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24 mars 2014

Faire de sa vie une œuvre d’art ?

Nous nous permettons de reproduire ici dans son intégralité un texte accessible au téléchargement (PDF). Cette publication d’Edouard Delruelle fait partie des ressources en ligne proposées par le Service de philosophie morale et politique de l’université de liège. Toutes les publications sont accessibles ici.

Faire de sa vie une œuvre d’art ?
Edouard Delruelle, 2006

En avril 1983, le philosophe Michel Foucault effectue un séjour d’enseignement à l’Université de Berleley, en Cafifornie. Lors d’une séance de travail, ses étudiants lui font la question suivante, simple et directe : « quel genre de morale pouvons-nous élaborer aujourd’hui ? ».

Sa réponse est la suivante : « Ce qui m’étonne, c’est le fait que dans notre société l’art est devenu quelque chose qui n’est en rapport qu’avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie (…). Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi une lampe ou une maison sont-ils des objets d’art et non pas notre vie ? » [M.Foucault, Quarto Gallimard (1994/2001), A propos de la généalogie de l’éthique : aperçu du travail en cours, Dits et écrits, n°326, p.392.].

Foucault plaide pour une esthétique de l’existence, qui se caractérise par « l’idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence » [Ibid., p.402.].

Il explique que ses recherches actuelles portent sur les philosophiques qui ont développé une telle esthétique de l’existence (les écoles stoïciennes et épicuriennes de la période hellénistique ; mais il évoque aussi la Renaissance et la tradition de la vie artiste et du dandysme au 19e siècle) : « voilà ce que j’ai essayé de reconstituer : la formation et le développement d’une pratique de soi qui a pour objectif de se constituer soi-même comme l’ouvrier de la beauté de sa propre vie » [Dits et écrits, II, n°350 (Le souci de vérité), p.1490.].

Le contexte dans lequel Foucault fait ces déclarations est important pour en comprendre la portée. Nous sommes en Californie, sur un des campus les plus actifs et les plus influents dans la période de Mai 68. Or, à cette époque (fin 70 début 80), les mouvements libertaires connaissent une mutation décisive : ils sont de moins en moins politiques ou idéologiques, et de plus en plus centrés sur l’épanouissement individuel. « Aux luttes contre l’impérialisme et la marchandisation succèdent les revendications de la liberté sexuelle et des drogues (…). Protest songs et tactiques d’occupation laissent place aux séances d’expression spontanée et aux soirées débridées du week-end » [F.Cusset, French Theory, La Découverte, 2003, p.67-8.].

Le terrain sur lequel se situent les mouvements féministes ou homosexuels n’est plus tant celui de la politique que celui, plus vaste et plus diffus, de la culture – il y a dorénavant une « culture » et même une mode gays ; du côté du féminisme, c’est le début des Gender studies qui consistent à envisager les différents champs du savoir à travers la grille de genre. A cette époque se développent également des communautés zen ou végétariennes, et d’une manière générale toute une culture (physique, diététique, psychologique, spirituelle) centrée sur l’individu. Qu’on se rappelle l’évolution de l’actrice Jane Fonda, égérie de la contestation politique dans les années 60, devenue promotrice du body building et de la nourriture bio à partir des années 80.

Depuis cette époque, il est incontestable que la rhétorique de l’authenticité et de l’introspection a partout triomphé : « soyez vous-même », « partez à la recherche de votre moi », « soyez épanoui ». Ce type de discours, que l’on pourrait qualifier de postpolitique, est hégémonique – dans les médias et la presse (cf. le succès de Psychologie Magazine), au cinéma, à l’école, dans les familles, et même dans le discours politique. On peut dire que l’idéologie de l’épanouissement personnel et de la libération de soi est devenue l’idéologie dominante de ce début de 21e siècle. Dès les années 80, Foucault a vu qu’il y avait là un vrai enjeu de civilisation.

Mon intention n’est pas de faire une conférence sur Foucault, mais comme il a inspiré ma réflexion et qu’il me servira de fil conducteur, il me faut un peu parler de lui. Jusqu’à la fin des années 70, Foucault était connu pour ses analyses des phénomènes de pouvoir (la prison, l’asile, les disciplines), avec finalement comment question centrale : comment résister aux pouvoirs ? Dans les dernières années de sa vie, c’est l’individu qui l’intéresse : comment il se constitue comme subjectivité, comment il se retourne sur soi ; qu’en est-il, non pas de ses rapports aux autres, mais de son rapport à lui-même ? Les titres mêmes de ses 2 derniers ouvrages (84) sont évocateurs : Le souci de soi, L’usage des plaisirs. Pour le lecteur ou l’observateur pressé, Foucault pourrait même passer pour un des initiateurs de l’idéologie de la libération de soi. Dire qu’il faut faire de sa vie une œuvre d’art, n’est-ce pas inviter l’individu à s’occuper de soi-même, à se centrer sur son corps, ses désirs, ses sentiments ? Il est un des maîtres à penser des avant-gardes californiennes. Homosexuel, adepte de la culture S/M, il est très impliqué dans le mouvement gay. N’est-ce pas la preuve qu’il participe lui-même, et en première ligne, au culte du soi ? Quand il meurt du sida, certains laissent entendre que, finalement, il est « puni par où il a péché » ?

Laissons les amalgames et les calomnies [ Un amalgame du même tonneau a été fait à propos de Louis Althusser, philosophe marxiste, communiste, qui étrangla sa femme dans un accès de folie en 1981. N’était-ce pas la preuve qu’il y avait dans la philosophie marxiste une forme de violence irrépressible ? Au chapitre de la mauvaise foi, concernant Foucault, relevons aussi l’accusation de « pro-islamisme » suite à une série d’articles écrits pendant la Révolution iranienne en 1979. Contrairement à ce qu’on a dit, Foucault n’y fait nullement l’apologie des ayatollahs, mais s’interroge sur le caractère religieux, « spirituel », de l’élan révolutionnaire. Que la religion soit, sous condition de modernité, le moteur d’un mouvement politique de type révolutionnaire, et qu’un tel phénomène défie les catégories politiques occidentales, voilà ce dont Foucault a eu en quelque sorte la prémonition. Mais constater un phénomène n’est pas y applaudir, bien évidemment. Faire comme si l’un était l’autre, par contre, confondre le critique et l’objet de la critique, est une des formes les plus courantes de la malhonnêteté intellectuelle.].

Il y a là, plus profondément, un contresens sur l’objectif de sa démarche. Contresens car le discours de la libération et de l’authenticité des années 80, Foucault n’en fait nullement l’apologie. Au contraire, il la critique, il la déconstruit. Plus exactement, il en fait la généalogie, c’est-à-dire qu’il cherche à remonter jusqu’aux origines et aux soubassements du discours de la libération et de l’authenticité – pour en montrer le caractère historique, contingent, ce qui ouvre ainsi la possibilité de penser et d’agir autrement [« Qu’est-ce donc que la philosophie si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qui existe déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? » (L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p.14).]. Le slogan « faire de sa vie une œuvre d’art » est en fait un slogan critique, une alternative à l’individualisme postpolitique, une tentative de « penser autrement » le rapport à soi et l’éthique. Je voudrais évaluer la pertinence de ce slogan, quelle est sa portée, et ses limites aussi, et ainsi m’interroger sur la façon dont notre société contemporaine nous oblige à nous poser la question du sens de la vie et du rapport à soi.

Car dans toutes les cultures, les êtres humains sont confrontés à la question du sens de l’existence. Jusqu’à une période somme toute récente, la réponse à cette question se trouvait dans la religion. Pour tout individu, la religion énonce d’abord une morale : ce qui est bien et mal, permis et défendu, juste et injuste. Elle fixe les règles de conduite, le code des comportements licites et illicites, et jusqu’aux normes juridiques parfois les plus précises. Mais à côté de cette dimension « sociale », la religion touche à une dimension plus « personnelle » de l’existence : c’est à la manière dont nous nous construisons comme sujets, dont nous nous éprouvons comme subjectivités ; la façon dont chacun se conduit et se définit comme sujet. C’est ce qu’on peut appeler l’éthique, par contraste avec la morale. Il y a une « dynamique » éthique qui est irréductible aux normes juridiques et morales, où la question n’est pas de savoir quelles sont les règles, mais comment le sujet se conduit par rapport à
elles, quel sens il donne à son existence. A cela aussi, la religion pourvoit dans les cultures traditionnelles, en proposant toutes sortes d’exercices et de pratiques de soi – méditation, réflexion, purification – qui peuvent aller jusqu’aux changements d’état de conscience (transe, évanouissement) ou à la mutilation physique (brûlure, scarification, flagellation, circoncision, etc.). Évidemment, les deux dimensions (morale et éthique) se mêlent constamment. Même la conduite éthique la plus intérieure est articulée à des codes moraux qui sont collectifs et institués ; inversement, même ce qu’il y a de plus codé et réglementé dans la vie sociale comporte une dimension personnelle. Mais on doit distinguer les deux dimensions : celle de la morale comme code, système de règles incorporé par chacun de nous, et celle de l’éthique comme style d’existence, comme pratique de soi.

La thèse que va développer Foucault, c’est que « nous » occidentaux du 20e et 21e siècles, héritiers du christianisme, nous nous sommes peut-être émancipés de la morale chrétienne, mais pas de l’éthique chrétienne. Nous ne sommes plus sous l’emprise des obligations et des interdits de l’Eglise, mais nous continuons d’activer les pratiques éthiques qu’elle a inventées. Evidemment, nous avons laïcisé ces pratiques, nous les avons modernisées et même « postmodernisées », mais nous les avons maintenues. Et l’enjeu pour Foucault, c’est de savoir si l’on ne peut pas essayer d’en sortir, s’il n’y a pas, dans notre culture, une alternative, et en particulier si l’esthétique de l’existence (l’idée de faire de sa vie une œuvre d’art) ne constitue pas une telle alternative.

L’angle d’attaque de Foucault, c’est précisément le discours de la libération sexuelle. Quand il annonce qu’il écrit une Histoire de la sexualité et qu’il livre son premier tome (intitulé La volonté de savoir) en 1976, tout le monde s’attend à ce que Foucault (militant de gauche, homosexuel, critique sans concession des asiles et des prisons) soutienne les mouvements de libération sexuelle. Or, c’est tout le contraire. Il va les attaquer, dénonçant leur naïveté. Quel est l’enjeu autour du sexe en Occident, demande Foucault ? Ce n’est pas qu’il soit réprimé, interdit par une morale puritaine ; c’est le fait qu’on ne cesse d’en parler, et qu’on nous oblige d’en parler. Le sexe en Occident n’est pas quelque chose qu’on cache et qu’on réprime, c’est quelque chose qu’on avoue. Il y a en Occident depuis des siècles une formidable incitation à parler du sexe, à faire du sexe le révélateur de ce que nous sommes, de
notre identité profonde. Le sexe est considéré comme le lieu où se lit, où se dit notre vérité profonde. « Dis-moi ce qu’il en est de ta sexualité, je te dirai qui tu es ». Et cette injonction à parler de soi, de son intimité, provient selon Foucault d’une pratique inventée par l’Eglise : l’aveu, la confession. Inventée dès les premiers siècles (rappelons que le livre-phare du plus grand des Pères de l’Eglise, Saint Augustin, s’intitule Les confessions) ; développée durant tout le Moyen Age par le monachisme et l’Inquisition ; généralisée et institutionnalisée enfin avec le Concile de Trente, qui fait à tout catholique obligation de se confesser au moins une fois l’an. « L’aveu est devenu, en Occident, une des techniques les plus hautement valorisées pour produire le vrai. Nous sommes devenus, depuis lors, une société singulièrement avouante. L’aveu a diffusé loin ses effets : dans la justice, dans la médecine, dans la pédagogie, dans les rapports familiaux, dans les relations amoureuses, dans l’ordre le plus quotidien et dans les rites les plus solennels (…) Comme la tendresse la plus désarmée, les plus sanglants pouvoirs ont besoin de confession. L’homme, en Occident, est devenu une bête d’aveu » [Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 79-80.].

À la liste des domaines investis par l’aveu, on doit ajouter les médias, où rien n’est plus prisé que les confessions personnelles des personnages publics comme des anonymes. La rhétorique de l’authenticité et de la libération sexuelle y est omniprésente : chacun est invité à lever les tabous, à parler qui de son homosexualité, qui de son impuissance, qui de son goût insatiable pour la sodomie ou la zoophilie, avec la promesse tout de même assez bizarre qu’ainsi nous serons plus vrais, plus authentiques, donc plus heureux et plus épanouis… Mais une telle rhétorique, dit Foucault, prolonge tout simplement le dispositif de l’aveu et de la confession. L’animateur télé et le « psy » ont remplacé le curé, mais l’éthique (le rapport à soi), dans notre culture postmoderne, reste une éthique singulièrement avouante, où la recherche de l’authenticité n’est jamais très loin du jugement moral, où la libération est censée passer par l’introspection, et l’émancipation par la confession.

Dans cette perspective, la discipline-phare de la libération sexuelle, la psychanalyse, n’est qu’une modalité tardive de ce dispositif d’aveu. Foucault a des mots très durs pour la psychanalyse : qu’est-ce qu’un psychanalyste sinon un confesseur, quelqu’un qui amène l’analysant à avouer ses pensées secrètes ? Freud n’est-il pas un continuateur de l’éthique chrétienne qui consiste à essayer de trouver la vérité sur soi-même à travers l’exploration de ses désirs sexuels les plus enfouis ?

Foucault suggère donc que tout le discours typiquement moderne – et/ou postmoderne – qui consiste à partir à la recherche de soi-même, est en fait prisonnier de ce vieux système de pouvoir occidental de l’aveu. La naissance de l’éthique individualiste, ce n’est pas Mai 68 ni la Révolution française, c’est la fondation du monastère de Mont Cassin par Saint Benoît en 529. C’est du monachisme (< monacus < monos = seul, solitaire), que provient notre individualisme. Certes, entre le cadre moyen new-yorkais (ou milanais, bruxellois) qui se rend à sa séance hebdomadaire d’analyse, et le moine bénédictin du 6e siècle qui va se confesser auprès de son directeur de conscience, tout a changé ou presque sur le plan de la morale ; mais sur le plan de l’éthique, finalement pas grand-chose.

Quelle alternative à l’éthique individualiste, dès lors ? Foucault va se tourner vers l’Antiquité païenne, et en particulier les écoles philosophiques (stoïciennes et épicuriennes). Mais il commence par nous faire déchanter : impossible d’opposer une Antiquité « libertaire » à un christianisme « puritain ».

La pédérastie banalisée, le lesbianisme chanté par Sapho, l’érotisme omniprésent, les bacchanales, etc. : tout cela est un mythe. Les Grecs et les Romains étaient tout sauf « libertaires ». L’homosexualité n’était tolérée que dans le cas de la relation pédagogique (et encore, elle n’avait pas cours dans les écoles stoïciennes, le courant dominant). La plupart des préceptes moraux que le christianisme va imposer au monde occidental proviennent d’ailleurs du stoïcisme (notamment l’austérité sexuelle : chasteté avant le mariage, fidélité, prohibition de l’homosexualité, de certaines pratiques et positions, etc.). Et plus étonnant encore, les techniques éthiques monastiques sont elles aussi héritées des écoles philosophiques : l’examen et la direction de conscience, la méditation, l’interprétation des rêves, la purification de l’âme, etc.

Mais alors, où est la différence ? Dans la finalité de ces techniques. Dans les écoles philosophiques, les techniques de soi, c’est-à-dire les pratiques par lesquelles ont entre en dialogue avec soi-même, ne visent pas à se comprendre, à se déchiffrer, à percer le secret de ses désirs, mais à se façonner soi-même, à se créer et se transformer, à faire de soi-même une sculpture, comme dit Plotin (« Ne cesse jamais de sculpter ta propre statue»).

Donc, insistons-y, ce n’est pas la morale grecque qui est intéressante. Foucault insiste même sur son caractère « peu attrayant », et même « répugnant », centrée qu’elle est sur la virilité et ses corollaires (pénétration, énergie, dissymétrie, mépris pour le plaisir des femmes) [Dits et écrits, II, n°344 (A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours), p.1430.]. Par contre, il y a dans l’éthique grecque une manière toute à fait originale d’envisager le rapport à soi : comme si nous étions pour nous-mêmes un objet qu’il s’agit de façonner. Et je parle pas ici seulement de « théories » que ces philosophes auraient élaborées, mais de pratiques, de techniques (technaï tou biou : techniques de vie) qu’ils mettaient
concrètement en pratique, dans leur vie de tous les jours. Il faut se rappeler que ces écoles étaient certes des lieux d’enseignement et de recherche, mais aussi et avant tout des lieux de vie où les élèves apprenaient à façonner leur personnalité en maîtrisant toutes les dimensions de l’existence : physique, psychologique, spirituelle. Impossible de fournir ici la cartographie détaillée de ces pratiques de soi.

On peut quand même en isoler 4 principales [Pour tout ceci, voir Dits et écrits, II, n°363 (Les techniques de soi).] :

  1. Il y a d’abord l’entraînement (gumnasisa) où l’on trouve les pratiques concernant la sexualité, la diététique, la gymnastique (=sport) ;
  2. Ensuite le domaine de l’ascèse (askêsis) comme ensemble des exercices par lesquels le sujet se met en situation de s’éprouver soi-même : les épreuves de purification, de concentration, les retraites. Le but ici c’est de se rendre capable de faire face aux événements de l’existence ;
  3. Ensuite la méditation (meletê) : la remémoration des faits passés ou la « préméditation » des maux futurs, ainsi que toutes les techniques de contrôle de nos représentations, dont la plus importante et la plus décisive est la technique « onirocritique », c’est-à-dire l’interprétation des rêves.
  4. Enfin l’examen de soi et de sa conscience, c’est-à-dire l’évaluation comparative de ce qu’on fait et de ce qu’on devrait faire (mais non pas sur le modèle « judiciaire » de la loi et de la culpabilité qui sera celui du christianisme, mais sur le modèle de l’inventaire, de l’inspection – un peu comme un architecte vérifiant l’état d’avancement des travaux). C’est dans cette catégorie que l’on peut aussi ranger l’écriture de soi – toute la tradition des « pensées pour soi-même » (Marc-Aurèle) et des « lettres aux amis » (Cicéron, Epictète, Sénèque).

Dans les écoles philosophiques du Jardin (Epicure) et du Portique (stoïcisme) (et, en dehors de tout cadre scolaire proprement dit, dans le courant sceptique de Pyrrhon et le courant cynique de Diogène), on n’apprenait donc pas aux disciples à être transparents et authentiques, encore moins à se juger et à confesser leurs péchés (la conception païenne de la faute est très éloignée de ce que les chrétiens appellent le péché) ; mais on leur enseignait des techniques et des pratiques pour se forger une personnalité capable d’affronter toutes les fortunes de l’existence (la maladie, l’amour, la guerre, quelle que soit leur condition – empereur comme Marc-Aurèle ou esclave comme Epictète).

Mais Socrate, objectera-t-on, n’a-t-il pas enseigné le fameux «connais-toi toi-même» ? Ne s’agit-il pas de se déchiffrer, de se lancer à la recherche de soi ? Non, car cette formule, qui était un cliché de la pensée grecque d e l’époque, signifiait tout autre chose : « connais tes limites, ne te prends pas pour un dieu, ne sombre pas dans la démesure » (cf. le chœur des tragédies attiques). Selon Foucault, une autre formule est autrement plus significative de l’enseignement socratique : « soucie-toi de toi-même » = « prends en considération ce que tu es, et non ce que tu as, gouverne-toi, fais de toi un objet d’attention »… Mais avec cette formule, comme on le voit, nous sommes sur le plan du faire, de la création, de l’invention de soi, bien plus que dans celui du voir, de la vérité psychologique et du jugement moral. Socrate est incontestablement du côté de l’esthétique de l’existence. La formule « soucie-toi de toi-même » est d’ailleurs adressée à un personnage, Alcibiade, élève de Socrate, qui est un véritable esthète, on dirait aujourd’hui un dandy.

En réalité, c’est Platon (premier disciple de Socrate) qui va faire du « connais-toi toi-même » une injonction à se connaître, à pratiquer une sorte d’introspection pour retrouver son être profond. Chez Platon, en effet, le centre de gravité de l’activité philosophique, c’est la contemplation (theoria). Philosopher c’est voir, ou plus exactement se souvenir : en passant du sensible à l’intelligible, le philosophe retrouve les Idées éternelles enfouies dans sa Mémoire profonde (= « monde des Idées »). Platon ouvre donc une autre voie que celle de l’esthétique de l’existence – une voie qui restera finalement minoritaire dans l’Antiquité, mais qui deviendra dominante quand elle sera reprise par le christianisme. Si l’on fait de la contemplation, de la retraite en soi une technique visant à se rapprocher, non plus des Idées éternelles, mais de Dieu, alors on tient un schéma de pensée parfaitement assimilable par les chrétiens.

Dans notre culture, il y a ainsi comme une alternative sur le plan éthique :

  • d’un côté, une tradition dominante (issue de Platon, mais transformée et imposée par le monachisme chrétien) qui considère le rapport à soi comme une forme d’introspection, de regard sur soi-même, comme si notre être était à découvrir, à déchiffrer et surtout à juger, à passer au crible de ce qui bien ou mal, authentique ou inauthentique ;
  • d’un autre côté, une tradition « cachée » qui considère le rapport à soi comme une activité, une transformation, où notre être n’est pas à connaître (et encore moins à juger) mais à créer, à inventer.

Cette « tradition cachée » de l’esthétique de l’existence, après son apogée dans les philosophies hellénistiques, n’a ressurgi dans notre culture qu’à de rares occasions : à la Renaissance, bien sûr (les humanistes italiens, Montaigne), au 18e avec Diderot, au 19e avec le dandysme (Baudelaire, Nerval, Byron, plus tard Oscar Wilde) (on pourrait citer également Jean-Marie Guyau, auteur méconnu d’une Esquisse d’une morale sans obligation) ; au 20e siècle l’esthétique de l’existence se retrouve encore chez des écrivains aussi différents que Gide, Aragon, Malraux, et aussi Michel Leiris, dont les récits autobiographiques L’âge d’homme ou La Règle du jeu répondent explicitement à l’injonction de faire de sa vie une œuvre d’art.

Aujourd’hui, le philosophe Michel Onfray est certainement celui dont la pensée consonne le plus avec l’esthétique de l’existence (cf. Michel Onfray, La sculpture de soi. Une morale esthétique.). Il répugne à se réclamer de Foucault, auquel pourtant il doit tant, mais il puise à la même source d’inspiration que lui : Nietzsche, incontestablement le moraliste le plus esthétique, et donc le plus marginal, des temps modernes.

Pour Nietzsche, il y a une puissance, une créativité qui parcourent la vie et le langage (« volonté de puissance »), et les cultures doivent être évaluées selon qu’elles cherchent à développer ou à détruire cette créativité. Ainsi oppose-t-il le devenir-prêtre de la culture, qui déprécie la vie au nom de valeurs dites « supérieures », « transcendantes », et le devenir-artiste qui cherche à développer le potentiel d’intensité et de créativité inhérent au monde tel qu’il est. Le devenir-artiste se situe « par-delà le bien et le mal ». Mais Nietzsche précise : « par-delà le bien et le mal, cela ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais ». Il y a toujours un critère d’évaluation de ce que l’on fait et de ce que l’on vit, mais c’est un critère immanent à ce que l’on vit, qui mesure l’intensité et la qualité de l’existence, et non sa conformité à un code ou un idéal – exactement comme une œuvre d’art, que nous apprécions non pas selon des canons objectifs de la beauté, mais par rapport à l’intensité et le plaisir qu’elle nous procure.

Reste le plus difficile : comment pratiquer aujourd’hui une esthétique de l’existence ? En quoi pourrait consister, en 2006, la tentative de faire de sa vie une œuvre d’art ? Qu’on n’attende pas de ma part des « conseils » ni des « recettes » du genre : faites un régime alimentaire, mangez « bio », écrivez un journal intime, faites du golf, pratiquez le kamasoutra, ou que sais-je… Poser la question de la possibilité de faire de sa vie une œuvre d’art aujourd’hui, c’est poser la question de sa possibilité historique : sous quelles formes culturelles, collectives pourrait-elle voir le jour dans le monde d’aujourd’hui ?

Je n’en vois que deux.

D’un côté, on peut essayer de recréer de petites communautés où l’on expérimenterait de nouveaux styles d’existence et de pensée – à l’enseigne des écoles philosophiques d’Epicure ou du stoïcisme. De telles tentatives, rares il est vrai, ont existé au 20e, et n’ont pas manqué d’intérêt, comme le cercle d’intellectuels créé par Stefan George en Allemagne dans les années 20, ou le groupe des surréalistes d’André Breton, ou, plus folklorique, le groupe Acéphale créé par Georges Bataille. La littérature du 20e contient de belles utopies esthétiques, comme Le jeu des perles de verre d’Hermann Hesse. Si Foucault s’est intéressé de près aux communautés homosexuelles et autres, c’est précisément parce qu’elles expérimentaient de nouveaux styles de vie. Il ne suffit pas, dit-il en substance dans une interview qui eut beaucoup de retentissement dans la communauté gay, que notre société tolère la possibilité de faire l’amour avec quelqu’un du même sexe (= aborde la question en terme de droits), mais qu’elle soit attentive au fait que faire l’amour avec quelqu’un du même sexe peut entraîner toute une série d’autres choix, d’autres valeurs. Dans un monde où les modes d’existence sont pauvres, schématisés, le défi, à ses yeux, est d’inventer des modes de vie et de relations inédits, dont tout le monde pourrait tirer profit [Dits et écrits, II, n°313, Le triomphe social du plaisir sexuel,p.1128.]. C’est dans la même perspective esthétique, indique-t-il, que l’on peut aussi reconsidérer certaines « questions de société » comme les drogues, le suicide ou l’euthanasie.

Par définition, une telle option est élitiste, et doit renoncer à s’imposer collectivement. Mais peut-être faut-il que les tenants d’une esthétique de l’existence admettent qu’une telle orientation est par principe réservée à un petit nombre dont « l’art » consiste précisément à se distinguer du plus grand nombre (on peut interpréter ainsi la différence faite par Nietzsche entre les « maîtres » et les « esclaves », entre l’esprit-artiste et l’esprit-prêtre).

L’autre voie, c’est d’envisager de faire de l’esthétique de l’existence un principe politique. Je ne dis pas un programme, pas même un projet, encore moins un parti (le parti de ceux qui sont les « ouvriers de leurs propre beauté » !!), mais un principe directeur, un idéal régulateur. Ce n’est pas absurde. Rappelons qu’au début du siècle, de nombreux dandys (G.B.Shaw, Oscar Wilde, puis Malraux, Aragon) ont rêvé de faire converger l’idéal socialiste ou communiste avec une esthétique de l’existence. À leur avis, il ne pouvait y avoir d’émancipation des êtres humains qu’avec l’accès à la culture, au beau, et donc à la possibilité, non seulement de voir et d’être entourés d’objets d’art, mais de pouvoir effectivement faire de leurs vies une œuvre d’art. Et rappelons que les phalanstères et autres micro-utopies socialistes du 19e reposaient sur un tel principe politique.

Ainsi cette poignée de travailleurs, en France à la fin du Second Empire, qui s’appelaient entre eux « les Sublimes » (allusion au refrain d’une chanson qui parlait des « sublimes ouvriers ») [Michel Gazier,Pour un nouveau modèle social.]. « Les Sublimes » refusaient l’état d’infériorité dans laquelle on laissait les ouvriers, et revendiquaient leur autonomie. Ils voulaient vivre leur vie à leur guise, faite d’alternance de travail et de loisirs. Ils n’admettaient de travailler que pour une durée qu’ils décidaient eux-mêmes, et une fois la période de travail achevée, ils allaient dépenser leur argent dans les guinguettes et les estaminets (il faut dire qu’il s’agissait d’ouvriers très qualifiés – mécaniciens, imprimeurs …). Ils ne retournaient au travail que la bourse vide et le cœur léger.

Cette tentative de faire de la vie ouvrière une vie « sublime », c’est-à-dire esthétique, ne dura que quelques années. On peut se demander si cela ne tient pas au fait que le projet de faire de sa vie une œuvre d’art est trop subversif, trop inquiétant pour le mode de production capitaliste dans lequel nous vivons. Car l’économie capitaliste peut-elle tolérer des modes de vie qui échappent au cycle production-consommation ? Être soi-même, se ressourcer, rechercher l’authenticité, aller chez un psy, etc., est parfaitement intégrable dans le système. Des sociologues ont même suggéré que l’idéologie de l’autonomie et de l’épanouissement personnel constituait « le nouvel esprit du capitalisme » [M.Boltanski et E.Chiapello , Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard]. Mais il y a dans l’activité esthétique (et donc dans l’esthétique de soi) quelque chose qui résiste à l’utilité et à l’efficacité – quelque chose qui est du côté de la perte, de la limite, de la résistance obtuse à toute forme d’efficacité.

Et en même temps, il y a là un véritable enjeu, si nous voulons avoir une chance d’échapper à ce terrible partage de l’humanité : d’un côté les individus utiles, efficaces (= intégrés au système), et d’un autre côté toute la masse des inutiles, des surnuméraires de la production capitaliste, abandonnés à une existence littéralement désoeuvrée par le chômage, les banlieues hideuses, l’insécurité sociale et l’insécurité tout court. Dans notre monde où le temps c’est de l’argent, l’esthétique de l’existence a un défaut majeur : celui d’en faire perdre.

Ce qui la rend subversive, et peut-être impossible, est donc aussi ce qui la rend intéressante, et même nécessaire.

Foucault considérait en définitive que les deux voies étaient complémentaires – la voie élitiste des petites communautés expérimentales et la voie politique de l’inventivité sociale. Il était à la fois à la fois un esthète minoritaire et un militant politique (« intellectuel engagé »). Mais il ne cachait pas son pessimisme. Pointant des expressions devenues familières comme « revenir à soi », « se libérer », « être soi-même », « être authentique », il dit un jour à ses auditeurs au Collège de France :

« (…) Quand on voit l’absence de signification et de pensée qu’il y a dans chacune de ces expressions, je crois qu’il n’y a pas à être bien fier des efforts que l’on fait maintenant pour reconstituer une éthique de soi. Et peut-être dans cette série d’efforts plus ou moins figés sur eux-mêmes (…), je pense qu’il y a à soupçonner quelque chose qui serait une impossibilité à constituer aujourd’hui une éthique de soi, alors que c’est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique de soi, s’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi ».

[Michel Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de Franc
e, 1881-1982, Gallimard /Seuil, p. 241.]