ALLOVER DESIGN #1.
Jérôme Cotinet-Alphaize, mars 2006 (revue Laura n°1, )
L’objet de ce texte introductif sera de définir en terme éditorial les objectifs de la recherche déployée au sein des prochains numéros de ce feuillet n° 2/6 de la revue LAURA. Les textes prendront aussi bien les formes de l’Essai, de la Recherche Historique ou Esthétique que de l’Entretien. Comme dans les autres feuillets de la revue, les images présentes seront toutes des œuvres originales éditées ainsi en Multiple et accrochées, ici, sur l’espace complet d’une page ou d’une double page. Ce Lieu/Espace (tant par le texte que par l’image) sera, donc, l’occasion d’invitations et de collaborations. Dans ce numéro, la présentation en double page de l’œuvre de Frédéric Lecomte, Décollage (2006), active les liens possibles entre image, dessin, découpage et objet.
« Ce n’est pas la fin du monde et il n’y a pas lieu de crier au scandale. Mais il est urgent de voir qu’on est en présence d’un nouveau régime de l’art, que les temps modernes et même post-modernes sont derrière nous. Il nous faut aussi comprendre cette nature gazeuse de l’art pour saisir le monde et la culture où il se diffuse. » _ Yves Michaux : L’Art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Collection « Les Essais », Stock, 2003.
« Pour un fonctionnaliste comme l’est, en 1924, Le Corbusier, “au nom de l’art” cela veut dire tout à la fois au nom de la qualité esthétique, de la rigueur technique, de la probité morale, de l’hygiène mentale, de la justice sociale, de l’idéal politique. Tout cela se trouve déjà dans les écrits politiques de William Morris avec, entre les lignes, l’idée que pour mieux agir au nom de l’art, il faudra peut-être se passer pour un temps du nom de l’art. Ce que l’histoire du Design et de l’Architecture a retenu sous l’étiquette de fonctionnalisme est une affaire autrement plus complexe que le slogan promu par Louis Sullivan — “la forme suit la fonction” — auquel on l’a trop souvent réduit »_ Extrait du texte électronique de Thierry de Duve, Petites réflexions sur la crise de l’art et la réalité du design, publié dans Traverse, n°1, 1996.
« Tel est le Design, le dessein fondateur de toute culture, de toute civilisation : tromper la nature au moyen de la technique, surpasser le naturel par l’artificiel, et construire des machines d’où tombe un dieu qui n’est autre que nous-mêmes. Bref : le Design ; le dessein que recèle toute culture, c’est de faire de nous, mammifères soumis à des déterminations naturelles, de libres artistes. […] La belle cuisine de sorcière que voilà ! Nous mitonnons des mondes, sous n’importe quelles formes, et cela, nous le faisons pour le moins aussi bien que le Créateur l’a fait en six fameuses journées. Les maîtres-sorciers, les Designers, c’est nous ; et puisqu’ainsi nous avons été plus forts que Dieu, nous pouvons nous permettre de faire table rase du problème de la réalité et de tous les Emmanuelkants du monde…». _ Vilém Flusser, Petite philosophie du Design, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Belfort, Circé, 2002, p. 10 et 18.
Ces trois extraits évaluent chacun à leur manière ce que nous avons coutume de désigner comme les relations ambiguës ou problématiques de l’Art et du Design (1). Ils constituent par enchaînement une sorte de paradigme en forme de triptyque déterminant trois voies de recherche pour une élaboration positivée de cet entrecroisement des disciplines, historiquement distinctes depuis plus de deux siècles.
Le premier évalue le dépassement d’un certain Nominalisme des Avant-gardes Historiques mêlé à leur utopie de «Réaliser l’œuvre d’art » dans le quotidien. C’est-à-dire d’un « triomphe de l’esthétique», cette partie de la philosophie qui traite de l’art et de son expérience depuis l’introduction du terme par Baumgarten (2). Cette discipline complètement indexée sur l’état de l’art de chaque période et de chaque médium a fondé en grande partie le substrat théorique de la Modernité. Elle subirait actuellement une sorte de paradoxe causé par un certain type d’art basé sur l’expérience et/ou la relation, sans parfois plus aucun élément formel autre qu’une situation. Ce rapport éthéré de l’art créerait une sorte de surdimensionnement de la distanciation ou l’expérience d’un art traitant de l’expérience. De plus, le couplage progressif depuis les Avant-gardes jusqu’à maintenant, de cette double épaisseur de la distanciation du regardeur avec le dépassement des médiums dits artistiques au profit de tous les éléments et situations du réel pouvant êtres manipulés ou désignés, agirait comme un « Big Bang » esthétique où tout le réel serait définitivement esthétisé.
Le deuxième souligne à quel point la question du Design ne peut se résumer aux logiques usuelles de la Fonction, mais se génère, depuis bien longtemps, à partir d’enjeux esthétiques que l’Histoire de l’Art canonique n’a que peu pris en référence. Thierry de Duve pointe principalement l’occultation trop longue du nom de l’art dans l’activité du Design et de l’Architecture, qui reliée au le texte de Michaux, opèrerait déjà depuis quelques temps une résurgence certaine. Mais ce retour ne se serait contenté que d’une part du nom de l’art.
Le troisième entrevoit le Design par le biais d’une lecture « Culturelle » comme ontologiquement constituante de l’humain (dans sa différenciation avec les autres mammifères) dans sa faculté à être dans un déplacement constant de sa nature par le biais non pas de sa conscience double que l’on désigne par « Homo Sapiens Sapiens » mais de son faire qui pourrait donc être appelé : « Homo Faber ». Ainsi, à travers une description des moyens progressifs mis en place par l’humain pour se décaler de sa nature biologique pour « faire culture », il pointe des logiques culturelles géographiquement très différenciées impliquant ainsi des Designs différents dans leur régime esthétique. Il prend le Design principalement comme le moyen au quotidien de « faire culture » dans la réalité qui est proprement contextuelle et fictionnelle ; c’est-à-dire de se distinguer de tout réel objectif. Il émet la thèse audacieuse que l’Homo Sapiens (une seule fois conscient donc) n’existerait que depuis peu dans l’histoire (3) par le dépassement du Faire pour une conscience (distance) de ce Faire.
C’est en transposant cette préoccupation aux trois extraits cités que nous fonderons une véritable esthétique du Design (4) ; et si nous relions ceci au dédoublement d’épaisseur esthétique évoqué par Michaux, nous réaliserions et, tout à la fois, assisterions au passage réel à un second Sapiens, la conscience double du « faire culture ». L’hypothèse serait d’évaluer dans quelle mesure le paradigme même de la création d’une nouvelle discipline esthétique, appelée Design, obligerait à redéfinir complètement la topographie des catégories artistiques qui ventile traditionnellement les pratiques des Arts Visuels aux Arts Appliqués par un jeu de curseur linéaire.
Nous qualifions généralement le terme de Design uniquement dans le sens de l’utilisation altérée par le jeune métier de Designer indexé sur les questions industrielles et utilitaristes. Si nous poussons plus loin les conséquences d’une telle hypothèse, l’unique différence entre les Arts Visuels et le Design résiderait dans une question de focale, de la même manière que nous distinguons sans hiérarchisation la micro- de la macro-histoire. De la même façon, non pas concentriquement mais focalement, nous ferons la distinction entre Design et Arts Appliqués. Pour une fois, l’idée ne serait plus d’évaluer les relations de l’Art et du Design (en tant que discipline des Arts Appliqués), mais d’envisager un champ possédant certaines spécificités. Les acteurs proviendront indifféremment des Arts Visuels ou bien des Arts Appliqués.
L’objet unique des publications à venir consistera dans la mise en place de cette catégorie s’extrayant, pour une part, de ses historicités au profit d’une historicité supplémentaire. Pourquoi l’historiographie a toujours eu beaucoup de mal à se dépêtrer de la dialectique entre le Symbolique et le groupe Fonctionnalité/Usage ? Comment analyser de manière effective et globale toutes les résurgences et effets collatéraux de réconciliation entre Arts Visuels et Arts Appliqués qui vont des mythologies des Avant-gardes comme l’Œuvre d’Art Total et ses variations/dissensions Art Nouveau, Werkbund, Secession et puis Bauhaus ou encore de la «Réalisation» de l’œuvre d’art, de la Spécificité Minimale, de « l’Art et la vie confondus », aux « Relationnalités» multiples apparues dernièrement… ?
La thèse partirait d’un constat historiographique où nous aurions trop longtemps respecté de manière Positiviste la généalogie de la mise en place de l’intitulé Design aux dépens des enjeux esthétiques qui l’ont fondé. Pour distinguer le Design des Arts Visuels, la fonction a souvent été le premier argument évoqué. Notion que nous retrouvons dès les premiers modernes américains comme chez Louis Sullivan qui dans The Tall Office Building Artistically Considered de 1896 développe une relation de causalité entre les formes de la nature et les fonctions qu’elles sont censées remplir. Cette idée était déjà développée dans les cours de Viollet le Duc ainsi qu’au sein des Arts Nouveaux mais avec des enjeux extrêmement différents. Néanmoins, même si les Arts Visuels jouent avec la Fonctionnalité, cela ne fait pas de leurs pratiques, du Design (5). Dans l’autre sens, si le Design ne joue pas uniquement de la fonctionnalité, il n’en devient pas nécessairement Symbolique, c’est-à-dire une pratique des Arts Visuels. Cette dialectique entre un produit uniquement fonctionnel et l’œuvre libérée des contingences prosaïques, au profit du Symbolique, est réductrice (6), en plus d’être inexacte.
Cette contre-vérité découle d’une erreur d’appréciation d’un événement historique majeur de l’histoire des Arts Appliqués. En 1914, le philosophe Herman Muthesius et l’architecte et artiste Henry Van de Velde débattent lors de la première exposition du Deutscher Werkbund, qui réunit des artistes et des industriels. Pour le premier, seule la standardisation est valable, car elle permet de restaurer une vie digne, de servir les intérêts de l’industrie de diffuser le bon goût, tandis que pour le second, cette perspective est contraire à la création de l’artiste et à sa liberté. En plus d’inhiber l’individu, Van de Velde considère que le standard ne peut être pensé qu’après avoir défini un style et après avoir développé des projets pour un cercle d’initiés. C’est la version de Muthesius qui privilégie la standardisation, le fonctionnalisme qui sera mis en avant aux dépens de Van de Velde. Penny Sparke (7) l’a relevé dans la première Histoire du Design rédigée par Nikolaus Pevsner : Pioneers of Modern Movement (8) en 1936. Nettement plus tard, en 2002, Hal Foster (9) relance le débat engagé au début du siècle par Karl Krauss (10) quand ce dernier avait distingué l’Art Nouveau, donnant une dimension artistique aux objets utilitaires, du projet moderniste, accordant pour sa part une fonctionnalité aux objets d’art. Nous constatons encore une fois une dialectique entre valeur d’usage et valeur de l’art. Mais Hal Foster semble essayer de le résoudre en déclarant que « Le Design serait la revanche du Capitalisme sur la Post-modernité ». Et explique que dans ce face à face du Design et de l’art, la perspective économique semblerait être la seule pierre angulaire valide d’un possible rapprochement.
Les figures tutélaires du Design, artistes comme architectes, auraient imaginé le capitalisme comme un moyen de production en série au service de la démocratie pour tous. La mécanisation semblerait porteuse d’une réponse capable de régler des problèmes autant sociaux qu’économiques. Que l’une ou l’autre de ces positions ait été privilégiée dans l’historiographie, l’hypothèse défendue ici ne résidera pas dans cette dialectique qui a cristallisé l’ensemble de la glose sur la question du Design. L’idée est simple, le terme a été fondé sur une préoccupation de mise en place d’un métier et non « au nom de l’art ». Donc « au nom de l’art», nous devrions mener une réflexion plus ontologique sur les réalisations du Design qui ne sont pas uniquement le fait des Designers, mais de l’ensemble générique des moyens techniques du « faire culture » des « Homo Faber Sapiens Sapiens »…
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(1) J’entend, ici, le mot Design dans une acception générique où, de l’Objet à l’Architecture, la différence ne résiderait que par une question d’échelle et où la valeur Symbolique ne serait pas son seul mode d’être.
(2) A.G. Baumgarten, Aesthtica, 1750-58 (Esthétique, Paris, L’Herne, 1988).
(3) Il ne précise pas dans ce texte une quelconque datation de ce changement, mais il affirme qu’il est bien moins tardif que l’actuelle classification historique des Homo Sapiens (qu’il souhaite remplacer par Homo Faber et puis par Homo Faber Sapiens…). Par extrapolation de l’ensemble des éléments de cette thèse insolite, nous pourrions déduire l’hypothèse que ce moment historique correspondrait à l’émergence de l’esthétique. Selon les différents débats historiographiques, nous serions dans une latence allant de l’âge grec à Baumgarten.
(4) Il semble clair par conséquent qu’une historiographie de l’esthétique du Design, complètement différenciée du jeune métier de Designer, reste à construire.
(5) Donald Judd : À propos du mobilier, (Möbel Furniture, Zürich, Arche, 1986) dans Écrits 1963-1990, trad. par Annie Perrez, Paris, Daniel Lelong Editeur, 1991, pp. 182-185.
(6) Nelson Goodman, Manière de faire des mondes, Nîmes, Rayon art, Éditions Jacqueline Chambon, 1992 (Ways of Making Worldmaking, Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1978). Selon lui, il n’y a pas de réalité dernière ; chaque fois nous inventons d’autres manières de construire les faits et de voir les choses. Ainsi, une esthétique globale du Design (décalée des mondes des Arts Visuels et des Arts Appliqués) permettrait de sortir de cet imbroglio.
(7) Penny Sparke : Introduction to Design and Culture, Londres, Routledge, 1986 ; mais aussi par Victor Margolin : The Politics of the Artificial Essays on Design and Design Studies, The University of Chicago Press, 2002.
(8) Nikolaus Pevsner, Pionners of Modern Movement from William Morris to Walter Gropius, Londres, Faber and Faber, 1936 — qui a été réintitulé Pioneers of Design from William Morris to Walter Gropius, à partir de sa réédition en 1960. Ce changement de terminologie ne semble pas innocent dans la manière dont nous avons progressivement distingué les Arts Visuels des Arts Appliqués. Néanmoins, l’utilisation du terme Design dans sa modalité générique est à retenir pour sa capacité unificatrice.
(9) Hal Foster, Design and Crime and other diatribes, Verso, 2002.
(10) Karl Krauss, Die Fackel, décembre 1912, p. 37, republié dans Werke, Vol.3, Köse Verlag, 1952-1966, p. 341.