La plupart des politiques de développement artistique font état aujourd’hui du rôle indispensable de l’entreprenariat culturel dans le soutien aux créatifs. En conséquence, réduire la coopération artistique internationale à la mobilité des seuls artistes correspond de moins en moins à la réalité de la mise en oeuvre des projets artistiques.
Pour le développement et la préservation d’échanges internationaux culturels et artistiques équitables, libres et florissants, la mobilité des entrepreneurs culturels est une condition incontournable.
Dans ce contexte, le Fonds Roberto Cimetta a ouvert en mars 2017 dans la zone euro-arabe/Moyen-Orient un fonds dédié à la mobilité des entrepreneurs culturels dans le cadre du programme de collaboration mondiale Creative Tracks, une initiative lancée par le Parlement européen et financée par l’Union européenne. Vingt individus ont été soutenus.
Le FRC a aussi organisé le mardi 7 mars 2017 dans les locaux du Ministère de la Culture et de la Communication à Paris un séminaire international intitulé « Les entrepreneurs culturels indépendants au cœur de la dynamique artistique ».
Les débats qui s’y sont déroulés ont cherché à examiner les finalités de la mobilité des entrepreneurs culturels, notamment :
– la viabilité des marchés locaux pour les entrepreneurs culturels, face aux tendances actuelles des marchés globaux (concentration>financiarisation>standardisation) ;
– la capacité des institutions et de la société civile en Europe, dans le monde Arabe et à l’échelle internationale à soutenir le développement culturel et artistique, en particulier à l’échelle locale.
Pour que les entrepreneurs indépendants puissent se préparer à affronter la réalité des marchés, nous avons tout d’abord mesuré l’influence des grands monopoles industriels globaux sur la diffusion et la sélection des contenus culturels et créatifs, ainsi que les modes de rémunération des auteurs. Un résumé des grandes tendances actuelles du marché global des industries culturelles et créatives a été proposé par Elodie Le Breut, Directrice-adjointe de l’association AMI à Marseille. Ce résumé s’appuie notamment sur : – les données fournies par le rapport Ernst & Young, « Un monde très culturel, Premier panorama mondial de l’économie de la culture et de la création (décembre 2015) » ; – un premier état des lieux des industries culturelles et créatives (ICC) proposé par l’AMI en 2014 dans le cadre du projet européen MED 3C4 ; – plusieurs entretiens dont ceux de Laurence Hugues de l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants (éditions, livres), de Céline Kopp, directrice de Triangle France (art contemporain) et d’Ilan Urroz, délégué-général du PRIMI, réseau des acteurs du multimédia en région PACA (multimédia). Sa contribution est disponible ici.
En premier lieu que ces tendances sont influencées par l’évolution des nouvelles technologies, modifiant autant la production que la distribution ou la propriété des contenus. La stratégie des grands groupes est de plus en plus transversale recouvrant aussi bien l’image, le son, les supports, le loisir, le digital, le spectacle vivant, l’éducation, les médias et l’information. Cette industrie des contenus est en passe de devenir un des premiers, voire le premier secteur économique mondial d’ici les prochaines décennies.
On peut décliner quelques grandes tendances communes aux différents secteurs à la fois des arts dupliqués (livre, musique, cinéma et multimédia) et des arts singuliers (arts vivants, arts contemporains) :
– l’effet d’hyper concentration et de monopole des grands groupes notamment sur la distribution et la diffusion des œuvres ;
– le poids grandissant de fonds d’investissement dans le financement des ICC (par exemple Providence Equity Fund, environ 50 milliards de dollars investis dans le multimédia, la communication, l’édition, l’éducation en ligne, etc…, propriétaire de Warner, entre autres) ;
– une production exponentielle des contenus, qui oppose parfois quantité et qualité ;
– une perte progressive du rôle d’expertise des institutions et des opérateurs confrontés au remplacement d’une diversité culturelle durable par une consommation rapide, « jetable » et standardisée ;
– un marché asiatique devenu le plus grand marché du monde, malgré un fonctionnement encore en circuit fermé (exception faite du multimédia – jeux vidéos, dessin animé, cinéma d’action, cinéma d’auteurs), capable potentiellement d’inonder le marché mondial ;
– En Europe, le rôle déterminant des politiques publiques dans le soutien aux créateurs permet aux ICC européennes de maintenir leur rang sur le marché mondial ;
– Bien qu’en cours d’émancipation, la forte dépendance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Sud-Afrique) et des pays en voie de développement vis-à-vis de l’Occident, notamment en ce qui concerne les canaux de distribution, alors que ces régions constituent une ressource pour la production des contenus ;
– la contrefaçon et le piratage mettent en danger les créateurs, essentiellement dans les pays en développement (mais pas uniquement car de nouvelles formes de piratage apparaissant dans les pays développés) ;
– des imperfections structurelles concernant la protection et la rémunération des créateurs restent de mise. Au-delà des faiblesses des cadres législatifs, il faut parler ici des grandes lacunes dans leur application ;
– enfin, dernier élément notable, une part de l’activité fait encore partie de l’économie informelle et représente un réservoir important d’emplois potentiels. En 2013, le poids des emplois et des revenus informels est estimé à 33 milliards de dollars pour 1,2 million d’emplois environ.
Dans ce contexte, il existe des contraintes mais aussi des opportunités pour la créativité et l’investissement.
Les entreprises culturelles qui y émergent abritent de multiples compétences et métiers (ingénierie artistique), apportent un soin particulier au bourgeonnement des émergences et favorisent les productions artistiques échappant au radar des opérateurs de masse et restent attentifs à la problématique sociale. Les marchés de niches, les marchés locaux à hautes valeurs culturelles et artisanales sont peu visibles. Il ne faut pas sous estimer pour autant l’intérêt que portent les grandes industries pour ces niches. En recherche permanente de croissance, elles tentent de les pénétrer de plus en plus en s’imposant comme intermédiaire, que ce soit au travers de structures de management ou de structures de production de spectacles, de manière à rester au plus près de la source des contenus sans pour autant participer à l’investissement dont ils ont besoin, laissant ce soin aux pouvoirs publics (subventions).
Pour que la viabilité de ces marchés soit protégée et renforcée durablement nous avons dégagé des pistes de travail notamment dans la région ANMO (Afrique du Nord-Moyen-Orient), en Chine et en Afrique de l’Ouest.
Dans les pays du Maghreb nous avons comparé les financements alloués aux marchés locaux des arts et de la culture. Malgré des financements provenant du secteur privé au Maroc, de fonds publics en Algérie ou de bailleurs étrangers pour la Tunisie, la production artistique dépendante de ces aides n’est pas suffisamment en phase avec l’attente du public local. En terme de marchés, il y a donc inadéquation entre l’offre et la demande. Les festivals au Maroc sont orientés vers un public international de touristes ou veulent s’aligner sur des productions festivalières internationales, et n’ont pas été conçu pour répondre à l’envie des créateurs locaux de s’internationaliser. Il faut donc développer les recherches et les statistiques sur la mobilisation des publics afin de développer une offre de marché. Pour répondre à la demande dans les filières émergentes (tel que le cinéma, l’ingénierie culturelle ou l’édition de livres), des formations ont été mis en place mais les débouchés professionnels et commerciaux n’existent pas suffisamment.
Il faut donc encourager les investissements dans ces filières émergentes et soutenir ces jeunes créateurs et entrepreneurs localement.
En Egypte, la scène artistique indépendante a connu un sursaut de vitalité après 2011, financé par certains bailleurs étrangers, opérateurs régionaux ou financements participatifs, mais ces dispositifs ne permettent pas de revenus stables pour les entrepreneurs culturels, ni la durabilité de leurs projets. Ainsi aucune mise en réseaux, aucune structuration durable, aucune création de marché permanent n’a été possible. Des économies informelles existent sans pour autant intéressées les investisseurs privés. Il est donc nécessaire de favoriser la mise en réseaux et la structuration durable pour soutenir la viabilité de marchés ouverts et équitables.
En Irak, les défis culturels et éducatifs sont énormes, surtout envers les jeunes générations. Sans lieux artistiques ou culturels, sans institutions pour soutenir la création, sans formations, sans échanges vers l’extérieur, il n’est pas possible de créer des marchés stables et prospères. Dans ces conditions, pour asseoir une économie culturelle, l’action publique est un préalable indispensable. Pour développer cette économie culturelle, une politique de soutien à la diversité des acteurs est essentielle.
Dans l’espace européen et à travers la région ANMO, l’économie culturelle pourrait se développer de manière inter-régionale, sous l’impulsion des modèles proposés par l’Union européenne entre autres. Ces modèles relient les territoires directement entre eux sans passer par des pôles de décisions centralisés et sans interférence des monopoles, mais il nous faut encore quelques années pour adapter les milieux culturels locaux et les politiques culturelles publiques qui les encadrent à cette dimension intra-régionale globale.
Au Liban, comme ailleurs, des plateformes virtuelles/start-ups monétisent la production artistique de la scène émergente, par la vente en ligne. Ces start-ups (nécessitant des apports en capital risque), génèrent des échanges spécifiques correspondant à des aires géographiques culturellement homogènes. La monétisation connectant l’espace européen et le monde arabe n’est pas encore une réalité. Le trafic généré par ces plateformes attire les marques qui font appel aux créatifs pour leur propre marketing, générant des revenus supplémentaires. Ces entreprises innovantes produisent des bénéfices pour les investisseurs et aussi pour les créateurs mais elles ne garantissent pas le renouvellement des esthétiques ni la durabilité des équipes artistiques. Au contraire, elles auraient tendance à porter atteinte à la liberté d’expression puisqu’une forme de censure s’opère au profit du commerce voire même de la politique. En conclusion, l’investissement privé comme unique ressource financière devient un problème majeur de censure/auto-censure sur le contenu culturel.
Pour sortir de cette impasse, les artistes et les entrepreneurs culturels seront obligés de démarcher plusieurs partenaires et forger des alliances. La mise en place d’incubateurs est un autre moyen de garantir les libertés d’expression, de création et d’entreprenariat.
Pour forger les alliances nécessaires, il faut aussi attester de l’impact positif de la culture sur l’économie, l’environnement, les changements des modes de vie et la cohésion sociale. Il faudra aussi s’appuyer sur des cadres d’actions multilatérales portés entre autre par l’Agenda 21 de la culture.
La logique globale est celle des artistes-citoyens du monde autant que celle des multinationales. En Iran, la levée des sanctions internationales a suscité de l’optimisme des milieux créatifs ; quotidiennement des espaces culturels s’ouvrent, des artistes iraniens partent à l’étranger et d’autres reviennent. Des entreprises culturelles et des incubateurs se créent pour répondre à la demande. La censure est présente mais les artistes restent créatifs et la connexion avec les pays voisins est plus facile par l’action culturelle que par l’intermédiaire du politique.
En Afrique de l’Ouest, les efforts de l’UEMOA ont abouti à des facilités d’emprunts bancaires pour les entrepreneurs culturels, notamment dans le domaine du cinéma et l’offre est en adéquation avec la demande des publics locaux. Mais l’effet pervers de la suppression des barrages douaniers pour les produits culturels entre les pays de l’UEMOA favorise davantage les multinationales que les entrepreneurs culturels locaux et il faut encore structurer le marché légalement et faire respecter les lois, ce qui nécessite de constantes négociations entre les partis-prenantes.
La scène indépendante chinoise développe des mécanismes de marché et s’internationalise. Jusqu’à un certain point, ce mouvement est également soutenu par la politique culturelle chinoise qui y voit une manière d’intégrer les nouvelles technologies aux industries culturelles et scientifiques tout en exerçant une forme de contrôle sur ce marché. Le modèle de compagnonnage (peer to peer) s’illustre par la création de sites internet chinois qui permettent d’acheter ou de vendre tout produit culturel en ligne (DBJ). Le service est gratuit pour les usagers mais, en échange, ces acteurs doivent s’abonner à des services payants de gestion; comptabilité, communication, fichiers clients, etc. Bientôt ce service sera en anglais et pourra donc s’exporter en dehors de la Chine. Ces modèles industriels ont besoin de « produits » plus que de création artistique. En outre, l’artiste ne détient pas de droit à la propriété intellectuelle. Il faut donc veiller à la création de modèles économiques qui intègrent les droits d’auteurs ; en même temps reconnaître que les pratiques artistiques sont à la fois essentielles à l’épanouissement personnel et donc à la création de cultures tout en étant hors-cadre, dans une niche, à la marge et non-conformes aux paradigmes actuels du marché.
Pour mettre en place des modèles de coopération entre les grandes aires géographiques et culturelles (l’Euro-Arabe, l’Eurasie, l’Inde-Afrique…) il faut développer les compétences individuelles par la mobilité, la traduction, le débat d’idées à travers la plateforme virtuelle de Creative Tracks entre autres… Forger un langage commun devient possible à travers les co-créations expérimentales et non-hiérarchisées en s’appuyant sur les intermédiaires et les relais qui existent déjà pour la coopération culturelle et qui pourraient être renforcés par les ambassadeurs Creative Tracks. Si l’action publique s’engage aussi à construire des politiques culturelles autour de la mobilité alors il sera possible de définir les nouveaux rayonnements géographiques de productions artistiques, reliant non seulement les zones urbaines (centrales), mais aussi les niveaux inter-régional et inter-local (périphéries).
Conscients du contrôle qu’exercent les médias sur les droits culturels et de l’influence des perceptions culturelles parfois négatives vis à vis la mobilité, il conviendra d’éviter de créer des réseaux de soutien fermés y compris linguistiquement. Le développement de fonds de mobilité culturelle et artistique doit permettre de capter des financements au bénéfice du développement culturel local ; chaque voyage est un investissement pour le développement d’une communauté culturelle et artistique. Dans cet optique, la validation des candidatures aux bourses de mobilité passe par l’expertise des pairs. Les coopérations internationales qui émergent grâce au tissage d’affinités sont souvent multilatérales (regroupant des acteurs de différentes nationalités) et transversales (plusieurs disciplines ou domaines d’intervention) donnant naissance à des espaces coopératifs et créatifs et d’autres « fab labs ».
De surcroît, le débat d’idées, les collaborations entre pairs ou entre réseaux (un des objectifs du programme Creative Tracks) créent des liens de solidarité qui permettent les co-productions, les co-éditions, développent les échanges équitables, les circuits courts et d’autres mécanismes de partage équitable de ressources. Les réseaux en particulier doivent renforcer leur capacité à soutenir leurs membres juridiquement et politiquement pour une plus grande efficacité du plaidoyer. Ils doivent accentuer leur propre transversalité et proposer à leurs membres des modèles économiques adaptés aux contextes locaux et régionaux. Les échanges de personnels entre structures sont un outil utile dans ce sens. Le soutien à la traduction des langues permettrait enfin d’entendre les zones qui sont restés sous silence.
Des modèles de financements participatifs ou de micro-prêts entre pairs permettent aux entrepreneurs culturels de trouver du co-financement à leurs projets innovants et fédérateurs.
Pour autant, des accords pays par pays sont encore nécessaires pour étendre ces mécanismes et permettre davantage de diversité en terme de flux financiers. Le manque de diversité linguistique pour accéder aux outils financiers reste un frein notoire. En attendant, il est intéressant de noter que les canaux de distribution deviennent aussi des canaux de financement, mais les logiques financières sous-jacentes renforcent ceux qui réussissent alors qu’il est également important de soutenir ceux qui prennent des risques. Pour être en capacité de mesurer le risque inhérent à une entreprise culturelle et/ou artistique quel qu’il soit, il est nécessaire de comprendre l’évolution des sociétés et la pertinence des œuvres produites ou à produire, ce qui n’est pas actuellement un barème des agences de notation. Les diasporas pourraient jouer un rôle d’intermédiaires nécessaires et viables pour dépasser les obstacles d’évaluation des risques. Les capitales européennes et arabes de la culture pourraient agir comme des moteurs ou des catalyseurs pour fortifier la « renaissance » des régions méditerranéennes, notamment en s’appuyant sur le développement de stratégies culturelles sur le long-terme.
Il faut donc développer les affinités entre personnes qui permettront de définir nos valeurs pour être en capacité de mener des actions de plaidoyer ensemble. Une des stratégies centrales est la construction d’alliances entre institutions financières et acteurs de la société civile pour que la mobilité artistique et culturelle, multi-directionnelle et globale soit financée par le biais de structures intermédiaires en lien direct avec les bénéficiaires potentiels.
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