ART ET DESIGN, vers un même dessein ?
Véronique Souben – Veit Stratmann, 2002-2008 (Revue Laura n°6, octobre 2008)
Historienne de l’art spécialisée dans le design, Véronique Souben participe à de nombreux projets d’expositions en France et en Allemagne avant d’être nommée en 2003 conservateur au nouveau musée d’art et de design, le Marta Herford, dont elle assure auprès de son directeur Jan Hoet le lancement en 2005 et la programmation jusqu’en 2007. Co-commissaire du programme d’ouverture et de l’exposition inaugurale « My Private Heroes », elle conçoit entre autres les projets « V+W : design_Matrix » avec les designers Vogt+Weizenegger, 2006, l’exposition vidéo « Zwischen Köper und Gegenstand » en correlation avec l’exposition de design « Tupperware », les expositions « Pascale-Marthine Tayou » et « Maarten Van Severen » et coordonne l’exposition « Modernism : designing a New World » avec le V&A de Londres en 2006. Depuis 2007, elle travaille à Paris en commissaire indépendante sur un projet d’exposition concernant l’histoire de la vitrine commerciale, ainsi que sur une anthologie de textes et d’images retraçant les rapports entre art et design.
Elle réactualise pour la Revue Laura un texte non-publié de 2002 qui vient à la suite du texte de Sébastien Pluot « architectures immanentes » avec l’intervention de Perdaguet et Péjus et aux liminaires du feuillet Numéro 2 intitulées « ALLOVERDESIGN #1, #2 et #3 » de Jérôme Cotinet-Alphaize avec comme intervenants Didier Tallagrand, Frédéric Lecomte, l’Atelier Van Lieshout et puis Neal Beggs. Véronique Souben retrace depuis les années 90 un certains croosover entre design, Art et Mode…
Parmi les échanges aujourd’hui nombreux qu’entretiennent les arts plastiques avec des domaines artistiques et extra artistiques les plus divers, c’est sans aucun doute avec le design que les liens sont devenus en quelques années les plus vifs et intenses, soulevant de nombreuses interrogations.
Certes, le dialogue entre arts plastiques et design n’est pas un phénomène nouveau. Les avant-gardes du début du siècle puis les pop artistes dans les années 60 avaient déjà considérablement frayé le chemin. Ce dialogue s’inscrit alors dans un débat qui, en France, oppose le plus souvent les Beaux-Arts aux arts appliqués (1). Ce qu’on pouvait cependant analyser comme des rapprochements ponctuels propres à un artiste ou un mouvement artistique précis, semble avoir pris ces dernières années une ampleur et une complexité inédite. Plus que des échanges, des influences ou des appropriations, il semble que nous assistons, entre les deux champs, à une sorte d’interpénétration dont les médias et les musées se font volontiers l’écho (2).
Cette interpénétration se mesure entre autres par l’intérêt que portent depuis le milieu des années 90 un certain nombre d’artistes pour l’objet quotidien et plus particulièrement pour le mobilier de design. Plus qu’un simple intérêt, il semble que l’on puisse parler à ce moment d’un réel engouement, en Europe et ailleurs, pour la structure de mobilier, la cellule habitable, l’objet utilitaire (3). Qu’il s’agisse d’Andrea Zittel et Jorge Pardo aux USA, de Tobias Rehberger ou Stephan Kern en Allemagne, de Joep van Lieshout aux Pays-Bas, d’Angela Bulloch et Clay Ketter en Grande Bretagne ou encore de Mathieu Mercier et Stéphane Calais en France, tous ont en commun d’utiliser le vocabulaire du design ou du moins d’évoquer la fonction du mobilier dans leurs œuvres. Parmi eux certains ont une formation de designers et leurs pratiques souvent ambivalentes donnent naissance à des objets hybrides et ambigus qui oscillent entre œuvre d’art et objet utilitaire. Ainsi, lorsque Pardo assemble dans un espace vide des lampes apparemment identiques, il joue à travers d’infimes variations de couleurs, d’ombres et de lumières sur une dimension atmosphérique et sculpturale qui déstabilise notre perception de leur aspect fonctionnel, allant presque jusqu’à l’annihiler. Chez Clay Ketter, le trouble passe par l’emploi de meubles IKEA à partir desquels l’artiste crée, dans la voie ouverte par Judd, des structures entre le meuble et la sculpture abstraite (IKEA bookshelves, 1993). L’Allemand Tobias Rehberger à patir de 1996 reconstitue tout bonnement des chambres à coucher ou des salons de détente. Leur fonction principale n’est pourtant ni le repos, ni la sieste mais la retranscription subjective, à travers une esthétique des années 60, de « situations agréables » (« Fragments of their pleasant places (in my fashionable version) » 1996) tirées des témoignages demandés à ses proches. Assemblage de lampes, ensembles de bureaux, étagères modulables, mais également modules de salles de bain, décors muraux, mobile home, autant d’éléments qui dans leur ambivalence artistique et fonctionnelle nous enjoignent à réfléchir sur notre relation à l’objet, au quotidien, à l’intime, au réel et le plus souvent par des petits détails.
Si ces travaux sèment le trouble quant à leur nature et leur dessein, il en est également de même pour une partie de la création de design contemporaine. Les formes audacieuses et surprenantes de certains objets ne manquent pas, elles aussi, de nous interroger sur leur sens et leur finalité. En effet, les designers depuis les années 90 sont toujours plus nombreux à se lancer sans hésiter dans des recherches formelles et expérimentales qui confèrent à leurs pièces, parfois uniques, une dimension artistique indéniable. Outre leur originalité plastique, certaines créations revêtent une valeur symbolique, humoristique, poétique, éthique et même politique qui excède de loin la fonctionnalité de l’objet et nous amène à le repenser. Avec son esthétique du système D, le collectif hollandais droog design, fondé en 1993 par l’historienne d’art Renny Ramakers et le designer Gijs Bakke joue de l’humour et du décalage pour remettre en question l’objet dans sa forme et sa fonction. Les modules multiples des « vases combinatoires » (1998) de Ronan Bouroullec portent, quant à eux, à s’interroger sur la notion d’application et de production. La « prétentieuse » (1996) de Catherine Ginier-Gillet, une chaise inaccessible aux dossiers intriqués, suggère, pour sa part, le passage difficile du virtuel au réel. Quant aux structures modulables et combinatoires de Matali Crasset, elles ne se contentent pas de prendre en compte et d’anticiper nos nouveaux modes de vie flexible et nomade. Elles suggèrent des usages potentiels variés qui surprennent et questionnent. Mieux, elles proposent des scénarii (« quand Jim monte à Paris », 1995 ; « Théo de deux à trois » 1999) pour solliciter l’imaginaire et nous inviter à repenser le réel. En cela, Matali Crasset ne semble pas si éloignée d’artistes tels que Rehberger dont les titres des installations traduisent précisément des expériences évoquent des histoires qui provoquent en nous des résonances. Par-delà le simple attrait esthétique, ce design qui se veut à la fois prospectif et expérimental, critique et conscient aborde des problématiques relatives au statut de l’objet, à la production, à l’environnement, à l’utilitaire. Ajoutons à cela des formes inédites et des fonctions déconcertantes et nous obtenons des objets et des modules qui paraissent davantage relever de l’œuvre d’art que de l’objet décoratif et utilitaire.
Les rapprochements d’ordre formel, sémantique et fonctionnel que génèrent, à travers leurs créations, ces nouvelles générations d’artistes et de designers ne sont bien sûr pas les seuls à provoquer le trouble et l’embarras. Les jeux de va-et-vient entre ces deux domaines est autrement plus complexe. Il dépasse la question de l’objet pour soulever des problématiques plus vastes liées au contexte, à l’économie. Ainsi, l’arrivée en force du multiple, de l’édition limitée et du produit dérivé dans les champs des arts plastiques, nous renvoie immanquablement aux modes de diffusion des designers. Au-delà de leur signification, on peut se demander parfois ce qui finalement distingue certaines de ces productions artistiques de créations de design diffusées en faible quantité. La réponse n’est certainement pas à chercher du côté des prix qui atteignent, pour certains objets de designers, la même valeur qu’une œuvre d’artiste internationalement reconnu (4). Ironie du sort ? Alors que les produits dérivés et autres multiples envahissent les boutiques de musées et les lieux spécialisés, l’objet de design se retrouvent quant à lui littéralement « muséifié » dans des galeries de design et des concept stores qui empruntent sans sourciller aux musées et galeries d’art les structures et les modes de présentation. Pour parachever la confusion, artistes et designers semblent aujourd’hui plus qu’hier vouloir naviguer sans complexe (?) entre les deux sphères. Si les designers sont parfois nombreux a avoir fréquenté auparavant une école d’art (Bouroullec, Charpin…), les artistes toujours plus sollicités par les entreprises interviennent volontiers dans les boutiques de mode et autres lieux « branchés » (Pierre Huygue pour Dior et Café Étienne Marcel à Paris, Dominique Gonzales-Forster pour les boutiques Balenciaga à New York, Paris, Londres, Milan, Olafur Eliasson et Ugo Rondinone pour les magasins Louis Vuitton…) œuvrant le plus souvent comme de véritables scénographes. Ils répondent ainsi à une demande qui semblait jusqu’ici réservée aux architectes et designers. Cette situation, aujourd’hui fréquente, complexifie considérablement notre compréhension des rapports entre art et design et nous interroge sur le rôle et le poids des structures économiques dans ce phénomène d’interpénétration entre les champs.
On l’aura compris, les rapprochements entre design et art sont aujourd’hui denses et subtils car ils ne se limitent pas à de simples affinités formelles et fonctionnelles. Ils dépassent, dans certains cas, la seule volonté des designers et des artistes pour s’étendre à l’ensemble des structures économiques et culturelles. Ces proximités entre les champs artistiques ne sont pas le propre de l’art et du design et elles touchent d’autres domaines telle la mode, soulevant de nombreuses interrogations quant à la valeur des créations et au sens des démarches. Si ces évolutions nous paraissent multiples et complexes, les raisons qui sont à l’origine de ces changements le sont tout autant qui prennent racine dans une tradition de l’histoire moderniste et dans un contexte économique, politique, technologique et culturel en pleine mutation depuis les années 60.
Mais que signifient cette évolution et ces changements ? Va t-on vers une redéfinition des champs ? Le design serait-il en passe d’accéder au statut d’œuvre d’art et l’art de devenir un produit de consommation ? Cette interrogation, la nouvelle génération des artistes-designers semble l’avoir particulièrement bien saisie en jouant précisément sur ces deux registres. Ainsi, certains comme Roy Mac Makin ou Pae White n’hésitent à revêtir la double casquette, se revendiquant tour à tour artiste ou designer selon le contexte commercial ou muséal. D’autres investissent aussi bien les salles d’exposition que les espaces annexes des musées que ce soient les lieux de détente (Angela Bulloch et ses poufs), les cafés (Jorge Pardo au K21 de Düsseldorf) voire les toilettes (Lieshout au musée Boijmans van Beuningen à Rotterdam), voire même les sous-vêtements des gardiens de musée (Rehberger lors de la 49ème Biennale de Venise en 1997). D’autres encore (Andrea Zittel, Atelier van Lieshout) agissent comme des entrepreneurs. À la tête d’un atelier ou d’une entreprise, ils créent leur marque (Zittel A-Z), mettent en place leur agence de service (« Administration Service Zittel, A-Z ») ou de conseil (Heger et Dejanov). Ils produisent des catalogues qui s’apparentent à des brochures de vente (Mercier) et/ou fonctionnent comme telles (Lieshout, Zittel…).
À travers leurs attitudes, ces artistes nous signifient, non sans parfois une certaine dose d’ironie, que l’art n’est finalement pas plus dégagé des contingences économiques de production et de diffusion que le design. Tout comme le design, il peut posséder une valeur décorative et utilitaire et comme lui dépendre d’un contexte culturel et économique précis qui à la fois l’inspire, le conditionne et parfois le suscite. Alors, art et design pourraient-ils finalement être de même nature? S’orienteraient-ils vers un même dessein? Si ces questions peuvent paraître quelque peu rapides et demandent un véritable effort de redéfinition, les enjeux économiques, esthétiques et culturels qui la sous-tendent sont quant à eux déjà bien réels. Les artistes-designers semblent l’avoir compris dont les démarches ambivalentes et les œuvres ambiguës comportent ces interrogations.
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(1) Le terme de design tel qu’il est couramment employé aujourd’hui, est d’un usage relativement récent qui s’est généralisé après la Seconde Guerre Mondiale. En France, jusqu’à une période récente, on privilégiait le terme d’arts appliqués apparu vers 1860 lors de la création de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, par opposition aux Beaux Arts. Soulignons également que le premier enseignement dit de « design industriel » crée par Roger Tallon n’apparaît en France qu’en 1957.
(2) Les grands musées et autres institutions normalement consacrés à l’art contemporain sont de plus en plus nombreux à vouer au design d’importantes expositions, voire des rétrospectives (voire par exemple la Haus der Kunst à Munich ou la fondation Cartier à Paris), un design qui dorénavant s’octroie une place de choix dans les revues d’art (BeauxArts Magazine, Connaissance des Arts…).
(3) Voir à ce propos l’exposition « Against Design » à l’Institute of Contemporary Art, University of Pennsylvania, Philadelphia qui en 2000 présentait un panel de ces artistes. Dans son essai avec Neal Jackson, « Please, Eat the Daisies », paru dans Art Issues 66, 26 Janvier 2001, l’artiste américain Joe Scanlan évoque précisément cette nouvelle génération d’artistes en employant le terme critique de « design artists », terme repris par le critique Alex Coles dans son livre « DesignArt », Tate Publishing, London, 2005.
(4) En 2007, le galeriste new-yorkais Gagosian, habituellement spécialisé dans la vente d’art contemporain, proposait une exposition du designer anglais Marc Newson. Le prix de l’étagère Voroni Shelf, 2006 éditée en huit exemplaires atteignaient alors plusieurs centaines de milliers de dollars (environ 450 000). Il égalait, voire même dépassait la valeur de peintures grand format d’artistes connus dans les galeries voisines de renom.