Etude critique des nouveaux modes « d’éditorialisation » de revues scientifiques en accès-ouvert
Rapport synthétisé de l’étude pilotée par BSN 4 et BSN 7 et réalisée par Pierre-Carl Langlais (juin 2016)
Comité de pilotage Serge Bauin, Emmanuelle Corne, Jacques Lafait, Pierre Mounier.
Résumé
Ce rapport commandé par BSN 4 et BSN 7 porte sur les nouveaux modes d’éditorialisation des revues en accès ouvert. La transition vers le libre accès s’est accélérée au cours de ces dernières années. Plusieurs pays ont instauré un cadre légal pour sécuriser le dépôt en archive ouverte (en France, une disposition de ce type est intégrée au projet de loi sur le Numérique). En mai 2016 le conseil de l’Union Européenne a appelé à faire du libre accès une “option par défaut” d’ici 2020 dans l’ensemble des pays-membres. Si la conversion de l’édition scientifique vers la diffusion en libre accès paraît acquise à court terme, ses modalités restent incertaines : se limite-t-elle à un simple transfert des budgets consacrés aux abonnements vers le paiement de droits à publier sans fondamentalement changer les structures éditoriales existantes (ou journal flipping) ? Ou fait-elle émerger des modèles inédits, qui reconfigurent l’ensemble des paramètres existants ? Cette dynamique de changement ouvre la perspective de réformes à grande échelle. La commande initiale s’inscrit dans ce cadre : quelles formes éditoriales l’État peut-il encourager à l’heure du numérique, de la mutation de l’édition scientifique et de la faillite de l’évaluation scientifique ? Le rapport dresse une cartographie des pratiques et des initiatives émergentes qui s’étend dans quatre dimensions : les outils d’édition, les formes d’écriture, l’évaluation, et les modèles économiques. Notre dernière partie porte un constat plus global : dans un écosystème aussi « interdépendant » que l’édition scientifique numérique, cette transformation impliquerait la mise en œuvre de politiques d’infrastructure qui, au-delà du soutien d’usages ou d’outils spécifiques définiraient des articulations convergentes entre dispositifs, acteurs et pratiques.
Introduction
Lors de la publication de ce rapport, la France vient d’adopter une loi sur le libre accès. L’art. 30 de la « Loi pour une République Numérique » établit que les auteurs d’écrits scientifiques financés au moins par moitié par fonds publics peuvent les « mettre à disposition gratuitement dans un format ouvert, par voie numérique » après une durée exclusive d’exploitation maximale (dite « embargo ») de six mois dans les sciences techniques et médicales et de douze mois dans les sciences humaines et sociales.
En septembre 2016, ce dispositif a été définitivement approuvé par l’Assemblée et le Sénat. Il vise à lever l’une des principales restrictions limitant la diffusion des publications scientifiques sur les réseaux numériques : la nécessité d’obtenir l’accord de l’éditeur. Les clauses d’exclusivité usuellement prévues dans les contrats d’édition empêchent potentiellement les auteurs de rediffuser leurs contributions scientifiques (par exemple sur un dépôt institutionnel) ou appliquent des restrictions variables [1]. Ces arrangements complexes ne facilitent pas la mise en œuvre d’une politique de libre accès cohérente, ni pour les auteurs (qui, d’un éditeur à l’autre, doivent adopter une stratégie de republication radicalement distincte), ni pour les lecteurs. L’inscription du libre accès dans la loi crée un cadre minimal harmonisé apte à simplifier les conditions d’accès à la recherche financée par fonds publics.
La loi française s’inscrit dans la continuité d’un mouvement européen, voire mondial. Le 17 juillet 2012, la Commission européenne formule une recommandation relative à l’accès aux informations scientifique et à leur préservation [2]. Partant du principe que l’accès aux recherches financées par fonds publics contribue à « accélérer le progrès scientifique », ce texte préconise de les diffuser « dans les meilleurs délais, de préférence immédiatement et, dans tous les cas, au plus tard six mois après leur date de publication, et au plus tard douze mois pour les publications dans les domaines des sciences sociales et humaines [3] » (art. 1). Quatre ans plus tard, le 17 mai 2016, le Conseil de l’Union Européenne recommande de généraliser ce modèle à l’ensemble des Etats-Membres afin de faire du libre accès une « option par défaut d’ici 2020 ».
En passant du contrat à la loi, la pratique du libre accès entraîne une redéfinition majeure des modèles économiques existants. L’édition scientifique reste très largement structurée par un système de distribution par abonnement, essentiellement à destination des bibliothèques et des institutions scientifiques. Plusieurs rapports français et européens ont tenté d’évaluer la faisabilité d’une conversion au libre accès. L’enquête récente d’Odile Contat et Anne-Solweig Gremillet, « Publier : à quel prix ? » pour BSN met ainsi en évidence la forte dépendance des revues françaises en Sciences et humaines et sociales à l’égard des financements publics : la « très grande majorité des éditeurs associés aux structures porteuses des revues sont essentiellement financés à partir de fonds publics [4]. »
Le débat tend aujourd’hui à se déplacer d’une évaluation de principe du libre accès vers une discussion plus spécifique des modèles possibles. La question n’est plus : faut-il passer au libre accès ? Mais : quel libre accès voulons nous ?
Certaines initiatives majeures du mouvement open access se focalisent exclusivement sur les problématiques gestionnaires de la reconversion du modèle de diffusion des éditeurs scientifiques. La douzième conférence de la Déclaration de Berlin organisée en décembre 2015 par la Max Planck Gesellschaft débouche ainsi sur une proposition visant à « renverser (flip) le modèle économique des journaux diffusé par abonnement » en transférant les fonds alloués aux abonnements vers le paiement de « frais de traitement ».
La conférence avait pour objectif d’élaborer un consensus en faveur d’une coordination internationale incitant les bibliothèques à reconvertir les budgets accordés à la diffusion des revues par abonnement au profit de la couverture des coûts associés à la publication des journaux en libres accès (via les APCs) [5].
L’attention portée à la reconversion des modèles économiques laisse de côté un point de blocage majeur : l’évaluation. Certaines structures ou communautés universitaires ne reconnaissent pas les publications en libre accès comme des contributions scientifiques. La section 60 du CNU prévoit ainsi que « Les articles dans des journaux uniquement en « open access » ne seront pas pris en compte [6]. » Paradoxalement, si la fiabilité des publications en libre accès est contestée au nom de protocoles d’évaluation normalisés, ces mêmes protocoles font l’objet d’une contestation croissante [7]. Le libre accès pourrait ainsi tirer sa légitimité d’un éventuel contre-modèle d’évaluation, qui ne reposerait plus sur la mise en œuvre de procédures closes dans le cadre d’un échange privé entre éditeurs, auteurs et évaluateurs : l’« évaluation ouverte » ou « open peer review ».
Rappel de la commande
La commande initiale du rapport s’inscrit dans le cadre d’un double regard critique sur les nouvelles formes de publications en libre accès et celles qui les ont précédé : quelles formes éditoriales l’État peut-il encourager à l’heure du numérique, de la mutation de l’édition scientifique et de la faillite de l’évaluation scientifique ?
Le passage d’un écosystème de publication à l’autre ne s’accompagne pas seulement d’une succession de « défis » à relever (le numérique, la mutation des pratiques éditoriales). Il rend visible des failles préexistantes, généralement masquées par l’inertie des habitudes : l’accroissement des corpus scientifiques accessibles en ligne autorise une estimation plus fine des déficiences des protocoles de peer review ; la refonte des conditions de mise en circulation des textes scientifiques favorise incidemment les expérimentations dans d’autres champs de l’activité éditoriale.
En ce moment critique où les normes établies se fragilisent et les normes à venir restent encore imprécises, les institutions et les communautés scientifiques se trouvent placées en position d’infléchir les recompositions en cours et de favoriser des innovations souhaitées de longue date. Le principe de reproductibilité ou d’ouverture des données de la recherche n’est pas consubstantiel d’une diffusion en libre accès mais son institutionnalisation est facilitée dans un contexte de changement généralisé. Les trois temps (ou « heures ») parallèles spécifiés par la commande initiale dessinent une configuration globale où le développement d’une politique publique d’incitation à certains modèles ou certaines pratiques devient nécessaire : accélération du processus d’informatisation (au-delà de formats, comme le PDF, reproduisant fidèlement le cadre éditorial de l’imprimé), redéfinition des modèles économiques et éditoriaux (faut-il encore parler de revue, ou même d’article ?) et relecture critique de l’efficacité des instances d’évaluation (ce qui concerne non seulement le peer review mais aussi toutes les formes d’évaluation de l’évaluation : métriques, listes de revues qualifiantes, etc.).
Comment pourrait se matérialiser cette politique d’incitation ? Dans un écosystème aussi « interdépendant » que l’édition scientifique numérique, l’encouragement sélectif et exclusif de quelques innovations est difficilement envisageable. Le terme « innovation » désigne usuellement l’intégration délimité d’un nouveau produit ou d’une nouvelle pratique, dans un cadre entrepreneurial [8]. L’élaboration de formes d’évaluation ouvertes ou de métriques alternatives (ou, finalement, la conversion au libre accès dans son ensemble) ne rentre pas dans cette définition limitative : il ne s’agit pas d’un « produit » isolable mais de la redéfinition d’un aspect fondamental d’une activité.
Plus qu’une politique d’innovation, la généralisation du libre accès appellerait une « politique d’infrastructure », qui, au-delà du soutien d’usages ou d’outils spécifiques définirait des articulations convergentes entre dispositifs, acteurs et pratiques. Un rapport récent de Knoweldge Exchange recommande ainsi d’«enraciner» le libre accès (putting down roots), en l’inscrivant dans un réseau d’acteurs et de politiques convergentes : « La mise en œuvre des politiques de libre accès implique de développer une infrastructure en libre accès à partir de l’actuelle collection disparate de services [9] ». La publication sur le web se prête à cette démarche : l’écrit s’insère d’emblée dans un réseau intertextuel d’hyperliens, de formats récurrents (définis par les feuilles de style ou les transclusion) et, surtout, de flux d’informations normalisés. Les « Interfaces de programmation » (« Application Programming Interface ») automatisent la récupération des métadonnées et assurent ainsi des croisements entre des activités ou des dimensions distinctes du travail éditorial. Concrètement, des services distincts parviennent à « converser » en s’accordant au préalable sur des standards définissant et délimitant certaines informations.
Le plan du rapport reprend les principaux « champs » évoqués dans la question initiale. La première partie porte sur la métamorphose des systèmes d’édition (Editorial Manager, Open Journal System) en « plateforme » autonome et connectée à tout un ensemble de services extérieurs. La seconde partie est consacrée à la diversification des formes prises par la contribution scientifique, qui se manifeste par l’éclatement de la publication en plusieurs espaces d’écriture (dépôts de données, de programmes etc.) et l’émergence de dispositifs fondamentalement hybrides (le carnet de code). La troisième partie revient sur les failles actuelles du système classique de peer review (en particulier en terme de reproductibilité) et sur les différentes alternatives qui se dessinent sous le nom collectif d’évaluation ouverte (open peer review). La quatrième partie aborde les recompositions des modèles économiques : économies d’échelle générées par l’informatisation des procédures éditoriales, diversification des ressources et développement de structures non- commerciales.
Toutes ces transformations sont étroitement liées les unes aux autres. Une cinquième partie conclusive évoque le passage nécessaire d’une politique d’innovation, centrée sur des transformations ciblées, à une politique d’infrastructure : la question n’est plus seulement d’étiqueter des formes d’innovations souhaitables mais d’identifier les cadres les plus propices à une intégration harmonisée des diverses aspirations qui se font jour dans les communautés scientifiques. L’évolution de l’édition scientifique pourrait ainsi passer par la constitution d’écosystèmes structurés, assurant la transmission des textes et des informations d’un acteur à l’autre.
L’étude des modes d’éditorialisation sollicite une approche composite. Les différents aspects d’une production textuelle constituent des champs d’observation commodes plutôt que des entités autonomes. L’étude de l’éditorialisation doit justement s’attacher à décrire leurs points de convergences, leur irréductible concomitance au sein de systèmes d’écriture en redéfinition permanente [10]. Appliquée à la publication scientifique, l’étude de l’éditorialisation nous incite à prendre au sérieux la question de l’incidence éditoriale du libre accès : l’altération des conditions de circulation aurait nécessairement une incidence sur l’ensemble du dispositif textuel.
Afin de mettre en œuvre cette approche composite nous avons articulé trois méthodologies distinctes :
- La constitution d’une base de données d’une sélection « emblématique » d’organisations éditoriales et de revues. Cette sélection comprend des éditeurs de revue (Elsevier, PLOS, BMJ, EDP, PeerJ, Nature MacMillan, Biomed Central), des sociétés savantes (APS, ACS, European Geosciences Union), des projets expérimentaux (RIO, Self-Journal of Science, The Winnower, Polymath, F1000, Episciences, ReScience) mais aussi quelques acteurs « intermédiaires » (les outilS d’édition Editorial Manager, Open Journal System et Scholar One). Nous nous sommes attachés à maintenir une certaine diversité entre les différents modèles éditoriaux, au-delà de la distinction entre revue « traditionnelle » et « expérimentale » ou entre accès fermé et accès ouvert. Dans l’ensemble la base de données constitue surtout un outil d’aide à la réflexion. En nous astreignant à remplir systématiquement certaines catégories prédéterminées, nous nous sommes assurés d’observer la plupart des formes prises par le système d’éditorialisation de chaque organisation ou de chaque revue.
- Une série d’entretiens avec des personnes travaillant dans ces organisations. Nous avons privilégié l’identification d’éléments « invisibles » dans les politiques éditoriales diffusées en ligne, soit, en tout premier lieu, les stratégies et les positionnements des acteurs à plus long terme face aux innovations anticipées. Ce recueil de verbatim a permis de faire émerger les dynamiques et les tensions qui les entourent et ainsi d’extrapoler des évolutions et des repositionnements de court terme.
- La constitution et la réutilisation de jeux de données complémentaires. Notre sélection ne dit en effet rien de l’ampleur du changement, de l’adoption effective de ces normes en gestations au sein des 50 000 revues scientifiques référencées par Crossref. Nous avons eu recours à des méthodes de text mining pour préciser les contours de certains débats intellectuels (par exemple sur l’évaluation ouverte). Nous avons également repris et analysé plusieurs jeux de données portant, par exemple, sur les usages des outils et des formes de publication dans la recherche scientifique.
[1] Cf. les conditions répertoriées par Sherpa Romeo : http://www.sherpa.ac.uk/romeo/journalbrowse.php
[2] Recommandation 2012/417/UE : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32012H0417
[3] « Conclusions du Conseil concernant la transition vers un système de science ouverte », 17 mai 2016, http://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-8791-2016-INIT/fr/pdf
[4] Odile Contat et Anne-Solweig Gremillet, « Publier : à quel prix ? Étude sur la structuration des coûts de publication pour les revues françaises en SHS », Revue française des sciences de l’information et de la communication, (7), 2015. Adresse : https://rfsic.revues.org/1716
[5] « Berlin 12 Conference Focuses on Proposal to Flip Subscription Journals to Open Access », arl.org, http:// www.arl.org/news/arl-news/3801-berlin-12-conference-focuses-on-proposal-to-flip-subscription-journals-to- open-access#.VwYsqnrXbvl, consulté le 7 avril 2016.
[6] http://www.cpcnu.fr/web/section-60/conseils-generaux
[7] Ce discours de la crise revient fréquemment dans les éditoriaux des revues. Cf. par exemple A. Mulligan, « Is peer review in crisis? », Oral Oncology, 41(2), 2005, p. 135‐141 qui revient sur le discrédit né de la divulgation de fraudes majeures (« These events have acted as a catalysts within the scholarly community with many questionning the role of peer review ») ou plus récemment Gottfried Schatz, « The faces of Big Science », Nature Reviews Molecular Cell Biology, 15(6), 2014, p. 423‐426 qui évoque l’effet négatif des taux d’acceptations trop faibles (« Science needs competition, but competition has become so fierce that many fields of science now resemble war zones. Nothing illustrates this better than the current crisis of peer review. »
[8] Voir par exemple la définition proposée par Benoît Godin, dans « “Innovation Studies”: The Invention of a Specialty », Minerva, 50(4), 2012, p. 397‐421.
[9] « Putting down Roots », JISC, p. 5 http://repository.jisc.ac.uk/6269/10/final-KE-Report-V5.1-20JAN2016.pdf
[10] Nous reprenons ici l’essai de définition proposée par Bruno Bachimont dans « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation », in L’indexation multimédia, Paris, Hermès, 2007. Consulter à l’adresse : http://cours.ebsi.umontreal.ca/sci6116/Ressources_files /BachimontFormatHerme%CC%80s.pdf