Architectures mmanentes
Sébastien Pluot, Revue Laura n°4, oct. 2007
« Les mathématiques sont l’édifice magistral imaginé par l’homme pour sa compréhension de l’univers”(…) “la nature est mathématique, les chefs d’œuvre de l’art sont en consonance avec la nature ; ils expriment les lois de la nature et ils s’en servent »
Le Corbusier (1)
« Mettez moi un peu de mathématiques là dedans »
Le Corbusier à Iannis Xenakis en 1956
« Il y a autant de mathématiques que de petites filles »
Marcel Duchamp (2)
Qu’il s’agisse du Bauhaus, de Le Corbusier, de Loos ou plus récemment de Lionel March, la justification d’une forme architecturale par un référent externe présenté comme un système rationnel mathématique est l’un des modes de légitimation et de communication les plus récurrents de l’architecture moderne et contemporaine. Malgré son inclinaison manifeste pour des conceptions monistes (3), on aurait pu imaginer que cette pensée architecturale se soit émancipée de ce qui semble être une condition ontologiquement ancrée dans une volonté de résumer, par le bâti, l’accomplissement d’une toute puissance divine immanente ou d’entretenir le fantasme de l’atteindre. Après les propositions critiques des années 60 et 70 de Superstudio et Archizoom à l’égard de ces paradigmes, des projets récents de Pierre Huyghe et François Roche, impliquant des outils technologiques et des systèmes de croyance relevant de systèmes immanents, nécessitent de clarifier certains de leurs engagements.
Porté par une volonté d’établir des modes d’application de formes absolues, Alfred Loos affirmait en termes Darwiniens que « l’évolution de l’humanité faisait disparaître l’ornement des objets d’usage » de la même manière que s’amenuisent les voyelles à la fin des mots (4). Faisant écho au mythe babelien d’un langage universel, cette analogie entre la langue et l’architecture est basée non seulement sur le principe d’une origine commune, immanente à toute forme de production humaine, mais sur ce qui est présenté comme une évolution inéluctable de l’existence et de la pratique de chaque idiome.
De son côté, dans son apologie des silos et des usines américaines,
Le Corbusier revendiquait une architecture « guidée par les lois que donnent les calculs dérivés des principes qui gèrent notre univers » (5). De telles conceptions monistes, dont le Modulor fut l’emblème, supposaient des principes de correspondance. Ces relations immédiates entre l’homme et son environnement s’étayaient sur l’établissement d’une syntaxe de signes par laquelle des formes types témoignaient et produisaient des affections psychologiques spécifiques : selon cette théorie, tel type de courbe produisait tel type de sentiment (6). La démonstration d’une architecture fondée sur des principes mathématiques et géométriques primaires (la sphère et le cylindre / la droite et la courbe) qui devaient, selon ses termes faire « résonner l’œuvre
humaine avec l’ordre universel » s’annonce en préambule comme une attaque en règle à l’encontre de toute idée de style (7). Avancée comme une condition d’accomplissement du fonctionnalisme, cette remise en cause du style entendait se substituer aux dérives de l’architecture surchargée des églises baroques. Or, l’idée d’un absolu scientifique appliqué à l’architecture manifeste une autre croyance située à l’endroit même de celui qu’il est censé remplacer. Il reste toutefois à évaluer jusqu’où un tel appareillage théorique reposant sur un principe d’immanence a pu avoir une véritable incidence
au-delà de l’idéologie qu’il permet de défendre et de promouvoir.
Il s’est avéré que toute cette construction théorique développée à force de textes et de diagrammes ne témoignait pas tant d’une réalité appliquée telle quelle dans les réalisations, que d’un système de croyance à partir duquel l’architecte pouvait composer, interpréter, faire rentrer la théorie des sciences dites dures ou naturelles dans le champ de la métaphore plasticienne. Par ailleurs, si l’échelle de l’homme demeurait centrale dans la mise en place de ce que l’on pourrait définir comme une taylorisation domestique et urbanistique, cette indexation ne reflétait en définitive que sa propre subjectivité de créateur. Il n’en reste pas moins que ce qui s’énonçait selon tous les atours de la vérité introduisait l’idée du fonctionnalisme dans le règne de la valeur absolue.
Il en fut de même lorsque Lionel March mit en place, à Cambridge à partir de 1972, des programmes qui partaient d’une volonté idéologique de
rationaliser les procédures architecturales par des opérations mathématiques considérablement augmentées grâce à l’informatique. Il était alors possible selon lui de développer toutes les variantes de modèles associant des paramètres géométriques, structuraux, environnementaux et économiques. La nécessité revendiquée de « rendre l’architecture plus rationnelle et moins intuitive, plus scientifique et moins artistique » (8) afin de correspondre aux exigences du capitalisme technologique était une manière d’appliquer réellement, par la virtualité des calculs, les ambitions et les croyances partiellement appliquées du mouvement moderniste. C’est ainsi que la présentation de la formule mathématique (10283EFE0F02) issue d’une modélisation du bâtiment « Seagram » de Mies Van der Rohe affichait le mode de fonctionnement d’un champ conceptuel dépassant son référent grâce à la puissance mystérieuse du calcul et du paramétrage. Ce projet semblait être l’ultime démonstration de la tentative de substituer à l’euphorie du formalisme un recours aux mathématiques, à une exactitude autorisant un discours de vérité.
C’est précisément ce discours de vérité que Superstudio tourne en dérision dans son projet Continuous Monument en parodiant simultanément un usage mystique de la science, les différentes utopies de l’architecture moderne et les utopies politiques dans lesquelles elles ont éclos. Jouant sur l’ambiguïté entre la capacité de séduction et de nocivité de la science et des idéologies, la mégastructure standardisée poussée à son paroxysme dans le Monument continu devient une interface autant aliénante qu’elle apparaît prétendument émancipatrice. Ce projet dystopique arrive au moment même où celui de Constant semble avoir épuisé les possibilités d’émancipation du sujet
moderne tel qu’il est pris dans une organisation urbaine rationnelle et technicisée propre aux mégastructures. En effet, dans la Nouvelle Babylone de Constant, la possibilité de modifier individuellement le paramétrage de la configuration de l’environnement ludique est l’une des caractéristiques déterminantes de la capacité, pour les habitants, de vivre une expérience singulière dans un univers technologique total. Or, le projet de Constant demeure une utopie qui tente de modifier les paramètres d’un système, dans lequel il s’inscrit pourtant, pour le rendre conforme à des aspirations émancipatrices quand celui de Superstudio est délibérément dystopique. Malgré ses ambitions révolutionnaires, le projet de Constant risquait d’aboutir, selon Debord qui l’accusait d’entretenir un réformisme naïf, à une doctrine de l’urbanisme alors que ce dernier souhaitait plus radicalement établir une critique de l’urbanisme par des stratégies de détournement. (9)
« La topologie est un processus de traduction. Quand vous traduisez une chose, vous perdez toujours quelque chose qui était dans l’original. Dans une situation topologique, vous ne perdez rien. C’est une déformation du même. (…) C’est une manière de traduire une expérience sans la représenter »
Pierre Huyghe (10)
C’est à partir de cette interprétation de la notion de traduction Topologique, utilisée comme un langage de vérité dés lors qu’elle est validée par l’outil informatique, que Pierre Huyghe a imaginé un projet architectural dont l’ambition est de réaliser le portrait d’une communauté. Dans le cadre de son œuvre Streamside Day Follies, qui consistait à introduire une mythologie dans une « gated community » donnant lieu à une célébration annuelle, la constitution formelle de l’architecture de ce bâtiment communautaire serait déterminée par l’ensemble des événements enregistrés dans le contexte de chaque célébration. Il envisage pour cela de capter des paramètres sonores, olfactifs et visuels qui seraient traduits en datas, en chiffres, puis en flux et en plis par les moyens informatiques du MIT11.
La transformation de l’architecture évoluera, non pas selon la volonté ou les besoins formulés de l’audience, mais selon leurs émanations modélisées par un programme informatique. Cela laisse supposer que le bâtiment correspondrait parfaitement à une population selon une opération de traduction qui se présente comme scientifique et donc non-discutable. Les habitants se trouvent ainsi exprimés malgré eux, externalisés, « ventriloqués » (12), par une technologie qui serait censée traduire leurs données involontairement délivrées.
Alors même que le projet de Pierre Huyghe porte la volonté désaliénante de faire en sorte que l’environnement corresponde à la population, le système technologique qu’il définit produit le phénomène inverse : leur condition de sujets modélisés en données statistiques ne ferait que récapituler et même augmenter le mode d’aliénation moderniste fasciné par les comportements types, les moyennes, les standards. Ce fantasme d’une démocratie médiamétrique déssaisirait les sujets de leurs subjectivités. Si ce projet était concrètement réalisé, il serait en parfaite contradiction avec le projet Chantier Permanent qu’il a réalisé avec François Roche plus d’une décennie plus tôt, à travers lequel ils imaginaient des habitats évolutifs élaborés sans l’autorité de l’architecte, d’un quelconque protocole technologique ou sans structure préétablie, mais selon des déterminations subjectives non calculées et non planifiées, correspondant aux modes de vie singulière de leurs habitants.
La question n’est pas tant de savoir en quoi l’intégration concrète de l’outil informatique aurait transformé le socle idéologique dans le travail de Pierre Huyghe mais plutôt d’identifier selon quelles conditions un architecte ou un artiste peut maintenir la permanence d’une critique alors qu’il utilise des
outils dont la profondeur de la portée idéologique n’a d’égale que la manière dont ils sont déniés en tant que véhicules d’une idéologie.
« Il semble ainsi que « I’ve Heard About » soit une des plus belles spéculations capitalistes qu’il nous ait été donné de voir depuis pas mal de temps. »
Philippe Morel (13)
Le projet « I’ve Heard About » (14) de l’agence R&Sie(n) évoque certains aspects des démarches parodiques de Superstudio consistant à pousser à l’extrême certains paradigmes des utopies modernistes. Or, l’approfondissement de ses multiples dimensions maintient cette spéculation onirique dans un principe d’indéfinition et un réseau de paradoxes. C’est en prenant en compte l’intrication actuelle entre l’architecture, le fonctionnement biopolitique de la société contemporaine et les instruments technologiques disponibles, que s’est développé ce projet. Autant de paramètres dont il s’agit de réévaluer les enjeux depuis l’époque de Superstudio.
En synthèse, il est question d’une structure urbaine qui s’élabore de manière imprévisible à partir de scénarii adaptatifs. Le hardware est un outil mécanique auto-constructif, le Viab, piloté par un système informatique (software) dont le paramétrage peut être programmé et reprogrammé selon deux sources : la volonté explicite des habitants d’une part et leurs émissions chimiques involontaires (« biochimie politique ») captées et modélisées selon leurs caractéristiques (anxiété, joie, peur…), d’autre part. On retrouve ainsi un double écho : à la fois à la structure modulable et interactive de Constant et au système médiamétrique et bio-politique de Huyghe. Mais si ces emprunts antagonistes sont identifiables dans le projet I’ve Heard About, c’est par un élément rhétorique qu’il se différencie de ces deux référents : la possibilité d’intervenir sur la programmation de la biostructure est régie par des règles de comportements de mitoyenneté précisément rédigées sous la forme d’un protocole.
Ce qui ressemble à la constitution d’un état démocratique est un lexique dont le déploiement rhizomal maintient chaque proposition dépendante les unes des autres selon un régime de compensation et de contradiction. Tel mode de fonctionnement de la structure est atténué ou nié par un article de la constitution et chaque article peut être nié ou compensé par un autre. On peut souligner le fait que la logique de ce système impliquerait un type de régulation légal infiniment complexe : le monde qui est ainsi imaginé repose sur une hyper légalisation des relations collectives au détriment d’une puissance politique (15) dont le rôle n’est plus directif ou arbitraire mais simplement régulateur.
I’ve Heard About s’inscrit donc en opposition radicale aux formes d’immanence héritées d’un fonctionnalisme autoritaire et prétendument rationnel propre au capitalisme industriel. Il ne récapitule pas non plus les modes de fonctionnement auto-régulateurs du néo-libéralisme dont les principes d’adaptabilité permanents des comportements économiques et sociaux se revendiquent comme des modes de légitimation. La spéculation architecturale semble se situer dans un registre d’ambiguïté onirique que vient souligner la présence d’un salon hypnotique, niché dans une bio-structure similaire aux différentes maquettes de l’exposition. Il y est question de modifier son état mental afin de s’immiscer dans les processus d’élaboration de ces formes organiques dont les réseaux noduleux évoquent des cavités cérébrales. La bio-structure comme espace mental urbain devient alors la mise en scène d’une situation psychique et politique dans laquelle des pulsions et des représentations contradictoires cohabitent, négocient, génèrent des frictions entre les prérogatives de la toute puissance individualiste inconsciente et celles d’une capacité civilisatrice de la conscience.
Ainsi, la propension normative et régulatrice d’un système technologique serait idéalement compensée par l’introduction de facteurs humains contradictoires, aléatoires, erratiques, faits de partage des responsabilités et de négociation collective dans une structure évolutive. Basée sur l’acceptation de la complexité psychique et la non détermination des comportements
humains, il n’est pas ici question de valeurs absolues, de vérité établie par une instance supérieure immanente mais de possibilités imprévisibles obtenues grâce à des capacités technologiques. En cela, I’ve heard about désigne l’ambiguïté contemporaine relative à Internet qui peut être considéré comme un système déréalisant ou au contraire un vecteur de lien social, une
machine stigmatisée comme un pur produit du capitalisme ou attendu comme
son possible antidote.
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(1) Le Corbusier, Le Modulor, Editions de L’Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1950.
(2) Marcel Duchamp. Entretien avec Georges Charbonnier pour France Culture.1960-61. France Culture.
(3) Le monisme est une conception métaphysique qui tend à affirmer rationnellement l’idée selon laquelle le monde n’est composé que d’une seule substance qui se trouve en toutes choses et est toutes choses.
(4) Alfred Loos,Ornement et éducation, In Paroles dans le vide, p 289. Cité dans Beatriz Colomina, La publicité du privé, de Loos à Le Corbusier. p 70. Ed HYX, Orléans. 1998.
(5) Le Corbusier-Saugnier. « Trois rappels à MM. Les architectes », dans l’Esprit Nouveau N°1. Paris1920. p 90-96.
(6) Nina Rosenblatt, « Empathy and anaesthesia : On the Origins of a French Machine Aesthetic ». Grey Room Numéro 02, Cambridge. Winter 2001. p 78-97.
(7) Hermann Muthesius, lors d’un colloque en 1914, avançait que « Seule la standardisation (…) peut permettre de retrouver un goût sûr et universellement valable ».
(8) Sean Keller « Fenland Tech : Architectural Science in Postwar Cambridge », p42. Dans Grey Room 23, MIT press, Cambridge . Printemps 2006.
(9) Simon Sadler, The Situationist City, p152. MIT press. 1999.
(10) Pierre Huyghe, dans « An Interview with Pierre Huyghe », par Georges Baker, p91. October, Autumn 2004. MIT Press.
(11) Ce projet architectural qui n’a pas été réalisé pour l’instant fut présenté à différentes reprises et notamment lors d’une conférence au Palais de Tokyo en 2003.
(12) Dans le film Ghostdance, Jacques Derrida utilise ce terme afin de souligner la manière dont le film produit une disjonction entre soi et le fantôme que le film produit. La technologie fait qu’il « se ventriloque ».
(13) Philippe Morel, « Integra LifeScience. Ou quelques commentaires explicites sur I’ve heard about ». Texte dans le Catalogue de l’exposition « I’ve heard about ». Paris-Musées, 2005, Les musées de la Ville de Paris.
(14) Francois Roche, Stephanie Lavaux, Avec la participation de Berdaguer & Péjus, Jean Navarro et Benoit Durandin. L’exposition fut présentée au Couvent des Cordeliers en 2005. ARC, Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
(15) Ce rejet de la puissance politique est l’un des préalables avancés dans la description du projet.