Projet artistique
Au cours de leurs lectures,l’attention des archéologues avait été attirée par un site du parc éloigné du château sur lequel ils concentrèrent leur recherche: une petite clairière au milieu de tilleuls sauvages dans une zone semi abandonnée du domaine.Il est vrai que l’on pouvait distinguer,en pénétrant dans le taillis informe, de grands fragments de pierre blanche (marbre?) tombés au sol comme écartelés,effondrés selon un dessin précis. Cela correspondait à l’allusion qui était faite dans les archives sur la présence d’un petit édifice (chapelle? oratoire? ermitage?) jusqu’alors introuvable. Des travaux de terrassement furent entrepris malgré l’hiver rigoureux et brumeux de 2010, et 8 grandes stèles hautes de 3 mètres sur 1 mètre 40 de large et épaisses de 20 cm furent dégagées de la terre etdu lierre qui les dissimulaient presque entièrement. On pouvait lire,sur la face nettoyée et visible,une série de mots qui bout à boutsemblaient former une phrase. Les archéologues décidèrent de redresser les stèles à la verticale d’après leur position d’effondrement,ce qui dona une sorte de petite construction (fabrique) désignée dans les textes sous le nom de CAPELLA. à une dizaine de mètres de là, recouvert de lianes et de mousses,enfoui sous le lierre, ils dégagèrent un énorme bloc monolithe de marbre. Une inscription à peine lisible en hautes lettres antiques disait: OCVLVS HISTORIAE. Une fois le bloc nettoyé,ils eurent la surprise de découvrir un œil gigantesque qui les regardait,un regard défiant le temps, abandonné là,près de cette «Capella»,vestige d’un culte,d’une culture,d’une mémoire invincible,d’un secret,d’une âme cachée,là…
… En sondant le site de l’ancienne église du village aujourd’hui disparue, sur cette pente abrupte qui domine le paysage grandiose de la Loire, les archéologues ont découvert en profondeur un bloc de pierre noire,de granit noir,poli. Ils ont mis du temps à dégager cette forme lourde, anguleuse,volumineuse. Etait-ce le socle d’une statue ancienne antérieure à la construction de l’église? Après avoir dégagé entièrement cet objet, ils ont compris qu’il s’agissait d’un siège,sorte de trône, dont le dossier était gravé d’une forme elliptique qui leur a fait penser à la forme symbolique d’un cerveau,ou encore au plan d’une architecture labyrinthique. Les archéologues,en accord avec la direction du domaine, ont installé ce siège sur place face au grand paysage de reve,vision paradisiaque…
… Et c’est en dégageant cet édifice en creux dénommé «Glacière» que les archéologues ont découvert l’autre œil gigantesque de marbre blanc,un marbre «arabescato», gisant au fond du vaste entonnoir,comme jeté du ciel.Un œil regardant l’espace,le ciel,le temps,un œil de mémoire capable de voir l’infinité du ciel,l’infinité du temps,l’infinité de l’espace… On imagine l’étonnementau printemps,lorsque la neige tassée au fond du cône commençait à se liquéfier, découvrant lentement ce regard blanc fixant le ciel,fixant le promeneur,cet œil de la mémoire et de l’oubli,œil de l’Histoire,de la violence de l’Histoire,précipité là avec une violence inouïe…
Repères biographiques
Anne Poirier est née le 31 mars 1941 à Marseille et Patrick Poirier le 5 mai 1942 à Nantes. Ils demeurent aujourd’hui à Lourmarin dans le Vaucluse. Après des études aux Arts décoratifs de Paris, ils sont pensionnaires à la Villa Médicis de 1967 à 1972. Dès le début de leur séjour, ils décident de travailler ensemble et de mettre en commun leurs idées et leurs sensibilités.
Anne et Patrick Poirier sont de véritables voyageurs de la mémoire, qu’ils considèrent comme la base de toute intelligence entre les êtres et les sociétés. Ils explorent des sites et des vestiges provenant des anciennes civilisations grecques, romaines, mayas ou indiennes et les font revivre à travers des maquettes et des reconstitutions à échelles réduites. Ils sont à la fois sculpteurs, architectes et archéologues. Ils s’intéressent à la psyché dont ils ne cessent, à travers diverses métaphores, d’essayer de comprendre les structures.
Leurs installations de maquettes de sites archéologiques ruinés, les gigantesques sculptures écroulées, les herbiers et empreintes, et les photographies instaurent des fictions paradoxales qui valent à ces artistes, depuis le début des années 1970, une reconnaissance internationale. En 1984, ils réalisent une commande publique pour l’aire de Suchères sur l’autoroute Clermont-Ferrand – Saint-Etienne, « La Grande Colonne Noire ». Cette colonne monumentale effondrée au sol (100 M de long sur 15 mètres de haut) est en fait un anti-monument, une immense Vanité, qui dénonce la dérision des pouvoirs et la fragilité des empires. Suivront de nombreux autres anti-monuments dispersés à travers le monde, sous la forme d’orgueilleux monuments réduits à l’état de ruines. En 1992, une autre colonne brisée à Toronto au Canada, « Mémoire du futur ». A Prato en Italie, une autre colonne disloquée est figée dans sa chute. En 1996, ils sont invités par l’Institut de recherche du Musée Jean-Paul Getty de Los Angeles à organiser une exposition qu’ils intitulent « The Shadow of Gradiva », dans laquelle ils mêlent leurs créations personnelles avec les collections du Musée, exposition où ils mettent en évidence leur intérêt pour l’archéologie comme métaphore de la psychanalyse… En 2007, ils exposent « Des Reflets de l’âme » à la Galerie Alice Pauli à Lausanne en Suisse.
En s’inspirant des récits de la mythologie et à travers l’exploration de cités réelles ou imaginaires, l’œuvre qu’ils élaborent à deux est une métaphore du temps et de la Mémoire. Passé et futur y sont étroitement melés, nous donnant à voir la fragilité des cultures et des êtres.