Le premier livre publié sous l’égide du Bureau d’Études de SMart, en 2007, s’intitulait déjà L’artiste au travail. Cet ouvrage sans précédent en Belgique affichait l’ambition d’étudier la problématique du travail artistique dans sa globalité (pratiques quotidiennes, économie, cadre juridique, réglementations collectives, revendications…).
En une décennie, il nous est apparu de plus en plus nettement que les questions posées alors à propos des artistes étaient transposables à d’autres secteurs d’activité, en particulier à l’ensemble des métiers créatifs. Journalistes, traducteurs et traductrices, enseignant·es freelances, consultant·es…, ces « intellos précaires », comme les ont baptisés Anne et Marine Rambach, partagent en effet avec les artistes nombre de conditions communes, à commencer par la discontinuité de leurs revenus.
Au-delà des solutions pratiques, nos sociétés auront à répondre politiquement aux défis que posent l’ensemble de ces travailleurs et travailleuses en termes de sécurité sociale : par des mesures qui permettent à chacun·e de travailler et de vivre dignement.
Dans leur fonctionnement, les métiers de création ont préfiguré la dérégulation actuelle du marché du travail, qui attend de tou·te·s une exibilité et une disponibilité sans cesse plus grandes, dans un climat de concurrence exacerbée. En matière de précarité les artistes ont une longueur d’avance. L’expérience qu’elles et qu’ils ont acquise dans la défense de leurs droits peut dès lors servir à d’autres. Elle et ils peuvent se retrouver à l’avant-garde de la misère, mais aussi nous donner un avant-goût de solidarités nouvelles.
Carmelo Virone, Chargé de projet – SMart
Le contexte politique
L’opération « Bouger les lignes » initiée par la ministre de la Culture Joëlle Milquet, processus de concertation démocratique pour définir une politique culturelle adaptée aux enjeux de la société actuelle, interroge la centralité de l’artiste, de son travail et de la relation aux œuvres qu’elle ou qu’il produit. Il s’agit de penser l’artiste dans l’ensemble de ce qui constitue une politique culturelle, en lien avec les administrations, les institutions, les opérateurs et opératrices, les lieux, les associations, l’éducation permanente. Comment tout cela doit-il fonctionner au mieux pour que la culture reste une force d’évolution progressiste et d’émancipation pour les individus, les groupes, les collectifs ? Comment instituer le cercle vertueux allant du projet, de la mise en chantier, de la création et, en bout de course, des innombrables expériences esthétiques qui font, à leur tour, entrer la créativité dans les autres formes de travail ? C’est en lien avec cette opération « Bouger les lignes » que ce colloque a été organisé, afin d’alimenter les réflexions.
La ligne des réflexions
Nous avons voulu aborder d’une manière originale la réflexion sur le statut social de l’artiste, sa place dans la société, le régime de reconnaissance. On sait que c’est complexe : comment normaliser un travail qui, dans ses processus, est par nature hors normes ? Comment lui conserver toute liberté, respecter ses propres filières de sélection et de reconnaissance, tout en offrant aux artistes des garanties de stabilité sociale standard ? « Intermittent·e, précaire », sont des termes souvent utilisés pour qualifier le travail des artistes. Mais il y a dans la société beaucoup d’autres précaires, et aussi différentes formes d’intermittence. Comment avoir une réflexion globale sur cette précarité, subie ou voulue ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur le rôle du travail dans la société ? Plutôt que de vouloir traiter le statut d’artiste comme un cas à part, isolé et stigmatisé, un cas d’école difficile que l’on voudrait régler en superficie, avec un agencement légal plus ou moins bricolé, nous suggérons qu’une réflexion globale sur l’intermittence pourrait élargir l’approche et déboucher sur des manières de concevoir les droits sociaux, pour les artistes et pour les autres travailleurs et travailleuses, d’une manière plus novatrice et progressiste (alors que l’on est de plus en plus dans une tendance régressive). Avoir quelque chose de cet ordre à l’esprit : à partir des artistes, comment l’étude des régimes de précarité peut nous aider à relancer une critique du monde du travail tel qu’il est organisé aujourd’hui ?
Cette approche-là nous rappelle que le statut de l’artiste nous concerne tous et toutes et n’est pas une affaire réservée aux seuls artistes et à leur combat pour subsister. Ce n’est ni plus ni moins que le sort réservé à n’importe quel autre travailleur et travailleuse. S’agissant du travail des artistes, il ne faut pas oublier que cela conditionne la production de « matières premières » qui alimentent ce que certains appellent le « partage du sensible ». Et que ce « partage » est bien ce qui fait que nous sommes tou·te·s impliqué·e·s, intéressé·e·s. Ce qu’engendre le « face aux œuvres » en termes de subjectivité individuelle et collective, partagée, institutionnalisée, commercialisée, ce que ça représente en termes de retombées directes et indirectes, c’est énorme. L’impact de ces productions, impact partiellement déterminé par les conditions de créations et les conditions de vie matérielle permettant de créer, est donc très important et nous concerne tous et toutes. C’est dans cet esprit, ici rapidement défini, que nous avons choisi les intervenantes et intervenants et de cette journée. Si le cri des artistes « nous voulons un statut décent » est plus que légitime et que nous devons le soutenir, l’interpellation d’Antonella Corsani en clôture de son exposé, l’est tout autant : « Quels artistes voulons-nous ? » Voilà les dynamiques à faire converger.
Pierre Hemptinne
Écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture Membre de l’AG de Culture & Démocratie