Christine Barbe
Christine Barbe fait partie de cette génération d’artistes qui ont appris un métier – celui de graveur – tout en poursuivant des études d’arts plastiques, de sciences de l’art et de cinéma. Au long de sa recherche, principalement picturale à ses débuts, elle a su cerner l’environnement et les ambiguïtés des divers lieux dans lesquels elle a vécu. De ce regard porté vers l’extérieur – s’imprégnant de la colorimétrie locale lors de ses nombreux voyages et résidences – Christine Barbe réalise des esquisses dans les années 1980, sur lesquelles elle se base par la suite pour créer des toiles assemblant et illustrant certains aspects grotesques des scènes vécues ou observées.
Elle revient en Europe après une décennie passée aux Etats-Unis où elle expose à de nombreuses reprises tout en alimentant un répertoire photographique qui vient se joindre à ses croquis. C’est à ce moment, en 1999, qu’elle commence l’exploration de l’outil vidéo et poursuit ainsi son observation se jouant des arrêts sur image afin de mieux révéler – grâce à ces captations de visuel en mouvement – les distorsions sociales à présent mises en scène.
Christine Barbe comme nombre de ses contemporains a su constamment s’adapter aux nouveaux médiums tout en conservant sa ligne de conduite et si le pinceau a été délaissé un temps, ce n’est que pour mieux servir le propos par la suite. Il n’est donc pas anodin de retrouver dans le travail le plus récent de Christine Barbe des extraits de plans séquences transposés de diverses manières alliant enfin le dessin, la peinture et la photographie qu’elle malmène comme s’il s’agissait d’une tentative d’atteindre l’authenticité dans l’ébauche, de se jouer du vécu et du paraître.
Très fortement présente dans son travail se trouve une obsession de l’instant ; une volonté de rendre lisible de façon condensé un vécu, un tournant, un état ou un simple constat. Qu’advient-il d’un être et de ses choix selon sa position, géographique, sociale, morale ou idéologique ? La réponse pourrait être une des clés permettant de pénétrer le travail de l’artiste.
Sonia CHANEL, Galerie Eric Mouchet
Oscar Malessène
Oscar Malessène – Louis Doucet
Le Temps est l’image mobile de l’immobile Éternité.
Platon, Timée
Les peintures d’Oscar Malessène s’inscrivent dans la grande tradition de l’abstraction géométrique. Elles prennent cependant leurs distances avec les canons posés par les fondateurs de ce mouvement mais aussi avec les productions de ses contemporains.
En effet, en opposition frontale avec les préceptes édictés par Mondrian, Oscar Malessène se complaît dans les structures obliques, pas plus qu’il ne bannit la couleur verte. Ce n’est pas non plus chez Van Doesburg qu’il faut rechercher ses sources, car son répertoire chromatique est nourri de demi-teintes claires, tendres, pastellisées coexistant avec les couleurs primaires.
Quant à ses diagonales elles ne structurent pas le plan mais s’appuient, tout en les dévoyant, sur les leçons de la perspective albertienne. C’est donc ailleurs qu’il faut diriger la recherche en paternité.
Ses compositions aux couleurs inexorablement délimitées, en aplats, se développent en séries dans lesquelles chaque tableau paraît proposer une réponse plastique à la question du rapport de la ligne au plan. Les écrits théoriques de Kandinsky, notamment Punkt und Linie zu Fläche,[1] semblent donc avoir inspiré sa démarche, mais Oscar Malessène en tire des conclusions plus radicales que celles du maître du Bauhaus. Il ouvre notamment les portes vers la troisième dimension, l’espace, en mettant en scène des volumes assemblés dans des combinaisons perspectives paradoxales. Tel ensemble de plans colorés suggérera une forme qui sera alternativement perçue comme devant et derrière sa voisine, laquelle générera, à son tour, cette indécision, entraînant le spectateur dans un tourbillon qui prélude au vertige.
Pourtant, les surfaces clairement démarquées, les couleurs méticuleusement appliquées relèvent plus des pratiques d’un bureau d’architecture que de celles d’un peintre. Mais il s’agit ici de l’œuvre d’un architecte qui privilégierait le rythme, ce rythme dont Yves Bonnefoy déclarait : « Le rythme ressemble au temps, à la fois un et changeant, il ressemble à l’architecture, c’est-à-dire à notre univers qui est une construction. »[2] Point, ligne, plan, espace (Raum), temps (Zeit)… Chez Oscar Malessène, le propos de Kandinsky s’élargit donc à deux dimensions supplémentaires…
Peut-être faut-il chercher du côté du kaléidoscope, dont Jonathan Crary a magistralement mis en évidence l’importance pour l’éducation du regard à la modernité dans le cours du XIXe siècle.[3] Ou, plus spécifiquement encore, chez Robert Delaunay et ses fenêtres prismatiques simultanées, avant qu’il ne se voue aux formes circulaires. Peut-être aussi chez Larionov avec ses agencements anguleux de formes éclatées et de couleurs réfractées par un prisme… Chez Oscar Malessène les surfaces colorées sont les éléments de base d’un alphabet formel qu’il ordonne et assemble dans des constructions portant chacune leur logique mais qui constituent, d’une peinture à l’autre, un immense exercice de variations sur un schéma génésique prédéfini, lequel ne pourrait s’éteindre que quand toutes les combinaisons plastiquement viables auraient été épuisées. On ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec un des propos de l’éminent linguiste Georges Mounin : « Une langue est un prisme à travers lequel ses usagers sont condamnés à voir le monde. »[4] Et le monde que la langue créée par Oscar Malessène nous donne à voir est aussi paradoxal et insaisissable que les images d’un kaléidoscope… Un et changeant selon Mounin, mobile et immobile, selon Platon…
Le chemin tracé par Oscar Malessène est celui d’un sentier de crête, entre deux ravins également dangereux et menaçants. D’un côté, celui de la répétition froide et mécanique de formules éculées dont la prédictibilité est celle d’équations programmables produisant ad nauseam les mêmes banalités tautologiques, ces propos pompeux sur la peinture et sur son rôle, dans une réflexion qui ignore le monde environnant. De l’autre, celui d’une joliesse superficielle, flatteuse pour le regard, séduisante, aguichante, mais désespérément vide de sens et d’espoir. Ce chemin difficile, sur le fil du rasoir, est celui qu’évoque le grand écrivain polonais Stefan Żeromski : « La limite entre le mal et le bien est aussi mobile et instable qu’un sentier de crête en craie fondante. »[5] Et les couleurs de cette craie fondante ne sont-elles pas celles-là mêmes qu’Oscar Malessène nous offre par la magie de sa somptueuse alchimie ?
Cette tension dialectique, cet état d’instabilité essentielle, indispensable à la formulation de tout discours pertinent, est évidente dans le contraste entre les formes acérées des polygones et la douceur modérée de certaines de leurs colorations qui coexistent avec des tonalités primaires plus franches et un large spectre de gris… Entre les délimitations rigoureuses, nettes et précises des surfaces et l’instabilité des perspectives qu’elles engendrent… Entre la simplicité des moyens mis en œuvre et le vertige perceptif qu’ils éveillent… Entre l’inscription dans un mouvement ancré dans une histoire bien établie et les libertés transgressives prises avec cette même tradition… Entre puritanisme hard edge et préoccupations expressives… Entre dissonances des couleurs prises deux à deux et harmonie de l’ensemble… Les prismes trompeurs d’Oscar Malessène ne seraient-ils pas de même nature que les larmes qu’évoque François Coppée ?
L’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers.[6]
Il me semble qu’une autre préoccupation hante Oscar Malessène, celle de la combinatoire, de la variation, au sens musical de ce terme. Dans un effort, qu’il sait pourtant désespéré, il tente d’épuiser le champ des possibilités plastiques offertes par la juxtaposition de quelques formes géométriques simples sur une surface plane. Mais il le fait sans jamais sombrer sur le récif de la déclinaison déshumanisée d’algorithmes trop prévisibles. Chaque nouvelle peinture d’une série est à la fois clairement inscrite dans la continuité des précédentes et s’en distingue d’une façon unique. Elle tient indépendamment de celles qui l’ont précédée et de celles qui la suivront.
Plus que de la musique, ces variations relèvent, pour moi, des gammes plastiques du Piranèse dans les planches de ses Prisons ou, peut-être plus encore, des préoccupations de Beckett dans Le dépeupleur. Tout comme l’écrivain franco-irlandais, Oscar Malessène retravaille inlassablement son jeu de variations pour mettre en évidence l’inépuisable champ combinatoire offert par un motif élémentaire potentiellement aride… Et l’ouvrage se termine sans s’achever, sans réussir à épuiser les possibles de sa signification : « […] le peu possible là où il n’est pas n’est seulement plus et dans le moindre moins le rien tout entier si cette notion est maintenue. Et les yeux soudain de se remettre à chercher aussi affamés que l’impensable premier jour jusqu’à ce que sans raison apparente brusquement ils se referment ou que la tête tombe. »[7] Et nous, pauvres chercheurs, sommes condamnés à ne rien trouver : « Quoi qu’ils cherchent, ce n’est pas ça. »[8] Une image en abyme de la posture du regardeur ou du critique quand il tente, par des échelles conceptuelles, d’accéder à des niches pour y ranger des interprétations, alors que l’œuvre se refuse à toute lecture réductrice. Même si l’on sait bien que l’esprit humain est fait de telle façon qu’il ne peut se résigner à cet échec…
Louis Doucet, janvier 2017
[1] Point Ligne Plan, le numéro 9 des Bauhausbücher, 1926.
[2] Colloque Poésie, art et pensée, Pau, les 9-11 mai 1983.
[3] Jonathan Crary, Techniques of the Observer: on Vision and Modernity in the Nineteenth Century, 1990.
[4] Georges Mounin, Clefs pour la linguistique, 1968.
[5] Stefan Żeromski cité par Irena Kwiatkowska-Siemienska in Stefan Żeromski, la nature dans son expérience et sa pensée, 1964.
[6] François Coppée, Les Paroles sincères, 1891.
[7] Samuel Becket, Le dépeupleur, 1970.
[8] Ibidem.