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28 octobre 2016

Lettre ouverte à Pierre Oudart (DGCA), par Sammy Engramer

Philippe Meste, Attaque du port de guerre de Toulon, vidéo, 1993, Courtesy P.Meste_GalerieJousseEntreprise, Paris

Bonjour Pierre Oudart*,

vous dites dans l’e-mail que vous m’avez adressé que la situation précédemment décrite dans ma « lettre ouverte à Mr François Bonneau » esquisse, voire croque un problème national. Est-ce l’occasion de parier sur une révolution et une possible restructuration des politiques culturelles régionales (au sein des arts-plastiques) ? Bref, j’accours à la Porte d’Orléans, et vous expose de suite nos propos en trois points texticulaires : l’un concerne une brève critique, vache et toujours partiale des institutions ; l’autre couvre une approche rapide et horizontale des tâches à accomplir ; et le dernier résume une vision inter/européenne des esthétiques contemporaines.

NOS PRATIQUES INSTITUTIONNELLES EN RÉGION

Concernant les institutions culturelles en province, la ventilation des fonds publics sonnants et trébuchants s’effectue par le haut et pour le haut du panier – ce qui va à l’encontre de la gravité et de la chute des corps au fond d’un panier vous en conviendrez. L’élu privilégie « les vaisseaux amiraux » en imaginant qu’une sainte et perspicace redistribution aura lieu. Il reste qu’à la tête de ces paquebots il y a de « fortes personnalités » qui, elles-mêmes, ont un point de vue d’experts ; donc, l’objectivité, les logiques, et les actions sont au final subjectives et orientées ; et ceci, malgré un hypothétique cahier des charges qui, éventuellement, les inviterait à prendre en considération les actions plus localo-locales ainsi que les artistes localo-régionaux. Les experts ont également leurs carrières à mener, des mausolées à construire, des réseaux à consolider, etc. Ces mêmes experts sont pris dans « les mailles d’une pratique institutionnelle » dont le mécanisme reposent sur la distinction sociale et l’entre-soi en termes de concertation (élus, directeurs, conseillers, énarques de banlieue, voire notables de province) ; et cette pratique s’appuient sur « une représentation dirigée de l’art contemporain en province », également effective par le haut (marché de l’art, Champomy et porte-clefs Chanel revisité par Karlito) ; donc, et concernant les centres de décisions et l’organisation du territoire en terme de « politique culturelle en art contemporain », ça pense et agit « par le haut ».

En conséquence, et pour le dire à la vitesse de la lumière, l’organisation, la concertation, la distribution sonnante et trébuchante est VERTICALE, et ceux qui en bénéficient forment un cercle de nains et de lutins qui se tiennent la main autour du chaudron magique rempli de pièces d’or.

Alors ici, le Grand Roteur de Coca-Cola pourrait évoquer le fait que Michel Foucault préférait  » le témoignage de la nourrice » plutôt que « la sentence du grand philosophe ».

NOS ACTIONS TERRITORIALES

Dernièrement, j’ai rapidement partagé une conversation avec Antoine Réguillon (Directeur de l’ensa Bourges), je lui proposais de voir les choses de manière HORIZONTALE et transversale, donc, « par le bas ». Les acteurs des institutions sont pris dans des « faisceaux d’habitudes », des « façons de faire », donc des « manières de penser » propres à leurs formations, leurs profils, leurs missions, donc propres à une histoire de l’institution française cristallisant en son sein des procédures administratives moulant et rétrécissant les actions de nos techniciens de la culture ; ceci au même titre que nos élus de province, dont l’oreille est à l’écoute des symphonies militaires de leur parti, et dont l’œil est en permanence rivé sur le baromètre électoral.

Alors comment fait-on pour penser et agir « par le bas » ? La question n’est pas nouvelle, mais elle s’est toujours confrontée aux singularités, aux marginalités, ou bien à des actions quasi invisibles et franchement anti-institutionnelles ; donc, et a priori, il s’agirait de problèmes se rapportant à la reconnaissance, à la visibilité autant qu’à l’expertise des zones appartenant à la cour des miracles de l’art. Toutefois, la question n’est peut-être pas de « rendre visibles les marges ». Les marges sont justement faites pour rester invisibles, c’est un angle-mort nécessaire, voire une condition préalable à tout acte de création. La question concerne les pratiques institutionnelles elles-mêmes, donc, comprendre comment les « actions artistiques et culturelles » sont produites, relayées et coordonnées sur un territoire — en se référant à un autre modèle que l’œil de la pyramide. Il est ici question de démarches qui concernent autant l’éducation, la formation, la diffusion, la logistique, etc. produites et relayées par des associations, voire des actions dont l’objectif est culturel et artistique autant qu’économique et social.

  • Il serait judicieux d’inventer des procédures horizontales sur la base d’un état des lieux des actions sur un territoire. De ce point de vue, une étude sur une région pourrait porter des fruits juteux remplis d’avenir. Une étude qui certes prendra du temps en terme de consultation, d’évaluation, de concertation, de réflexion  ; et qui devrait être indépendante de l’agenda électoral des Régions – comme c’est le cas avec la consultation qui a lieu en ce moment en Val de Loire. Il s’agit de comprendre toutes les actions engagées, les analyser, et les recouper avec d’autres actions (qui parfois se trouve à 150 km), établir des liens comparatifs entre chaque action, puis rationaliser et créer une « structure idéale », tel un « petit panier garni et artistique du Val de Loire » par exemple. C’est une première étape : on voit toutes les forces en présence, on essaie d’en établir la cohérence, puis on imagine une structure ou un maillage idéal à partir des pratiques déjà en place (production, diffusion, résidence, concours, formation, aides, emplois, etc.). Bref, le principe est déjà d’y voir clair afin d’élargir le champ des actions possibles ; et ceci de manière plus exhaustive que le rapport CESER (Conseil Économique, Social et Environnement Régional) sur L’apport économique de la culture en région Centre-Val de Loire.
  • La deuxième étape consiste à repérer « les manques » sur un territoire afin de le dynamiser. Les actions qui manquent se trouvent à plus ou moins grande échelle centralisées chez nos amis « les vaisseaux amiraux ». Le principe est d’envisager des liens plus perméables afin de valoriser des contenus régionaux, et notamment des actes de création à la hauteur, car il s’agit bien de préserver un degré d’exigence idéalement identique pour tous. Bien entendu, ceci ne peut avoir lieu sans les volontés des acteurs, suivies d’un changement de perspectives et de cerveaux.
  • La troisième étape concerne « les manques » qui n’existent pas sur un territoire. Certes, il existe un ensemble de structures et d’options permettant d’accueillir, de former, de diffuser, etc. Mais là encore, et en terme de culture (pour les arts-plastiques), soit on accède directement à des formes de consécration individuelle et lumineuse par le haut, soit on reste un artiste groupusculaire et moche dans un squat. En d’autres termes, nous reproduisons la pratique du tout ou rien du marché de l’art international dont la devise est la suivante : « Tu vends  : tant mieux. Tu ne vends pas : tu dégages. » Je rappelle au passage que les plasticiens/designers ne sont pas des intermittents du spectacle, les modalités de survie sont de ce point de vue radicalement différentes (et c’est la raison pour laquelle ce problème culturel est plus spécifique à l’échelle des régions françaises). Bref, viser une politique culturelle réaliste, c’est penser par paliers, par strates, ou si vous voulez par moyen terme entre « le bas » et « le haut ». Et là encore, un groupe de réflexion transversale et horizontale est nécessaire, au moins pour voir s’il est possible d’envisager un futur décentralisé. Et si ce n’est pas faisable pour des raisons techniques, ou si les chimpanzés narcissiques reviennent au galop en frappant le sol avec leurs petits bâtons, et bien personne ne pourra vous/nous/leur reprocher d’avoir tenté quelque chose.

L’objectif est de mettre en place des supports adaptés permettant aux artistes autant qu’aux acteurs régionaux de rebondir et d’être des porteurs de projets au sens fort du terme – mais en passant (aussi) par le bas. Et j’entends qu’il n’est pas toujours facile de se faire entendre par des élus déconnectés des créations contemporaines de plus en plus dé-matérialisées – des élus qui, cependant, ont très bien compris que la culture était aussi un outil de communication (dé-matérialisé) fort efficace en terme de « placement idéologique » — du moins, entre le tourisme et le patrimoine. Je crois toutefois que l’option communication n’a pas de sens si l’on vise la diversité culturelle, et surtout la création de richesse sur un territoire régional – ceci afin d’éviter, entre autre chose, un exode rural précipité des jeunes artistes qui, ne voyant rien venir à l’horizon, décident d’aller s’écraser massivement contre les rampes du périphérique parisien. Poursuivre la politique culturelle (en arts plastiques) menée depuis une vingtaine d’année continue de provoquer des exclusions et motive les crispations, elle assèche les territoires et stimule la déshydratation autant que la fuite des cerveaux.

LANDER VEUT DIRE «  PAYS  »

Actuellement, nous sommes parvenus à un tel degré de nivellement de l’art – que nos « psychologues de l’art » font passer pour de la subjectivité – qu’il est apparemment devenu impossible d’évaluer une œuvre d’art en dehors de son poids en or. De ce point de vue, il n’y a pas de raison de poursuivre un art international qui pourrait offrir un sens à l’histoire, voire une orientation artistique plus créatrice qu’une autre  ; en conséquence, il n’y a pas d’artiste contemporain à sacraliser plus qu’un autre. En revanche, et si les régions s’autorisent à penser la culture en terme d’intégration, de diversité et d’excellence, autorisons-nous à juger sur pièce, revalorisons l’expertise des œuvres et des démarches contemporaines en dehors des valeurs-or de signatures dont on sait désormais qu’elles sont fabriquées pour des intérêts spéculatifs – et qui, par-dessus le marché et à la vue des tarifs, sont de plus en plus difficiles à acquérir par l’état français… Il se pourrait même que ce type de démarche dynamise les intérêts privés — toujours à la recherche de nouveauté.

L’expertise est par ailleurs ce que la province peut se permettre, et ce pourquoi nos directeurs de centre d’art et autres experts de l’art sont logiquement payés. Bref, il faut revoir l’éco-système des institutions régionales afin que les dépenses publiques vivifient et dynamisent au mieux un territoire régional, mais aussi national, voire européen. Européen, puisque les régions françaises ont désormais la taille de Lander allemands. « La décentralisation fédérale » à l’Allemande (certes issue d’un contexte historique fragmenté) profita autant aux institutions qu’aux artistes régionaux, s’en inspirer pourrait être bénéfique. Insistons aussi sur un phénomène étrange  : malgré les belles idées sur la décentralisation et les joies créatrices et dynamiques proposées dans les régions, le milieu des arts-plastiques préfère mourir asphyxié à Paris, car personne ne trouve a priori son compte en province. En conséquence, la politique culturelle est encore verticale et menée depuis la centrale parisienne, alors que les enjeux culturels régionaux sont désormais de la taille d’un Lander, donc de pays aussi grands que la Suisse, l’Autriche ou le Portugal.

La volonté d’engager une politique de décentralisation devrait justement s’entendre de manière horizontale, et ne pas reproduire le système centralisé à la française dans chaque région — à savoir profiter d’une décentralisation sous la forme de Lander pour finalement « re-centraliser » les subventions vers les paquebots de la culture, n’est-ce pas  ? Et certes, la difficulté est d’inventer « une toile /coordination » cohérente motivant les acteurs associatifs (structures dites intermédiaires) autant que les institutions. Bref, comment parvenir à ce que chaque acteur ait le sentiment de ne pas être une pièce rapportée mais plutôt le porteur d’un engagement partagé à l’échelle régionale  ?

Avec Benjamin Cadon (directeur de l’association Labomedia), et historiquement Gunter Ludwig, nous avons pris l’initiative de créer le site aaar.fr (avec l’aide précieuse de Jean-Christophe Royoux – Conseiller aux Arts Plastiques, DRAC Centre-Val de Loire). Ce site permet une vision globale des structures arts-plastiques existant sur le territoire. Si cet outil permet une meilleure visibilité des actions territoriales, l’idée serait de passer à une étape supérieure. Il reste que le maillage de la taille d’un Lander est malgré tout complexe, et demanderait un « développement logistique » à la hauteur. Ne faisons pas l’économie d’une étude qui rendrait plus fluide les actions territoriales.

Votre dévoué préposé au sucre glace des mille-feuilles de l’administration décentralisée.

Sammy Engramer, octobre 2016

* Pierre Oudart est Directeur adjoint de la DGCA – Direction Générale de la Création Artistique, chargé des arts plastiques.