Qu’est-ce qu’une œuvre?
Qu’est-ce qu’une œuvre? En particulier, une œuvre d’art? Et plus particulièrement encore, une œuvre de ce qu’on appelait jadis les beaux-arts, et qui désormais —pour diverses raisons qu’on n’abordera pas ici— portent le nom d’arts plastiques ou d’arts visuels? Et tout particulièrement (ter) une œuvre contemporaine?
Question apparemment inutile, puisque la réponse, évidente, est déjà connue de tous: une œuvre (d’art), c’est par exemple un tableau, une sculpture, un dessin, une gravure, installation, photo, vidéo, performance, etc… Sauf qu’une liste de ce genre, qu’on pourrait allonger à l’infini (ou presque), n’est pas une réponse suffisante, voire pas une réponse du tout. Elle renseigne sur diverses figures que peuvent prendre les œuvres (ou qu’on peut leur attribuer) à partir de divers paramètres liés à leurs formes, leurs matériaux, leurs techniques, leur réalisation, la manière dont elles occupent l’espace, et ainsi de suite, mais ne répond pas à la question de la définition de l’œuvre. L’œuvre est donc par définition ce qui serait commun à toutes les œuvres individuelles, abstraction faite de leurs différences spécifiques (c’est exactement la définition qu’Aristote donne du genre, par opposition aux espèces). La question devient donc: qu’est-ce qui est commun à toutes les œuvres?
Jusqu’à la fin du XIXème siècle en gros, le fait que les œuvres appartinssent d’emblée à un sous-genre déjà déterminé (la liste évoquée plus haut: peinture, sculpture, etc.) et répondissent donc toujours à un certain nombre des critères objectifs correspondants indique peut-être que la question de l’essence de l’œuvre était sans doute moins importante que celle de l’essence de l’art. On dissertait plutôt sur le jugement de goût, le plaisir esthétique désintéressé, l’expression et le génie artistiques, la définition du beau, sans que la nature de l’œuvre fût forcément la question première. Mais elle indique aussi que faire seulement ou principalement référence à ces critères c’est adopter une position historique qui a déjà plus d’un siècle. Et si, depuis, quant à la nature de l’œuvre, un bouleversement majeur a eu lieu, alors ces critères deviennent insuffisants. Or un tel bouleversement a bien eu lieu, il y a près d’un siècle: celui du ready made.
Quelles que soient les intentions (ou l’absence d’intention, les discussions sont encore vives à ce sujet aujourd’hui) qu’ait pu avoir Marcel Duchamp lorsqu’il s’approprie, dans les années 1910, un urinoir (Fountain), un Porte-bouteille ou une pelle à neige (In advance of the broken arm), les œuvres auxquelles ces objets vont donner lieu vont profondément marquer l’art, son histoire, ses théories et ses protagonistes. Dès lors, n’importe quel objet pourra devenir une œuvre, ce qui revient à dire que la définition de l’œuvre ne pourra (plus) être fondée sur un ensemble de critères objectifs. Un épisode célèbre l’a d’ailleurs confirmé a contrario à la même époque, lorsque les douanes américaines en 1927 décidèrent de taxer l’importation d’une sculpture de Brancusi (Oiseau en vol), au motif qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre d’art (exonérée de droits de douane) mais d’un objet standard manufacturé (taxé à 40%): le procès qui s’ensuivit s’efforcera, pour régler le litige, d’établir une définition objective et formelle de l’œuvre d’art et aboutira, de ce point de vue, à une impasse1. La question reste actuelle et la confusion toujours possible puisque la situation s’est reproduite tout récemment2. Si l’on ajoute à ces difficultés l’exemple du happening et de la performance, apparus à la fin des années 50, on comprend facilement que la question de la définition de l’œuvre doit être ou bien abandonnée, ou bien posée autrement.
C’est justement en 1956 que Morris Weitz, philosophe américain, va tenter une ouverture: «(…) la théorie esthétique est une tentative logiquement vaine de définir ce qui ne peut pas l’être, d’énoncer les propriétés nécessaires et suffisantes de ce qui n’a pas de propriétés nécessaires et suffisantes, de concevoir le concept d’art comme clos quand son véritable usage révèle et exige une ouverture3». C’est pourquoi, selon lui, «aucun des critères de reconnaissance [d’une œuvre d’art] n’est un critère déterminant, nécessaire ou suffisant, parce que nous pouvons parfois affirmer de quelque chose que c’est une œuvre d’art et continuer à lui dénier n’importe laquelle de ces conditions, y compris celle qu’on a traditionnellement considérée comme fondamentale, à savoir être un artefact4». Ainsi élargie, débarrassée de ses «propriétés nécessaires et suffisantes», la famille des œuvres d’art permet d’accueillir tout objet ou non-objet possible, passé, présent ou à venir. Mais, pourtant, un problème demeure: l’existence implicite d’une théorie esthétique minimale, que les détracteurs du philosophe ne manqueront pas de souligner. Car comment pouvons-nous, comme le suppose Weitz, «affirmer de quelque chose que c’est une œuvre d’art» si elle n’a pas d’abord été reconnue comme telle, c’est-à-dire si elle n’a pas déjà répondu à un (au moins) critère d’identification qui justifie de la considérer comme un œuvre?
Face à cette contradiction un autre théoricien américain, George Dickie, va proposer une nouvelle définition, qui introduit ce que l’on appellera désormais la théorie institutionnelle de l’art. Pour lui, «une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) tel qu’un ensemble de ses aspects fait que le statut de candidat à l’appréciation lui a été conféré par une personne ou un ensemble de personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art)»5.
La première règle semble réintroduire pour l’œuvre l’obligation de revenir à la matérialité de l’objet physique. En fait, elle ne concerne que la nécessité d’être produite par l’homme, même si cette production ne réside qu’en une opération minimale6. La seconde règle a la particularité de ne plus concerner l’œuvre en tant qu’objet dépositaire de certaines propriétés, mais un ensemble de déterminations qui lui sont a priori étrangères. La fameuse «candidature à l’appréciation», qui fera couler beaucoup d’encre, va faire pencher la balance du côté du monde (institutionnel) de l’art, de ses codes et de ses conventions, comme facteurs principaux de l’identification de l’œuvre. En somme, c’est l’ensemble des acteurs et des structures de l’art eux-mêmes, par cooptation, qui apprécieraient et finalement confèreraient, ou non, le statut d’œuvre à telle ou telle proposition. Sans musées ni galeries, sans critiques ni conservateurs, sans commissaires ni centres d’art, sans réseaux d’artistes, sans institution culturelle, pas d’œuvre. Le problème, c’est que l’inverse aussi est vrai.
C’est pourquoi nous choisirons, quant à nous, une autre option: faire porter l’accent non pas sur l’appréciation mais sur la candidature comme premier principe. Finalement, pour être une œuvre d’art, il suffit d’y prétendre, étant entendu que cette prétention n’implique ni ne suppose aucun jugement de valeur, tandis qu’elle suppose une forme, qui est celle de l’exposition. Non pas au sens d’un dispositif scénographique mais au sens d’une manifestation, d’une présentation, publique ou privée. La seule généralité possible et légitime, parce qu’elle préserve l’exception de chaque cas particulier en lui permettant d’apparaître à chaque fois singulièrement, est à nos yeux celle de l’exposition, qui en quelque sorte ne déploie sa logique générale qu’au cas par cas.
Fred Guzda, octobre 2013
1 ou un cercle vicieux que les propos du juge vont mettre en évidence: «Il n’existe aucune loi à ma connaissance qui stipule qu’un objet doive représenter la forme humaine ou une forme animale particulière ou un objet inanimé, mais seulement qu’il représente une œuvre d’art», Margit Rowell, Brancusi contre États-Unis. Un procès historique, 1928, trad. fr. Jocelyne de Pass, Adam Biro, Paris, 1995, p. 19.
2 «La Commission européenne, contre l’avis d’un tribunal britannique, considère que des œuvres de Dan Flavin et Bill Viola (…) ne sont pas de l’art. Au motif que les premières, composées de tubes fluorescents, et les secondes, des vidéos, (…) ne peuvent être assimilées par la nature des matériaux employés à de la sculpture. Elles doivent donc être taxées au taux plein de la TVA, soit en Grande Bretagne 20 %, et non au taux réduit (5 %) dont bénéficient les œuvre d’art.» Harry Bellet, Le Monde, édition du 27 janvier 2011.
3. Morris Weitz, Le Rôle de la théorie en esthétique, trad. fr. Danielle Lories, in Philosophie analytique et esthétique, Klincksieck, Paris, 2004, p. 31.
4. Morris Weitz, op. cit., p. 36.
5 George Dickie, Art and the Aesthetic: An Institutional Analysis, Cornell University Press, 1974, p. 34, trad. fr. Barbara Turquier et Pierre Saint-Germier, in «La Nouvelle Théorie institutionnelle de l’art», Tracés n° 17, 2009, p. 213.
6 «(…) les artefacts n’ont pas besoin d’être des objets physiques, même si un grand nombre d’entre eux le sont : par exemple, un poème n’est pas un objet physique, mais c’est néanmoins un artefact. En allant plus loin, les performances, par exemple, ou les danses improvisées, font aussi partie des choses qui sont “produites par l’homme”et comptent par conséquent comme des artefacts», ibid., p. 215.