«Qu’est-ce qu’un critique d’art ?»
Le sens de l’activité du critique d’art a beaucoup varié tout au long de l‘histoire. À ce titre, il est impossible d’en donner une définition unique et simple. Je propose ici une approche historique, de l’antiquité à nos jours, et problématique — tenter de définir les procédés et enjeux de la critique et leurs évolutions dans le temps. Les définitions successives de la critique d’art devrait appeler, si l’on était tout à fait honnête, une définition de ce qu’est l’art. Là encore, la nature de l’art a subit dans le temps bien des changements, et un sens définitif échappera toujours. Nous nommons donc ici «art» les objets que les institutions, commanditaires, et le marché de l’art acceptent comme tel.
Décrire et évaluer: l’ekphrasis et le jugement de goût
Issue du mot grec kritikē qui signifie «discerner», la critique vise principalement, dans son sens général, à comprendre. Discerner, comprendre, c’est d’abord voir, bien voir. Du temps de l’empire romain, l’exercice rhétorique consistant à décrire le plus précisément possible une œuvre porte un nom: l’ekphrasis, mot du grec ancien signifiant «expliquer jusqu’au bout». Ainsi, l’acte de vision n’est pas dissocié de celui de compréhension, qui passe par la médiation du langage. Or comprendre ce dont il s’agit (identifier la scène représentée dans une fresque, par exemple, très souvent liée à la mythologie), ça n’est pas à proprement parler critiquer dans le sens d’évaluer, ou alors de manière implicite, par le choix des qualificatifs. Parallèlement à cette activité ekphrastique existera dans l’antiquité grecque et romaine, à l’époque où l’artiste commence à se distinguer du simple artisan, des écrits nous étant parvenu par fragments ne participant pas tant d’une critique que du manuel technique, de la transmission de méthodes, de la prescription de canons (Polyclète en étant l’exemple paradigmatique, puis Appelle, Lysippe, Protogène, Praxitèle). De la même façon, plus proche de nous et de manière beaucoup plus abstraite, le criticisme d’Emmanuel Kant consiste-t-il à comprendre et à déterminer les limites de la faculté de l’homme à acquérir de la connaissance (Critique de la raison pure, 1781-1787); à comprendre et définir la moralité (Critique de la raison pratique, 1788); enfin, ce qui nous intéresse le plus, à comprendre et déterminer les limites de la faculté de l’homme à juger, entre autres sur le plan esthétique (Critique de la faculté de juger, 1790)1. Le jugement esthétique suppose une évaluation (l’œuvre est-elle bonne ou mauvaise?), qui pose à son tour la question des critères qui président à cette évaluation.
De l’Antiquité à la Renaissance, la question ne se pose pas. À Athènes, Rome, au Moyen-Âge, puis en Italie à partir du Trecento, comme l’a expliqué Michael Baxandall2, les œuvres étaient jugées bonnes en tant qu’elles illustraient de manière claire, compréhensible, un épisode biblique, par exemple, selon des codes relevant de la coutume, et satisfaisaient à des exigences techniques et somptuaires (par exemple, le pigment bleu étant le plus cher, le commanditaire pouvait imposer l’emploi de telle quantité de bleu pour faire montre de son aisance); les églises romanes puis gothiques devaient en priorité tenir debout en respectant des principes architectoniques (science de la construction); les objets et éléments de mobilier, qu’ils soient liturgiques ou d’usage quotidien profane, devaient avant tout être adaptés à une fonction. La manière propre du peintre, du sculpteur ou de tout autre homme de métier, la nature ornementale et la fonction d’agrément de cet ensemble d’objets demeuraient quant à elles affaire de goût, et la philosophie n’a jamais réglé la question de savoir ce qui distinguait le goût (subjectif) d’un très hypothétique Beau universel (objectif). Cette dernière notion, et la philosophie dans son ensemble, ont ensuite été gravement mises à mal par l’affirmation dans le champ scientifique de l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, qui ont démontré son caractère très relatif, soumis à des déterminations personnelles, sociales et culturelles. À la suite du baroque (au tournant des 16ème et 17ème siècles), perçu comme un décadentisme, encouragé par la redécouverte de l’antique par l’archéologue Johan Joachim Winckelmann (1717-1768), l’idée de conformité à des critères prédéterminés, à des canons d’origine principalement grecque, est plus que jamais de mise avec le néoclassicisme.
Le milieu du 19ème siècle, avec l’apparition d’une alternative à l’académisme (l’Impressionnisme), est le moment d’un revirement vers la plus grande subjectivité, tributaire du Romantisme. Ainsi pour Charles Baudelaire dans son « Salon de 1846», la critique doit, «pour être juste», être «partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais un point de vue qui ouvre le plus d’horizon3.» Cette injonction en apparence contradictoire signifie que la plus grande subjectivité, nous pourrions dire la plus grande affectivité, doit présider au jugement de l‘oeuvre, mais que ce jugement dans son exclusivité rend compte de sa totalité. Et de fait, sous la plume de l’auteur des Fleurs du Mal (1857) ou encore des frères Goncourt4 (la «critique» relevant souvent chez ces derniers de la chronique mondaine, où les sympathies et inimitiés interfèrent…), les jugements sont tranchés, expéditifs, peu argumentés, et la partie descriptive compte beaucoup moins que la restitution de l’impression ressentie. Les notations sont pour cela souvent hâtives et orientées. Alors que le centre de l’avant-garde artistique se déplace de Paris à New York dès l’après Seconde Guerre Mondiale, on trouve encore ce style de critique «à l’emporte-pièce» chez le très redouté Clement Greenberg. Une autre tendance, remontant à l’ut pictura poesis d’Horace5, principalement représentée par Joris Karl Huysmans6, veut qu’on ne puisse pas juger d’une œuvre d’art sans à son tour faire œuvre: ainsi les écrits sur l’art du romancier ont-ils une forte dimension poétique, témoignant d’une observation intense, véritablement d’une immersion. Dans le torturé Van Gogh le suicidé de la société (1947)7 d’Antonin Artaud, cette volonté de faire revivre dramatiquement aux yeux du lecteur l’œuvre et l’artiste vont jusqu’à l’identification, prenant la forme d‘un véritable martyrologe.
Comprendre et produire du sens: la critique d’art dans le champ élargi de la connaissance
Si l’on remonte un peu dans le temps du point où nous en sommes, on découvrira chez Denis Diderot8 l’initiateur d’une forme de critique promise à un grand avenir en ce qu’elle ne se cantonne pas à un goût exclusif et fait preuve de la plus grande ouverture d’esprit, afin de reconnaître en des œuvres particulières des qualités propres. Si l’on fait maintenant un saut en avant, on peut tout à fait voir chez l’artiste et critique Donald Judd un épigone de Diderot: en effet l’américain n’a pas d’a priori face à la multiplicité de styles qui s’offre à ses yeux, mais cherche à comprendre leur fonctionnement interne, strictement plastique, ne s’aventurant que très pudiquement dans l’interprétation. Seulement, des événements comme la guerre du Viêt-Nam, la lutte pour les Civil Rights, les revendications féministes vont créer aux États-Unis un climat de très forte émulation intellectuelle auquel prennent part les artistes, et il ne sera désormais plus question de ne juger l’art que pour lui-même: après cette dernière forme de modernisme qu’est le Minimal art, l’art devient tout à fait hétéronome, prend des formes étonnamment variées; l’art ne parle plus seulement de l’art mais de l’homme et du monde contemporains. Le critique doit de fait s’adapter, et convoquer des éléments de savoir extérieurs à l’art stricto sensu pour interpréter et produire du sens. Ainsi, lorsque Donald Judd, las d’avoir à juger et à trouver du sens aux œuvres d’art, envoie un compte-rendu d’un formalisme descriptif délibérément parodique à John Fitzimmons, le rédacteur en chef d’Art International lui répond: «Cher Monsieur Judd, salut et adieu ! Je m’en veux de vous laisser tomber à votre retour de Suède, mais cela devait tôt ou tard être dit. Ce que vous m’envoyez n’est pas ce que je veux. Ca n’est pas ce que vous dites qui me dérange – j’ai toujours soutenu que le critique devait être autorisé a livrer ses impressions telles qu‘il les ressent – mais la manière dont vous le dites. «La plupart des œuvres montrées sont des peintures. Il y a aussi de la sculpture. John Smith expose une peinture. Elle est rouge. Elle est très bien.»9» On le voit, la critique passablement formaliste «à la Judd» dont ce modeste télégramme pourrait être symboliquement l’épitaphe est bel et bien révolue. L’entrée dans ce que le critique américain Robert Pincus-Witten à nommé postminimalism10 (le Minimal art représentant à ses yeux tout à la fois la réalisation et la fin du modernisme) marque également la fin de la prééminence américaine en matière d’art et une affirmation de tendances locales s’inscrivant dans un mouvement d’internationalisation de la vie artistique, notamment par l’organisation d’expositions d’envergure, dont la très fameuse When Attitudes Become Form (1969) d’Harald Szemann est pour ainsi dire le prototype. Cette tendance s’est accentuée jusque aujourd’hui par l’importance grandissante de l’art issu des pays émergents et l’organisation de somptueuses biennales dans les métropoles de pays en voie de développement.
La situation actuelle : la critique au sein du «système art contemporain»
C’est certainement au critique Lawrence Alloway que l’on doit d’avoir en premier formulé clairement l’inscription de la création artistique et de la critique au sein d’un système global. Les États-Unis, pays du melting pot et refuge des artistes et intellectuels fuyant le régime national-socialiste, a été un terrain très propice à la diffusion de «la théorie des systèmes» de Ludwig Von Bertalanffy (synthétisée en 1968 dans General System Theory), de la Gestalt Theorie, de la théorie des médias et de la cybernétique, du structuralisme et du post-structuralisme. Des artistes comme Robert Morris, Robert Smithson ou Joseph Kosuth, appuyés par une machine éditoriale surpuissante, se sont littéralement gavé d’écrits théoriques de toute nature. De fait Alloway convoque le savoir le plus à la pointe en matière d’information et même de théorie économique pour expliquer ce système dans «Network : The Art World Described as a System», un texte d’autant plus symbolique du début d’une époque qu’il paraît dans le numéro anniversaire des dix ans de la célèbre revue Artforum (septembre 1972 ). Il écrit : «La reconnaissance de l’art récent, de l’art des années 60, induit une prolifération de produits. […]La critique écrite de cette époque a fourni aux arts visuels un commentaire instantané. Cela a pour effet, pour citer Henri Lefebvre, « la libération d’une quantité énorme de signifiants insuffisamment reliés aux signifiés correspondants11»». On assiste en effet à une véritable inflation dans la production de sens dont l‘œuvre d‘art est le prétexte : des commentaires, des commentaires de commentaires, parfois pris en charge par les artistes eux-mêmes, qui valent pour leur signification propre mais qui ont surtout pour but de légitimer intellectuellement au mieux l’artiste et son travail et de le positionner sur un échiquier devenu, nous l’avons vu, international et inféodé à des impératifs économiques et géopolitiques.
On peut dire qu’à l’heure d’aujourd’hui, la situation n’a guère changée. L’effet sur l’écriture du critique est que cette dernière est de moins en moins partisane, judicatoire mais de plus en plus impersonnelle et dépassionnée : le style dominant consiste a considérer l’œuvre comme recevable a priori, et de lui prêter du sens afin de l’inscrire dans le contexte contemporain (l’anachronisme pouvant cependant être pour l’artiste un parti pris), à la fois dans le monde de l’art et en dehors de ce dernier, l’œuvre acquérant face au réel des dimensions diversement critique, poétique, heuristique. Ainsi, à une époque où à peu près tout peut être considéré comme une œuvre d’art à condition d’être légitimée comme telle contextuellement (être exposé dans un lieu consacré à l’art) et intellectuellement (l’apparat critique), Noël Carroll peut écrire dans un récent ouvrage que «de nos jours, dans une récente enquête auprès de critiques d’art en activité, 75% répondent que l’évaluation – l’affirmation de leur propre avis sur l’œuvre en question – est l’aspect le moins significatif de leur travail12.»
Yann Ricordel, octobre 2013
1 Je conseille vivement, comme introduction au criticisme kantien, l’ouvrage de de Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
2 Michael Baxandall, L’œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985.
3 Voir Baudelaire, Critique d’art suivi de Critique musicale, Paris, Gallimard, 1992.
4 Jules et Edmond de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Robert Laffont, 2004, en trois tomes.
5 Voir Rensselaer W. Lee, Ut Pictura Poesis. Humanisme & théorie de la peinture. 15ème –18ème siècle, Paris, Macula, 1988, traduction et révision de Maurice Brock.
6 Joris-Karl Huysmans, Écrits sur l’art 1867–1905, Paris, Bartillat, 2010, édition établie par Patrice Locmant.
7 Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard, collection, «L’Imaginaire», 2001.
8 Voir Denis Diderot, Salons, Paris, Gallimard, 2008, édition de Patrick Delon.
9 Voir Donald Judd, Complete Writings 1959–1975, New York, Halifax, New York University Press, The Press of Nova Scotia College of Art and Design, 2005, reproduction du document en fac-simile p. 171, ma traduction.
10 Robert Pincus-Witten, Postminimalism, Londres, Out of London Press, 1981.
11 Je me réfère à la version en ligne des Artforum International Archives, p.1, ma traduction.
12 Noël Carroll, On Criticism, New York, Londres, Routledge, 2009, p.15, ma traduction.