Noir, mémoire et oubli
Le souvenir ineffaçable d’un regard qui vous darde au plus profond de vous-même et semble chercher à scruter vos pensées les plus enfouies. La tête tournée de trois-quarts à droite, quelques cernes noirs floutés pour définir la forme. Le visage masqué, la face toute entière dissimulée comme par un bâillon. Le chef, la bouche, le nez et l’oreille brouillés dans la matière pigmentaire ; seuls émergent les yeux, excavés, comme deux trous noirs entre le dedans et le dehors. On songe aux œuvres tardives de Giacometti et à cette façon de face- à-face incontournable avec l’autre – avec soi-même ? – auquel il nous convoque. L’art de Guy Oberson est requis par une présence ineffable à laquelle on ne peut échapper.
Ici, une tête surgis de la blancheur laiteuse d’une feuille hâtivement recouverte ; là, la figure fragmentaire d’un corps étendu au sol, tramé par la pierre noire, qui se déploie sur toute la largeur d’un grand papier. Là encore, comme un visage occulté, d’une noirceur intense, aux allures d’un essaim d’abeilles – à moins que ce ne soit justement l’inverse. Face aux œuvres d’Oberson surgissent toutes sortes de questions dont la première est celle du modèle.
Quelles sont donc ces figures ? Que sont ces paysages, ces natures mortes ? Quelles relations entretiennent-elles au réel ? Sont-elles le fruit de la seule imagination de l’artiste ou travaille-t-il d’après un modèle existant ? La réponse est sans ambiguïté : « Cela ne sert à rien de faire des choses figuratives sans modèle », dit-il fort d’une expérience passée où il était abstrait et qu’il n’a pas poursuivie parce qu’il a toujours recherché « la vraie vie », « l’odeur de la vie », comme il dit, « la vie, la mort, le sexe, le côté sombre. »
Le réel donc, qu’il soit éprouvé en direct, revivifié par le truchement de la photographie ou réactivé par la mémoire. Le réel, qu’il soit figure, paysage ou nature morte, dans cette relation tangible au monde du vivant et dans l’épreuve sensible d’un ressenti. Un réel décalé toutefois, Oberson ne l’empruntant que pour en établir une image qui lui soit propre et qu’il détermine en recadrant celui-ci. Cet exercice est révélateur de la façon dont il s’empare du réel soit en focalisant son regard sur un détail et en l’extrayant de son contexte pour mieux faire jaillir la vérité d’être de son sujet, soit en le plaçant dans un espace recadré qui en amplifie la force de signe, soit en conjuguant ces deux modalités.
A première vue, les dessins de Guy Oberson se donnent à voir dans un brouillage informe qui n’en rend pas toujours évidente la lecture. Il y va d’une épiphanie comme il en est d’une image qui lentement apparaît à la lumière rouge de la chambre noire en surface d’un papier photographique trempé dans un bac de révélateur. Petit à petit, l’image gagne en densité, puis en valeur, enfin se précise pour prendre finalement forme. Comme si le motif ne se délivrait au regard qu’à la condition qu’on lui accorde le temps nécessaire à sa définition.
En quelque sorte, les dessins d’Oberson exigent qu’on les appréhende de l’intérieur, dans le dedans de leur matière afin d’en embrasser l’espace. Aussi le regard qui s’y porte doit s’y consacrer pleinement, en durée, aux risques sinon de ne pas vivre ce qui est à voir. Il convient ici de dépasser la surface des choses, d’aller de l’autre côté de l’image pour mesurer au plus juste ce qu’il en est de sa réalité. Le réel n’est pas affaire de ressemblance, ni de mimétisme, encore moins de représentation, il est de l’ordre d’une présence. D’un étant-là qui signe un être-au-monde.
En art, le réel relève non de la mimesis mais de la methexis pour ce que celle-ci contribue au désir d’attraper la vérité de la chose en réformant la différence entre le fond et la forme. Au point même que le fond vient se fondre dans la forme. Ainsi c’est des profondeurs d’un abîme insondable qu’émergent les figures de Guy Oberson. Qu’il se saisisse d’une photographie de Toni Morrison, qu’il en fasse tout un travail de dessin de mémoire, l’image qu’il en déduit procède d’une présence enfouie. Ce n’est pas la copie de son portrait, c’est sa comparution. A l’œuvre même et à notre regard.
De l’image de l’écrivain, l’artiste révèle la vérité, il lui donne corps, il lui ouvre de l’espace. Qu’il prenne pour sujet un paysage de montagnes comme celles qui sont à l’horizon de la vue de son atelier, il en dresse d’imposantes façades au relief peigné de taches noires et d’éclairs. La pierre noire en épouse la verticale d’aplomb et, sur la ligne de crête, fuse dans le ciel en traînées vaporeuses. Il en résulte paradoxalement un effet de déréalisation et le motif, tout en perdant du poids, gagne en substance. D’autant que Guy Oberson développe volontiers ce genre de paysage sur de grands formats, les déclinant sur le mode du diptyque ou du triptyque participant ainsi à en excéder la masse.
A l’inventaire des éléments majeurs qui caractérisent le travail de Guy Oberson, il y a la pierre noire, un matériau jadis prisé par les artistes de la Renaissance. L’intérêt qu’il lui porte à la dualité de ses qualités plastiques. La pierre noire est tout d’abord un matériau irréversible aux angles très aiguisés qui laisse une trace sitôt qu’on l’applique sur un support. On ne peut ni vraiment l’effacer, ni l’estomper, aussi cela n’autorise aucun repentir absolu.
C’est dire si elle est le médium idéal par rapport à l’idée de mémoire et qu’Oberson compose avec plaisir avec cette contrainte. Il ne lui faut donc pas faire de faux traits sinon à les prendre en compte dans le travail, ce qui arrive parfois compte tenu qu’il pratique un dessin très gestuel. Ensuite, elle lui offre la possibilité de noirs mats, beaucoup plus profonds que ne lui permettrait le fusain, dont il se sert toutefois pour établir la base de ses compositions.
Des noirs qui sont à l’écho de l’expression la plus intime de sa sensibilité et qui sourdent des abysses secrets de l’être. Aussi la parfaite adéquation entre le matériau employé et les intentions de l’artiste instruit-elle son œuvre à l’ordre d’une sorte de noir mental, tout à la fois mémoriel et immanent. Les œuvres de Guy Oberson impactent notre mémoire parce qu’elles sont fondées sur les notions de résistance et d’intemporalité.
Ses images sont celles d’une histoire universelle du monde. Elles sont tout à la fois d’hier, d’aujourd’hui et de demain et portent en elles ce quelque chose d’une «éternité qui passe» – comme Jean Genet le note à propos de Giacometti. Paraphrasant le philosophe Michel Guérin parlant de la mémoire de la peinture, nous pourrions dire que celle de ses dessins « n’est pas faite de vieux souvenirs, elle se confond avec une si haute antiquité que le temps a pris racine en elles. »
Comment dire ce qui n’a pas besoin de mots ? Les dessins de Guy Oberson sont proprement innommables. Ils sont et se suffisent de cet être-là. Non point innommables dans le sens où Samuel Beckett use de ce terme pour qualifier ce qu’il en est d’une réduction du langage à un simple verbiage mais parce que leur in-définition leur confère une dimension singulière qui les situe dans un passage.
Entre épiphanie, immersion et dilution, les portraits, les paysages et les natures mortes d’Oberson semblent en transit sur le support où ils nous apparaissent. Comme s’ils n’existaient finalement que le temps d’un regard. Sitôt celui-ci détourné, ils disparaissent; sitôt reposé, ils reviennent.
A l’image même des mécanismes de la mémoire et de son contrepoint qu’est l’oubli. L’oubli est une force positive qui oblige à l’exercice de mémoire et c’est cet antagonisme existentiel qui gouverne la démarche de l’artiste. Comme le note justement Simon-Daniel Kipman dans son dernier ouvrage, L’oubli et ses vertus, « c’est l’oubli qui nous permet la disponibilité à la découverte, à l’invention, à la surprise, à la création. » Guy Oberson, le noir, la mémoire et l’oubli.
Philippe Piguet