qui manipulent et transforment « l’écriture du vivant de manière irréversible », des fermes aux milliers de vaches, des arbres de l’Amazonie incendiés et tronçonnés pour faire pousser du soja qui sera ingurgité par des vaches, des déserts verts azotés, de l’extraction d’énergies fossiles, des méthaniseurs qui dévastent les sols, de milliers d’hectares de céréales couverts de pesticides, des milliers de tonnes de glyphosate (et d’autres tonnes de biocides) pour faire la guerre à celleux qu’ils nomment les nuisibles, des cultures bananières antillaises intoxiquées à la chlordécone, de la vaste blague de l’agriculture labellisée « bio » produite selon des pratiques industrielles, d’élevages fermés et intensifs dont on préfère ne rien savoir. Une agriculture qui maltraite, appauvri et tue l’ensemble des terrestres.[11] Les situations sont nombreuses et toutes effrayantes. Depuis les années 1950, une agriculture de laboratoire s’est établie sur tous les continents. « Des œufs sans poule, de la viande sans animaux et du miel sans abeilles. C’est un fatras assourdissant, post-moderne et post-humain. »[12] Le vertige. Extraction, épuisement, exploitation, dépossession, empoisonnement, rendement, suffocation, optimisation du vivant. Les ravages sont trop nombreux. Adieu les abeilles, les vers de terre, les coquelicots et les herbes folles. Le corps d’une vache peut-il, très sérieusement, être augmenté d’un hublot ? Ces choix mortifères sont ceux de puissances destructrices à tous points de vue/vie.

Reconstruire nos attachements

On parle communément d’exploitations agricoles pour désigner le lieu où travaillent les paysan.nes. Exploitation. Le sens du mot est chargé. Là où je vis, les choix sont clairs. Nous ne parlons jamais d’exploitation, mais de soin. Tous les matins, mon compagnon dit : « je vais soigner les filles ». Nous parlons des champs, qui portent chacun un nom – un lieu-dit. Nous parlons du « bâtiment », de l’abri hivernal. La ferme est gardée par Gigi et Floki, deux chat.tes. Elle compte huit âne.sses normand.es qui braient au moindre mouvement. Les vaches, des salers, sont âgées (l’une d’entre elles, Lucia, fête ses vingt ans cette année, tandis qu’une autre, Yéti, est aujourd’hui âgée de dix-huit ans). Elles sont dehors une grande partie de l’année, jusqu’à ce que les sols argileux regorgent des eaux de pluie. Quand la terre ne peut plus porter les vaches, elles rentrent quelques mois et ressortent au printemps. Dehors, elles mangent l’herbe des prairies permanentes – dedans, le foin, coupé sur place pendant l’été. Elles portent fièrement leurs cornes que nous refusons catégoriquement de brûler ou de couper. Elles sont soignées avec des mélanges de plantes. Nous leur parlons. A l’intérieur du bâtiment, elles écoutent de la musique. Elles ne vivent pas enfermées dans leur merde. Elles ne sont pas inséminées. Elles ne sont pas considérées comme des robots reproducteurs. Et même si la situation économique devrait nous y pousser, l’efficacité et le rendement ne sont pas une priorité. La question du soin est placée au centre des préoccupations de celui qui les élève.

J’aime penser qu’elles mènent une vie paisible. Je n’idéalise rien, je sais quel est leur destin, celui de finir dans les assiettes de celles et ceux qui mangent de la viande (je précise que je fais partie des humain.es omnivores). Je sais aussi que leur présence est nécessaire au lieu qu’elles habitent : la repousse des herbes, des fleurs et des haies qu’elles adorent grignoter par-dessus les clôtures ; leurs bouses alimentent la vie souterraine et font la joie des insectes. Parce qu’elles ne sont pas nombreuses et qu’elles ne subissent pas de stress, elles participent au maintien d’une biodiversité. Avec elles, dans les champs, je vois des chevreuils, des lièvres, des cigognes, des hérons, des écureuils, des taupes, des musaraignes, des crécerelles, des bergeronnettes, des buses et une multitude de petits oiseaux, des grenouilles, des ragondins, des salamandres, des blaireaux, des mouches, des papillons, des libellules et d’autres nombreux insectes. Je pense aussi au chant du coucou qui nous fait tant sourire. Ici, la chasse est interdite. De nombreux animaux l’ont bien compris. La ferme, au fil des années, est devenue un espace safe. Un sanctuaire pour les faisans, les lièvres, les bécasses, les chevreuils et bien d’autres allié.es.

Ralentir

Baptiste Morizot écrit que les humain.es sont globalement aveugles quant à ce qui se trame de vivant dans un lieu. Il parle de la « crise de nos relations collectives et existentielles, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde perceptif, affectif, et politique. »[13] Alors, comment nous rebrancher les un.es aux autres ? Il nous faut penser et impulser un mouvement contraire, celui des terrestres réfractaires à ces systèmes où la vie et le commun n’importent plus.[14] Au soin, s’ajoute une autre donnée déterminante, celle du temps. Et notamment celle du ralentissement et de la décroissance. Parce que tout doit aller toujours plus vite pour satisfaire les marchés, il nous faut donner un coup de frein massif et collectif. Freiner, ralentir pour revenir vers d’autres temporalités inscrites dans le vivant. Le temps de l’animal, du végétal et de leurs écosystèmes. Respecter le temps nécessaire à la croissance de chacun.e. Celui de la (re)pousse de l’herbe, celui des changements de saison auquel nous devons réapprendre à nous adapter. En finir avec les pratiques qui gouvernent, manipulent et domestiquent le vivant afin qu’il se plie aux contingences humaines.

Si les constats néfastes sont nombreux, les solutions le sont aussi. Je parle ainsi d’agroécologie, d’agroforesterie, de permaculture, d’agriculture de conservation, de présences attentives aux spécificités de tous les biotopes. Des pratiques paysannes qui participent à soigner et à réparer le vivant. « La fraîcheur vient du temps que vous consacrez au soin, à la transmission, à l’éducation, à la réparation d’un monde profondément cabossé, malade et carcéral. Ce temps est subversif quand il est volé aux injonctions du temps ʺproductifʺ. »[15] Nous devons nous réadapter au vivant, nous extraire d’une position centrale que nous nous sommes octroyé.es pour réapprendre nos interdépendances. « Mais comment actualiser cette solidarité de fait ? Cela passe par reconnaître, de manière encore plus cruciale, que nous ne sommes pas seuls à pouvoir transformer la situation présente : peut-être y a-t-il effectivement, dans une compréhension écologique du monde, bien d’autres puissances d’agir que les puissances humaines à pouvoir interférer, intervenir et remédier à la situation présente. D’autres manières de faire, de se relier, de se protéger, de soigner peuvent être convoquées : des manières animales, végétales, sylvestres, bactériennes, fongiques, sont à l’œuvre pour fabriquer des mondes vivables. Il nous faut moins les fantasmer qu’apprendre à les connaître, à les rencontrer, à les défendre, à les amplifier, dans leurs spécificités. »[16] Les pensées et les pratiques d’une décroissance générale génèrent une exigence nourrie de sobriété, d’humilité, de patience et de respect.

Les lois opposées de l’exploitation et de la réciprocité accordent une temporalité différente au vivant. « Le temps humain, paramétré, rationalisé et orienté de manière linéaire vers un progrès infini s’est progressivement substitué au temps cyclique de la nature et a été absorbé dans le temps économique. »[17] Alors que la loi de l’exploitation pense à très court terme, à un rendement immédiat, la loi de la réciprocité donne le temps aux sols de se régénérer, aux animaux de vivre, aux végétaux de croître selon leurs conditions. Je me permets à nouveau de faire un parallèle avec les artistes, et cet étrange vocabulaire qui a, depuis quelques années, remplacé le mot œuvre par celui de production. Produire dans son atelier, produire dans son exploitation… Ne peut-on pas revenir vers la fabrication, la récolte, la lenteur ? Vers un champ lexical proche de nos corps, de nos gestes et de nos choix. Redonner le temps au vivant engage à freiner la course, à ralentir et à atterrir. Cela nous engage à lutter contre les impératifs d’efficacité, d’immédiateté, et l’obsession productiviste. Imaginer un « développement durable » est un non-sens, tout comme les notions absurdes de croissance verte ou de capitalisme vert. Il nous faut repenser les urgences afin de nous rapprocher, de nous relier : « notre éloignement, notre perte de sensibilité, réduisent notre intelligence du monde. »[18]

Bombes d’amarante

Depuis le mois de février 2020, j’ai cessé de me déplacer comme j’en avais l’habitude avant la pandémie. Depuis plus d’une année, j’agis dans mon lieu, en arpentant quasi quotidiennement le chemin de la ferme, les bords des champs, le long des haies. Je marche en compagnie de Monsieur Francis, espèce compagne adorée. Si j’étais déjà attentive à la vie de la ferme, aujourd’hui je prends le temps avec les vaches, avec les ânes, j’apprends la botanique pour mieux comprendre le fonctionnement de l’écosystème dont je vous parle. Je retrouve une sensibilité, une attention et une écoute que j’avais lorsque j’étais enfant et adolescente. C’est un peu de toutes ces réflexions partagées que nous retrouvons au creux des œuvres qui forment la nouvelle édition d’AGIR DANS SON LIEU. Il est ainsi question de transmission, de fierté, de désespoir, d’abandon, de métamorphoses, d’alternatives, de poésie, d’impuissance, de violences, d’hommage et de politique, car les mondes paysans sont intrinsèquement politiques. En 2007, Édouard Glissant déclame : « Je crois qu’il faut adopter le principe : agis dans ton lieu, pense avec le monde. C’est cela la mondialité. Une politique du monde qui s’oppose aux aspects négatifs de la mondialisation.»[19] Agir dans son lieu, c’est faire des choix pour le comprendre, l’habiter en conscience et le protéger (le défendre). L’action se fait dans l’engagement, le don, de restitution et la résistance. Soyons des bombes de graines d’amarante.[20]

« Qu’est-ce qu’une action politique ? Nous la reconnaissons à ces trois éléments : c’est faire effraction dans un ordre donné, interrompre localement cet ordre, et commencer un autre processus, en écart avec cet ordre. »[21]

Les artistes explorent nos choix individuels et collectifs. Ielles connaissent les mondes paysans dans leurs chairs ou parce qu’ielles s’y confrontent avec la volonté de les comprendre. Ensemble, nous agissons dans un lieu spécifique, celui du centre d’art pour poser un ensemble de questions, partager des constats, visibiliser les alliances, associer des pensées, des matérialités et des corps. Nous sommes toustes concerné.es, toustes affecté.es. À la déterrestration et aux pensées hors sol du vivant, nous préférons l’atterrissage et le devenir terrestre de toutes les espèces vivantes. Bruno Latour écrit : Se réapproprier le sol, c’est lutter contre l’envahissement par ces sortes d’extraterrestres qui ont d’autres intérêts, d’autres temporalités que ceux des infraterrestres et qui interdisent, littéralement, de mettre au monde quelque être que ce soit. »[22] C’est l’effet papillon. Parce que ces mondes ne sont pas isolés du reste de la société, bien au contraire, ces mondes et leurs choix respectifs ont des incidences majeures sur leurs existences, sur nos corps et sur celui du vivant dans son ensemble. Starhawk écrit que la révolution est ce que nous sommes, pas ce que nous deviendrons, ce que nous faisons, pas ce que nous ferons un jour. C’est une expérimentation vivifiante, un processus qui se produit maintenant ?[23]

Julie Crenn, Valognes, mai 2021.

Morgane Denzler – Sheep don’t forget a face / Résidence Les Arques (2018)

 

[1] Au moment où j’écris ce texte, la ville de Bordeaux déploie une campagne d’affichage posant la question du coût de la culture ou celle de savoir si être artiste est véritablement un métier. En savoir plus ici : https://rue89bordeaux.com/2021/04/artiste-cest-un-metier-la-question-qui-fache-les-artistes/?fbclid=IwAR13ziEUD4JKxEfHc26HcSuXy3wfPjdLOFkOfPm1XhEawoRfazpiGkUbBA0

[2] SHIVA, Vandana. Qui nourrit réellement l’humanité ? Arles : Actes Sud, 2020, p.10-11. Vandana Shiva, née en 1952 à Dehradun. Elle est une conférencière, écrivaine et militante féministe et écoféministe indienne. Elle dirige la Fondation de la recherche pour la science, les technologies et les ressources naturelles. Elle a reçu le prix Nobel alternatif en 1993. Dans une même pensée, Bruno Latour parle de systèmes de production et de systèmes d’engendrement. Il écrit : « Les deux analyses diffèrent d’abord par leur principe – la liberté pour l’un, la dépendance pour l’autre. Elles diffèrent ensuite parle rôle donné à l’humain – central pour l’un, distribué pour l’autre. Elles diffèrent enfin par le type de mouvements qu’elles prennent en charge – mécanisme pour l’un, genèse pour l’autre. » in Où atterrir ? – Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte, 2017, p.105-106.

[3] Ibid, p.12.

[4] LATOUR, Bruno. Où atterrir ? – Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte, 2017, p.111.

[5] En 2017, le seuil de pauvreté en France est établit à 1 041 par mois.

[6] En France, environ 370 paysans se suicident chaque année. Cela correspond à un suicide par jour.

[7] LE PUILL, Gérard. « Il faut soustraire l’alimentation à la spéculation », in L’Humanité, 15 octobre 2020.

[8] Pour le savoir, je vous conseille : ARAB, Chadia. Dames de fraises, doigts de fées, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne. Casablanca : Éditions En Toutes Lettres, 2018.

[9] À propos du sentiment de culpabilité qui assaille les personnes conscientes de ces violences écologiques, Joanna Macy (militante écoféministe) écrit : « Il est difficile de fonctionner dans notre société sans renforcer les conditions mêmes que nous dénonçons, et le sentiment de culpabilité qui en découle rend ces conditions – et notre indignation avant elles – plus difficiles encore à regarder en face. » in « Agir avec le désespoir environnemental », in Reclaim, Paris : Cambourakis, p.162.

[10] AZAM, Geneviève. Lettre à la Terre et la Terre répond. Paris : Seuil, 2019.

[11] Bruno Latour parle des terrestres pour désigner non seulement les humain.es mais aussi l’ensemble des êtres vivant sur Terre. Il écrit : « Il est peut-être temps […] de parler non plus des humains mais des terrestres (Earthbound), en insistant ainsi sur l’humus et pour tout dire le compost qui se tiennent dans l’étymologie du mot ʺhumainʺ (Terrestre a l’avantage de ne préciser ni le genre ni l’espèce…). » – in LATOUR (2017), p.110

[12] AZAM (2019), p.43 et 74.

[13] MORIZOT, Baptiste. Manières d’être vivant. Arles : Actes Sud, 2020, p.16.

[14] AZAM (2019), p.82

[15] AZAM (2019), p.163-164.

[16] BALAUD, Léna ; CHOPOT, Antoine (2018).

[17] AZAM, Geneviève. Le temps du monde fini – Vers l’après-capitalisme. Paris : Éditions LLL – Les Liens qui Libèrent, 2010, p.145.

[18] AZAM (2019), p.80.

[19] MOUSSAOUI, Rosa ; NOUVET, Fernand. « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ! – Entretien avec Édouard Glissant » in L’Humanité, 6 février 2007.

[20] Au sein de cultures intensives de soja, de maïs ou de coton OGM, l’amarante de Palmer (Amaranthus Palmeri) résiste à Monsanto en étant indifférente au glyphosate. La plante, originaire d’Amérique du Nord, est toxique pour le bétail, elle résiste aussi aux moissonneuses batteuses et aux différents traitements chimiques. Pour s’en « débarrasser » : il faut se munir de pelles et de houes, et revenir à un travail manuel dans les champs.

[21] BALAUD, Léna ; CHOPOT, Antoine. « Suivre la forêt. Une entente terrestre de l’action politique. » in terrestres.org, article mis en ligne le 15 novembre 2018.

[22] LATOUR, Bruno (2017), p.114.

[23] STARHAWK. Quel monde voulons-nous ? Paris : Cambourakis, p.183.

Infos pratiques

Horaires d'ouverture

De 15h à 19h tous les mercredis, jeudis, vendredis, samedis, dimanches

RENDEZ-VOUS :

Visites commentées les samedis et dimanches, à 15h

Visites en famille les derniers dimanches du mois, à 16h30
Gratuit, sur inscription : transpalette@antrepeaux.net

Tarifs

Entrée libre