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30 septembre 2016

Lettre ouverte à Mr François Bonneau par Sammy Engramer

Leaf Loves You

Lettre ouverte à Mr François Bonneau, Président de la région Centre-Val de Loire, de Sammy Engramer, artiste, suite à la journée réseau professionnel « arts plastiques, art contemporain, arts visuels, arts numériques » qui s’est tenue le jeudi 15 septembre 2016, à l’ENSA Bourges, dans la perspective des États généraux de la Culture.

 

Cher Monsieur François Bonneau,

j’ai dernièrement été sollicité in extremis pour assister à la « Journée Réseau Professionnel » à Bourges ce 15 septembre dernier. In extremis, car la réunion des structures ayant pour tâches de produire, collectionner, diffuser les productions plastiques (en Région Val de Loire) avait omis d’inviter « un artiste ». Avoir l’honneur d’être officiellement invité par la Région en tant qu’artiste – et non en tant que membre actif de notre petite association Groupe Laura – m’a grandement réchauffé le cœur. Désormais je peux crier sur les toits que je suis « un artiste régional du Val de Loire » ! Et au regard de la situation économique de l’art à l’international, ce titre incarne le début d’une ascension sans commune mesure, que j’espère fulgurante.

Au cours de cet après-midi du 15 septembre, nous avons débattu de plusieurs questions se rapportant a priori aux artistes vivants dans notre belle région, donc en relation à ceux qui fournissent des contenus pour les structures présentes. De manière parcellaire, mais rationnelle, il s’agissait de travailler autour de « la formation des artistes »  ; du suivi des étudiants sortant des écoles d’art  ; de l’existence « d’un marché de l’art » ; d’un développement « en réseau de la création contemporaine » afin de soutenir plus efficacement la production d’œuvres, ainsi que la diffusion et l’éventuel (et hypothétique) achat d’œuvres  ; etc. Bref, nous avons fait le tour des questions en petits comités, suivis et relayés par quatre rapporteurs/médiateurs.

L’ambiance était au poil, et bien que trop sommaires ces petits comités offraient une vue des activités de chacun. Ainsi, nous avons respectivement pris conscience du travail effectué sur le territoire « Val de Loire », dont la taille est équivalente à celle de la Belgique — bien qu’en terme de production / diffusion / collection d’art contemporain nous sommes loin d’arriver à la cheville de nos amis Belges. Toutefois, et malgré les témoignages constructifs des acteurs concernés par les questions plastiques en région, je n’ai pu m’empêcher de me poser la question suivante  : Les artistes de la Région Val de Loire vont-il encore en prendre pour vingt ans  ? Oui, cher François Bonneau, j’ai l’immense crainte, voire la grandiose peur que suite à ces petites madeleines industrielles et cafés lyophilisés partagés entre amis, chacun rentre chez soi et continue de préserver son petit pré carré, et qu’au fond, rien ne bouge – excepté en ce qui concerne les petites économies réalisées à droite et surtout, à gauche.

ÉTAT DES LIEUX

Cher François Bonneau, je me présente ! Je m’appelle Sammy Engramer, et cela fait 25 ans que je suis sur le territoire que nous chérissons tant. Et il me semble aujourd’hui judicieux de faire un petit état des lieux préalable de la situation des artistes « régionaux » depuis une vingtaine d’année (et dont je me fais aujourd’hui le porte-parole). Ma petite analyse ne portera pas sur les Musées dont les collections s’arrêtent au début du XXe siècle. Il y a certes parfois des velléités de la part de conservateurs concernant l’achat d’art contemporain, il reste que ces achats sont si insignifiants et ne bénéficient de si peu d’attention scientifique qu’il est préférable de ne pas en parler. Mon analyse consistera simplement à exposer des rapports de force entre les structures culturelles destinées à soutenir « les arts-plastiques » en Région Val de Loire.

En premier lieu, il est important de savoir que « les arts-plastiques » accueillent aujourd’hui et en son sein, des formes extrêmement diverses et variées. Pour le dire en un mot qui ne doit en aucun cas froisser vos oreilles, les arts-plastiques représentent aujourd’hui une déchetterie culturelle, et ceci, au sens où toutes les formes créatrices qui ne correspondent pas au format des disciplines culturelles existantes sont renvoyées au titre de « formes expérimentales » au sein de la discipline arts-plastiques (les « arts numériques » en font partie, par exemple). D’autre part, en terme de culture et concernant la valeur que l’on accorde à cette discipline, vous savez tout comme moi qu’elle représente « la cinquième roue du carrosse » concernant l’attribution de monnaies sonnantes et trébuchantes – du moins, si l’on compare cette discipline aux secteurs des « arts-vivants » et du « patrimoine ». Ceci dit, en aucun cas je ne remets en doute vos efforts (ainsi que ceux de la DRAC, bien que désormais atone) concernant notre discipline, et ces assises en sont quelque part la preuve. Toutefois, la répartition, et nous pourrions dire l’investissement des forces trébuchantes et sonnantes sont depuis une vingtaine d’années fixées sur des programmes qui ne cessent de pénaliser les artistes « régionaux ».

Maintenant décrivons de manière tranchée et un soupçon partiale la situation dans laquelle nous nous trouvons depuis vingt ans. Nous avons sur le territoire quelques structures publiques qui bénéficient d’un accompagnement financier conséquent, tels le FRAC Centre-Val de Loire, le CCC désormais OD, et Chaumont-sur-Loire. Je ne cite que les structures qui sortent du haut du panier. Ces structures ont à leur tête des directeurs experts en la matière qui ont opté pour une conduite personnelle au regard de leurs spécialités.

– Le FRAC Centre-Val de Loire s’est spécialisé sous l’impulsion de Frédéric Migayrou et la conduite de Marie-Ange Brayer. Il est clair que le travail effectué a redonné toute la place à l’architecture expérimentale internationale, et c’est plutôt chouette, voire génial  ! Il reste que je vous invite à compter le nombre d’artistes plasticiens « régionaux » dans la collection du FRAC. Bien entendu, je ne parle pas de ces artistes qui auraient « une tante blésoise » ou « une cousine germaine » vivant en région Centre-Val de Loire, mais bien de ces artistes qui vivent et produisent sur le territoire. Et d’un point de vue comptable, il est fort probable que ça n’aille pas au-delà des quatre doigts de la main de votre nouveau directeur dont la vue des enjeux locaux m’apparaît, une fois de plus, quelque peu parisiano-égotique.

– Le CCC désormais OD, mène depuis plus de vingt ans une politique artistique axée sur les artistes « internationaux », dont 89,12  % furent des artistes-hommes (je le note au passage car la marginalisation des artistes-femmes est une brûlante et légitime question). Ici, je ne vous fais pas de dessin et vous pose d’emblée la question  : combien d’artistes régionaux ont bénéficié d’une production à la hauteur des artistes « internationaux », et exposés au CCC désormais OD  ? Là encore, je ne parle pas de ces artistes qui auraient « une tante berrichonne » ou « un cousin romain » vivant en région Centre-Val de Loire, mais bien de ces artistes qui vivent et produisent sur le territoire.

– Et enfin, le site de Chaumont-sur-Loire, pour lequel il faut mettre de côté la partie « Festival des Jardins », combien d’artistes « régionaux » ont bénéficié d’une production à la hauteur des artistes « internationaux » exposés dans le château ou les écuries  ? Et là, je ne vous fais pas de cocotte en papier sulfurisé, etc.

Alors, pourquoi l’intégration des artistes régionaux n’a jamais été possible dans ce type de structure  ? Et bien vous allez me dire : parce que ce n’est pas leur mission. Oui, certes, mais pourquoi n’y-a-t-il pas eu une structure développant un programme scientifique ayant pour mission de collectionner des artistes « régionaux » et « nationaux » et « internationaux » sachant qu’il n’y avait rien d’autre ? Ici, remarquez que je n’ai rien contre les artistes « nationaux/internationaux », au contraire, j’ai plein de copains/copines dans le milieu qui travaillent comme des dieux. Par ailleurs, j’en profite pour signaler qu’avec La Revue Laura, produite par notre petite asso. et dont la région soutient financièrement une partie de la publication, nous faisons la promotion d’artistes « régionaux », « nationaux », voire « internationaux ». Voyez, tout est possible – même avec une revue ultra-contemporaine a priori imbitable et snob.

Au-delà de la notion de collection, il a fallu attendre je ne sais combien d’années pour qu’enfin une exposition d’artistes « régionaux » ait lieu en 2015 à Vendôme. Et, Ô Surprise  ! Nous découvrons qu’il existe des artistes qui ne sont pas plus mauvais que les « autres », et qui ont une démarche artistique à la hauteur des ambitions les plus contemporaines. Car, Ô miracle  ! Ces mêmes artistes ont découvert d’autres moyens de transport que la voiture à cheval ou le vélocipède, comme d’autres moyens de communication que les pots de yaourts et les tam-tam afin de découvrir le monde (contemporain).

Alors, pourquoi depuis vingt ans se profile une espèce de ratage complet concernant les artistes en Région Centre-Val de Loire  ? Je vous pose la question cher Monsieur François Bonneau parce qu’il faut également faire le bilan d’une politique culturelle en arts-plastiques à l’échelle nationale. Et bien, pour le comprendre, il faut saisir à pleines mains les enjeux de la chaîne économique de l’art international. Le mécanisme est très simple. Les structures publiques invitent des artistes déjà repérés par le marché de l’art, donc en galerie et qui vendent à des collectionneurs (la fréquence des ventes est bien entendu aléatoire en fonction des artistes). Les institutions publiques invitant ou collectionnant ces artistes offrent des conditions de productions ainsi qu’une visibilité médiatique forte (enfin pour celles qui savent communiquer). Et dans cette course à la production et à la diffusion, les artistes « nationaux/internationaux » cherchent à renforcer leur image de marque, et les institutions publiques les accompagnent tout naturellement, car ils reflètent et incarnent (pour 6 mois ou 30 ans) le marché professionnel et international de l’art – ce qui permet aux institutions elles-mêmes « de briller en société », d’organiser des « soirées mondaines de hautes volées » et de se payer des charters afin de rendre visite aux artistes pékinois de New-York et québecois de Saïgon. Et l’enchaînement veut que ces mêmes institutions publiques inscrivent les productions des artistes internationaux dans un régime de patrimonialisation, donc, en général, un achat d’œuvre(s) a lieu dans le cadre d’une collection publique ; qui par rebonds successifs, légitime et renforce l’achat des collectionneurs privés. Voilà, c’est simple, au-delà des opérations de prestige dans les FRAC, les Centres d’art ou les jolis Châteaux, l’argent public sert autant à créer du patrimoine qu’à renforcer les collections privées, donc à faire en sorte que les œuvres valent au moins quelque chose – en terme de billets tranchants et crissants sous nos doigts boudinés.

Toutefois, et si je ne m’abuse, il semble que les centres d’art ont été à l’origine pensés et conçus comme des laboratoires, comme des centres d’expérimentation, dont les visées sont en accord avec ce qu’il y a de plus pertinent dans les sciences humaines et de plus novateur dans les sciences et techniques  ; malheureusement et depuis leurs créations, on en fait des nécropoles dont l’objectif est de soutenir et renforcer des patrimoines financiers sous la forme d’œuvres d’art, et ceci, sur tout le territoire français. En conséquence, et à la vue de ce système auquel participent joyeusement les institutions publiques françaises, les artistes « régionaux » sont par définition exclus puisque non bankable.

Durant cette réunion « réseau professionnel », une question fut posée : « Y a-t-il des collectionneurs et un marché de l’art en Région Centre-Val de Loire ? ». Cette question est parfaitement saugrenue à l’échelle du marché international, mais il fallait certainement la poser pour nous faire mourir de rire. Et pourtant, il existe encore des artistes « régionaux » sur le territoire… Alors comment font-ils ? Et bien ils s’adressent à de plus petites structures qui ont moins d’argent, voire pas d’argent. Je me souviens par exemple de Diego Movilla et Sanjin Cosabic exposant à l’Arboretum (Argenton-sur-Creuse). Avaient-ils de l’argent pour produire des œuvres ? Non. Quelqu’un s’est-il déplacé pour un éventuel achat public ? Personne. Transport + catalogue + pinard, point final. Et heureusement qu’il y avait du pinard  ! Bien entendu, il faut être juste, et se dire que les artistes « régionaux » ont droit à des bourses, et notamment des bourses de la Région Centre-Val de Loire. Si je me souviens bien, en Région l’enveloppe est en gros de 60 000 euros pour 10, 15 ou 20 artistes ? C’est bien ça Monsieur François Bonneau ? Et nous n’avons pas le droit de repointer notre nez avant trois ans pour une autre demande, n’est-ce pas ? Bon, voilà, vous connaissez la situation mieux que moi en ce domaine.

Alors que faire cher Monsieur François Bonneau ? Du moins si je me réfère aux questions passionnantes de ce 15 septembre 2016, date à graver dans le marbre. Et bien, durant cette assemblée, j’ai reconnu pleins de copines et de copains de ma génération, mais aussi beaucoup de femmes qui font un travail invisible et efficace. Et je me suis dit qu’avec quelques-uns nous pourrions vraiment faire des choses constructives… mais j’ai de suite reculé, car j’en ai ma claque de travailler pour rien au même titre qu’un « artiste désormais régional ». Ce n’est pas une démission, c’est une invitation à prendre en considération un point de vue, celui des artistes qu’apparemment cette Région veut mobiliser en tant que « fournisseurs de contenus », c’est donc le moment de reconnaître au-delà d’un discours cool et sympa l’acharnement fécond des artistes et des petites structures qui font vivre notre Région. Et certes, ces assises sont un premier pas, et nous vous en sommes reconnaissants. Il était toutefois nécessaire de ponctuer ce rendez-vous par la présente afin que nous puissions collectivement apprécier les évolutions futures de l’actuel état des choses à la fois ubuesque et nobiliaire.

Bien manifestement,

Sammy Engramer.