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31 mai 2012

All Over Design #3

ALLOVER DESIGN #3.
Jérôme Cotinet-Alphaize, mars 2007 (revue Laura n°3)

« Étude d’un fragment archéologique dans la mise en place d’une esthétique générique des arts »

Les deux premières parties de la série d’articles, intitulée « ALLOVERDESIGN », avaient tenté de circonscrire l’idée d’une esthétique générique des arts réunifiant les Arts Visuels et les Arts Appliqués dans une catégorie « autre », non encore totalement définie, en essayant tout à la fois de discerner les enjeux théoriques et les influences historiques. Nous avions retenu de l’analyse de Thierry de Duve sur les Arts Appliqués, dans l’époque moderne, l’idée que « pour mieux agir au nom de l’art, il (leur) avait fallu peut-être se passer pour un temps du nom de l’art » (1). Cette résurgence du « nom de l’art » viendra des Arts Visuels pour mettre en place une nouvelle
catégorie, proche de l’idée d’art générique, qui alimentera plus tard une certaine unicité entre les Arts Visuels et les Arts Appliqués.

Nous découvrirons, à travers la lecture attentive d’un texte fondateur, la mise en place progressive de l’hypothèse de l’existence d’une pratique générique des arts. Mais nous découvrirons à travers une micro-histoire symptomatique l’impérieuse complexité d’une tentative de changement de régime esthétique.
Il est rare d’assister, dans un texte critique, à l’éclosion en direct, à un changement de paradigme, avec l’ensemble de ses imperfections, hésitations, retranchements et aller-retours de toutes sortes… et c’est bel et bien ce que nous offre le texte « Specific Objects » (2) de Donald Judd publié en 1965 que nous allons entreprendre ensemble.

Le positionnement de Donald Judd était univoque dès la première ligne : « La moitié ou peut-être davantage, des meilleures oeuvres réalisées ces dernières années ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture » . Sur le ton du constat, il affirmait qu’il existait une alternative, un dépassement de l’analyse classique de l’art indexée par ses deux catégorisations majeures. Ainsi, ce texte ne concernait pas la classification dite Minimale de l’artiste Donald Judd. Il s’opposait aux positions principales de l’art telles qu’elles avaient été interprétées depuis le grand récit Vasarien et continuées, d’une certaine manière, au sein de la critique Moderniste par Clément Greenberg (3). Au-delà de la volonté d’arrêter de penser l’art à travers les classifications de médiums, cette narration proposait de la réévaluer par le refus de ses supports historiques.

«Les raisons de l’emploi de la tridimensionnalité sont négatives, elles viennent en réaction contre la peinture et la sculpture et, dans la mesure où ces sources sont communes, ces raisons négatives sont des plus ordinaires». Selon Judd, les définitions de l’art semblaient trop restreintes par la qualité et les limites de ces deux catégories principales. « L’huile et la toile sont familiers, et, comme le plan rectangulaire, possèdent une certaine qualité et des limites. Cette qualité s’identifie plus particulièrement à l’art». Les perspectives d’œuvres nouvelles ne pourraient surgir véritablement que d’autres qualités et limitations. Ainsi, la question principale serait fortement ontologique, non pas à travers l’ontologie de la peinture et de la sculpture comme médium mais à travers la question plus large de l’ontologie de l’art : son existence et son essence.

Greenberg avait déjà opéré dans son récit Moderniste une distinction avec le grand récit Vasarien par un retournement Kantien en élevant la pratique à la conscience d’elle-même. Selon lui : « l’essence du Modernisme se situe dans l’utilisation des méthodes pour critiquer la discipline elle-même, non pas afin de la subvertir, mais pour l’amener à se retrancher fermement dans le domaine qui relève de sa compétence » (4). Le principe de la critique de la discipline pourrait être proche de la vision de Judd, mais la discipline sanctifiée, ici, est la peinture, voire aussi quelque peu la sculpture, en aucun cas la discipline générique : art. Cette logique, issue d’un constat de changement, peut être additionnée avec cette autre déclaration : « Il ne s’agit pas d’un mouvement ; de toute façon les mouvements ne marchent plus ; qui plus est, l’histoire linéaire s’est quelque peu défaite» (5). Alors, la linéarité historique familière à la théorie Moderniste nécessiterait d’être envisagée clairement pour déterminer le dépassement des disciplines matérielles par la considération d’une discipline générique.

Le principe envisagé par Judd était que « Les similitudes sont dégagées des oeuvres (mais) elles ne sont pas les principes premiers d’un mouvement ou des règles le définissant ». Ce critère de la similitude, à dégager des oeuvres, peut se rapprocher du concept de « ressemblance de famille » développé dans la première philosophie de Wittgenstein qui est fondée sur l’observation et la description (6). Cette démarche dénotait un type de fonctionnement analytique qui envisageait le point de vue non par une logique a priori mais par la connaissance et le constat d’une réalité. Le rapprochement entre Wittgenstein et Judd en 1964-65 ne peut être compris que comme une analogie entre le type d’analyse du langage pour l’un et le type d’analyse des oeuvres pour l’autre. Elle ne servira ici que comme concept d’analyse éclairant et adéquat.

La difficulté était que cette « ressemblance de famille » était aussi à la base de la pensée Formaliste de laquelle découlait directement le déterminisme de la modernité par la réduction… Deux logiques en résultaient : l’une qualifiée de subjective parce que fondée essentiellement sur l’impression qui résulte de l’aspect formel de l’œuvre ; l’autre objective car interprétée comme une logique interne, structurante. Ainsi, l’aspect le plus troublant de la pensée Greenbergienne était la juxtaposition d’une critique d’art fondée sur son appréciation subjective de la qualité et d’une lecture prétendument objective de l’histoire, toutes deux regroupées par une explication historique
internaliste qui prétendrait ne pas avoir besoin d’éléments extérieurs à l’art et ses médiums pour expliquer ce qui s’y passe.

Cette analyse s’apparente à un jugement de valeur négatif.: « Les trois dimensions sont l’espace réel. Cela élimine le problème de l’illusionnisme et de l’espace littéral, de l’espace qui entoure ou est contenu dans les signes et les couleurs – ce qui veut dire qu’on est débarrassé de l’un des vestiges les plus marquants, et les plus critiquables de l’art européen » (7). La cible n’est certainement pas l’art européen mais plus particulièrement la lecture américaine consacrée par l’Expressionnisme Abstrait, et c’est bien dans cette scission que ce texte s’inscrit. De plus « Elles (les nouvelles oeuvres) ne sont pas affaiblies par les formats hérités de la tradition, les variations d’une forme, les contrastes modulés, les passages d’une zone à une autre. L’art européen cherchait à représenter un espace et ce qu’il contient, mais devait également être suffisamment unifié et avoir un intérêt esthétique ». Néanmoins, malgré son reproche constant envers l’art européen, Judd ne parle que très peu de celui-ci. Sa connaissance n’en est peut-être pas si restreinte mais clairement conditionnée par la vision Moderniste. Greenberg expliquait clairement que les principes fondamentaux de l’avant-garde européenne, symbolisés par le
cubisme, devaient être dépassés, ce qui a donné le meilleur de l’Expressionnisme Abstrait pour Greenberg. L’analyse de Judd dans « Specific Objets » apparaît relever de la même logique, réitérant cette volonté de dépassement. Mais peut-on perpétuellement dépasser les valeurs antérieures de l’art en considérant toujours les mêmes médiums après l’extraordinaire aventure des « Avant-gardes historiques », si ce n’est par le dépassement de la « familiarité » de ces médiums ?

Les Objets Spécifiques se placeraient dans un champ plus large en dehors des critères du goût de ces médiums et de leurs pratiques : « Le désintérêt pour la peinture et la sculpture naît de ce que l’on ne désire pas recommencer la même chose, et non d’un désintérêt vis-à-vis du travail d’artistes qui en proposèrent des versions radicales récentes ». Judd s’inscrivait dans une tradition explicite de la modernité au sens large, un appel à la nouveauté. Néanmoins, le rapport avec le passé n’y était pas nié. Il n’y avait pas brisure dans l’histoire mais une envie de renouveler le langage et l’esthétique de l’art.

Ainsi, « Toute oeuvre nouvelle implique une critique des plus anciennes mais cette critique n’est pertinente que par rapport à l’œuvre nouvelle. Elle en fait partie. (…) Les nouvelles incohérences ou limitations ne sont pas rétroactives ; elles ne concernent que le travail en train de se faire ». L’œuvre du passé ferait partie de l’œuvre nouvelle. La connaissance de l’histoire de l’art paraîtrait, donc, essentielle. Toute oeuvre serait critique de ce qui lui est antérieur et ce passé lui appartiendrait. La vision de l’histoire serait rétroactive dans le sens où le présent impliquerait le passé.

Le point de vue des trois dimensions apparaît comme une critique, ou plutôt une autocritique de l’art, et non de la peinture et de la sculpture en particulier, « bien qu’elles leur jettent à tous deux un défi ». Dans ce sens, Judd présente une analyse autocritique dans la tradition de la progression historique de Hegel, reprise par Wölfflin ou même dans le sens marxiste de Georg Lukács. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une réflexion sur un idéal d’action, l’action comme autocritique radicale fondée sur l’analyse la plus objective qu’on puisse faire de la situation présente. La spécificité revendiquée par Judd possèderait comme élément principal de sa définition cet idéal d’action.
Un rapprochement peut être fait avec ce que Michael Fried appelait « la dialectique du Modernisme » dans « Three American Painters : Kenneth Noland, Jules Olitski, Frank Stella» pour l’exposition de 1965 ; il l’expliquait ainsi : « La fonction principale de la dialectique du Modernisme dans les arts visuels a été de fournir un principe de changement, de transformation et de renouvellement de la peinture, un principe qui la rende capable de maintenir intact celles d’entre ses valeurs traditionnelles qui ne se rattachent pas directement à la représentation et parfois même, à chaque époque de renouvellement d’elle-même, de les enrichir. Ainsi la peinture Moderniste préserve ce qu’elle peut de son histoire, non par un acte de piété à l’endroit du passé mais parce que cette histoire est source de valeur pour le présent et le futur» (8). Non seulement la similitude avec Judd sur le rapport à l’histoire est flagrante, mais la filiation dans ce même article avec Stella est partagée aussi par les deux parties, pourtant considérées comme opposées. La différence essentielle entre les deux ne se situe pas dans la nature de l’analyse de l’histoire de l’art qui est commune, ni guère dans le jugement de ce passé, mais dans les solutions envisagées pour cet idéal d’action. Après les considérations « en négatif » sur la sculpture et la peinture et ses principaux protagonistes, une des déterminations (négative et positive) de l’Objet Spécifique est vraisemblablement incarnée par la figure emblématique et quasi absente de Duchamp.

Duchamp est le seul artiste d’origine européenne qui soit cité dans le texte (9) comme produisant des œuvres assez proches de celles en trois dimensions, comme un précurseur par ses Ready-mades. Les raisons de l’intérêt de Judd pour Duchamp apparaissent assez clairement dans la notion d’unité, de « globalité ». Selon Judd, les objets de Duchamp se percevraient comme un tout, un élément simple qui donne une unique chose à voir, une perception immédiate. Mais cette analyse est fortement restrictive. Elle ne comporte que les éléments qui semblent l’intéresser et aucune déclaration de lui ne peut nous renseigner plus largement, excepté l’unique article sur Duchamp de mars 1965 dans Arts magazine. Judd y note que le travail de Duchamp, après La mariée mise à nu par ses célibataires même, est remarquable, principalement avec les Roto-reliefs, les Ready-mades et les Ready-mades assistés. Selon lui, le seul point négatif chez Duchamp est qu’il n’a pas suffisamment développé son travail après 1923 (pour lui, il est quasi inexistant). Il considère néanmoins Duchamp d’un haut niveau d’intérêt, mais il précise que ce qui n’a pas été développé ne compte pour rien. Il déplore sa postérité importante chez les jeunes artistes qui développent à la place de Duchamp « les feux qu’il a allumés » et les juge nettement moins intéressants (10).

Il était donc sensible au travail de Duchamp pour son affirmation de l’objet. Mais il évacuait l’ensemble de son jeu contextuel et dématérialisant, ce qui aurait pourtant été déterminant dans l’analyse d’Oldenburg ou différemment de Morris… L’objectif de « Specific Objects » était bel et bien de mettre en avant les différentes pratiques d’une objectité. Et pourtant, la différenciation entre l’objet Minimal et l’Objet Spécifique se situera justement sur cet aspect contextuel. Ainsi, les Objets Spécifiques ne devaient pas être une des multiples résolutions « des feux que Duchamp avait allumé » en se démarquant stratégiquement des influences néodada issues de la filiation Duchampienne Américaine incarnée dans l’idée du « Non Art». Cependant son intérêt principal vis-à-vis des oeuvres de Duchamp réside dans la possibilité de « faire quelque chose de crédible de pratiquement n’importe quoi », selon la reformulation de Judd. Il faut le relier à un autre passage qui est situé dans la première phrase de « Specific Objects » : « La moitié ou peut-être davantage, des meilleures oeuvres réalisées ces dernières années ne relèvent ni de la peinture ni de la sculpture ». Alors, une oeuvre d’art qui n’est ni de la peinture ni de la sculpture, en 1965, qui peut être n’importe quoi en somme, relèverait d’un art Générique où la Spécificité formaliste des médiums n’aurait plus cours. Or l’art Générique relevait de ce que l’on appelait le Non-Art où l’influence de Duchamp, par l’intermédiaire de Johns, Rauschenberg ou Cage, était la plus forte. Ainsi, Judd aurait dû naturellement indiquer l’importance de celui-ci, mais il n’en fît rien. Le meilleur
exemple pour cela est l’utilisation du mot Spécifique dans son regroupement ; cette Spécificité était le propre de l’esthétique Moderniste. Cela dénotait à la fois sa filiation historique et sa distinction présente avec le Non-art.

Le texte « Specific Objects » publié dans le supplément annuel d’Arts Magazine de l’année 1965 avait été écrit, semble-t-il une année auparavant, à la suite du texte « Local History » publié en 1964. « Local History » présentait comme point de départ l’analyse de la fin de l’Expressionnisme Abstrait et de l’ensemble de « ses dérivés », afin de décrire toute une nouvelle génération, principalement celle contenue dans l’exposition collective New York, Part I-II-III en 1963 à la Green Gallery, mais aussi en incluant l’ensemble des peintres de l’Opticalité comme Noland, Newman, Louis… Le texte « Specific Objects » peut réellement être considéré comme la deuxième partie de celui-ci. La principale différence entre les deux se situe dans l’affirmation de l’objet d’une certaine Objectité. « Local History » décrivait une somme d’artistes encore très ouverte, allant du Pop Art, au Op, Hard Edge… correspondant à cette atmosphère « Cool », dont peut parler Sandler (11), de la première moitié des années soixante ; c’est-à-dire une indistinction, tant dans les expositions que chez les critiques, entre les différents groupes au profit d’une « sensibilité générale ». « Specific Objects » marque une position
nettement plus tranchée, distinguant les nouvelles oeuvres en trois dimensions des autres.

Judd cite un grand nombre d’artistes dont les oeuvres comportent certains éléments des Objets Spécifiques. Il commence par les artistes européens : « Quelques peintures européennes s’apparentent à des objets, celles de Klein, par exemple, ou celles de Castellani (12), qui présentent des champs unifiés d’éléments organisés en bas relief. Arman et quelques autres artistes travaillent en trois dimensions. Richard Smith, à Londres, a réalisé quelques grandes oeuvres en toile tendue sur des cadres en forme de parallélépipèdes posés de travers où les surfaces sont peintes comme s’il s’agissait de tableaux. Philip King à Londres, également, semble faire des objets ». La lecture de ses chroniques (13) précédant « Specific Objects » montre qu’il possédait une vision très partielle de l’art provenant d’Europe.
Judd semble se référer, pour Klein, à une unique exposition à la galerie Iolas en novembre 1962. Il note seulement son intérêt pour les « monochromes bleus » qui se rapprocheraient des qualités des bonnes peintures américaines : simplicité, grande échelle, et surtout une tendance à se comporter comme un objet par un nouveau type d’intensité et de présence. Il reste très ancré sur la notion d’objet et de spatialité en oblitérant le reste.
Quant au travail d’Arman, Judd le chronique pour deux expositions à New York en 1962 et 1963. Pour ce qui concerne la première, il lui reproche l’aspect « Dadaïste et Duchampien » par son utilisation de l’objet tel quel. Il le situe comme nettement inférieur à ce qu’avait pu déjà faire Rauschenberg quelques années auparavant. Par contre, lors de la dernière chronique sur Arman en février 1965, sur l’exposition à la Janis Gallery, il y apprécie les peintures à base d’objets et son utilisation de la couleur qu’il analyse comme des All Over. La filiation avec Pollock est surprenante mais marque l’omniprésence de sa relecture historique.

Par contre, Judd suit précisément les expositions de Smith depuis janvier 1961 à la Viviano Gallery où il note un fort intérêt pour sa peinture, même s’il la considère encore peu aboutie. Alors que la seconde exposition de Smith, en février-mars 1963 à la Green Gallery, est considéré par Judd en nette progression, il note que Smith se détache de plus en plus de ses influences. Néanmoins, il insiste sur la trop grande planéité et sur la non revendication du volume. Lors de la troisième chronique de février 1965 pour l’exposition The Shaped Canvas avec Stella, Lukin, Williams et Feeley, il note qu’il apprécie nettement moins les nouvelles oeuvres de Smith, mais pour la première fois il parle de tridimensionnalité à son propos, avec les toiles tendues et peintes. Cette différence est importante car elle laisse à penser que Judd a sûrement remanié son texte entre 1964 (écriture) et fin 1965 (publication), sinon la présence de Smith, comme protagoniste des Objets Spécifiques, ne serait pas justifiée. D’autant que Smith est un des deux seuls artistes européens qui est reproduit dans « Specific Objects » (avec Quartet de 1964) justement une de ses toiles tendues.

Castellani et Philip King ne sont absolument pas cités dans les autres écrits de Judd. Mais une reproduction de Rosebud (1963) de Philip King est présente dans « Specific Objects ». Il semble ne les connaître que par le biais des reproductions dans les magazines européens (comme l’attestent certaines de ses déclarations nettement postérieures). Sa position sur l’art européen n’est pas très claire et plutôt très « chauvine ». Elle ne semble servir que l’ambition d’un constat généralisé sur la nouvelle préoccupation de l’objet qu’il souhaite mettre en avant.

Judd continue son énumération avec les artistes américains : « une partie des oeuvres produites sur la côte Ouest des Etats-unis paraît suivre la même ligne, c’est le cas de Larry Bell, Kenneth Price, Tony Delap, Sven Lukin, Bruce Conner, Kienholz bien sûr, et d’autres ». Au regard des articles qu’il a écrits sur certains de ces artistes, il ne les appréciait que peu et il ne connaissait leurs travaux que de manière très générale d’où certainement son emploi du « paraît suivre la même ligne ». Néanmoins, on retrouve Larry Bell, Tony Delap et Castellani dans la même exposition, en début 1965 au Museum of Modern Art, intitulée The Responsive Eye, plusieurs mois avant la parution de « Specific Objects ». Ils n’ont jamais été mentionnés précédemment par Judd, et pourtant une reproduction de Lorna Doone (1964) de Delap est présente dans l’article ; cela confirme l’idée du remaniement du texte avant sa parution pour renforcer l’effet quantitatif et d’actualisation. Judd ne pouvait ignorer cette exposition d’une actualité importante. Quant à Sven Lukin et Conner, même si Judd précise qu’ils faisaient des oeuvres proches de l’objet, il n’appréciait pas leurs travaux.
La présence de Kienholz est, par contre, intéressante. Il note dans « Local History » que ses personnages sont des objets dans un certain sens et que la couleur existe de manière usuelle et indépendante par le traitement des matériaux. La représentation et l’illusionnisme issus de ses personnages ne semblent pas le déranger, comme pour Oldenburg. Kienholz possédait un discours politique à travers ses oeuvres et une matérialité proche de l’assemblage de Rauschenberg. Kienholz se démarquait ici des travaux issus d’une « abstraction visuellement aseptisée » et séduisait étrangement Judd bien que son esthétique soit très différente. Cet exemple montre principalement l’ampleur différenciée revêtue par les Objets Spécifiques.
Par contre Judd avait déjà chroniqué plusieurs fois la plupart des artistes New-yorkais cités dans « Specific Objects » ; il en possédait une réelle connaissance. On retrouve chez ces trente-deux artistes de très nombreuses tendances différentes qui ont encore une fois pour seul point commun, mais plus déterminé, une sensibilité envers l’objet. Ainsi, Judd écrivait « qu’une partie des oeuvres réalisées à New York présentant une ou plusieurs de ces caractéristiques sont celles de Georges Brecht, Ronald Bladen, John Willenbecher, Ralph Ortiz, Anne Truitt, Paul Harris, Barry MacDowell, John Chamberlain, Robert Taner, Aaron Kuriloff, Robert Morris, Nathan Raisen, Tony Smith, Richard Navin, Claes Oldenburg, Robert Watts, Yoshimura, John Anderson, Harry Soviak, Yayoi Kusama, Frank Stella, Salvatore Scarpitta, Neil Williams, George Segal, Michael Snow, Richard Artschwager, Arakawa, Lucas Samaras, Lee Bontecou, Dan Flavin et Robert Whitman. H.C. Westermann quant à lui travaille dans le Connecticut. Certains de ces artistes font aussi bien de la peinture que des oeuvres en trois dimensions. D’autres, Warhol et Rosenquist, par exemple, ne produisent que peu d’œuvres en trois dimensions par rapport à l’ensemble de leur travail ».

En regard des oeuvres citées, il apparaît évident que les notions de style et de mouvement sont absolument absentes dans l’Objet Spécifique. Certains exemples comme Yayoi Kusama, Claes Oldenburg… (comme pour Kienholz) n’apparaîtraient pas comme des Objets Spécifiques au côté de Stella, Flavin ou Bontecou, si cette conception était fondée sur des rapports uniquement visuels ou formels issus d’un mouvement tel que l’Art Minimal. Pourtant Judd pointe particulièrement l’importance de ces travaux comme présentant de nombreuses caractéristiques des Objets Spécifiques. Ces œuvres très différentes possèdent une « ressemblance de famille » dans le sens de ressemblance de nature. Cette nature ne possèderait pas de marque visible, mais un type de fonctionnement similaire, sans quoi ces rapprochements seraient impossibles. Cet enjeu différencie la démarche Formaliste du dessein entreprit par Judd. La logique de Wittgenstein renseigne sur cette différenciation quand il dit que « c’est dans la structure du langage que l’on comprend » ; ici, c’est dans la structure des oeuvres que la « ressemblance de famille » peut s’effectuer. Seulement cette structure n’est pas, comme l’avaient imaginé les Modernistes Greenberg ou Fried, incarnée par le médium mais par le fonctionnement de l’objet dans le réel et par son fonctionnement physique.

L’intérêt de cette micro-histoire en forme de tentative de changement de paradigme nous renseigne principalement sur la difficulté de changer de régime. On voit très explicitement la contextualité des discours, des principes stratégiques qui soutendent les regroupements (ou pas) des œuvres, les limitations du discours par les filiations historiques venant parfois jusqu’à contredire les propos généraux. Néanmoins, l’intérêt majeur de ce texte réside dans un positionnement simple : essayer d’imaginer une pratique de l’art en dehors de ses constituants médiumniques. Nous verrons dans les prochains opus de cette série «ALLOVERDESIGN» comment de nombreux éléments (parfois même anecdotiques) énoncés dans ce texte vont être progressivement développés, étendus de façon à constituer une véritable ligne esthétique dans de nombreuses pratiques de convergences entre les arts.

(1) Thierry de Duve, Petites réflexions sur la crise de l’art et la réalité
du design, publié dans Tr@verse, n°1, 1996.
(2) Judd, Donald. «.Specific Objects.» Arts Yearbook 8, New York 1965, traduction française d’Annie Pérez, dans Donald Judd, Ecrits 1963-1990, Daniel Lelong Editeur, Paris, 1990, p 13-20.
(3) Danto, Arthur « Greenberg, le grand récit du modernisme et la critique d’art essentialiste » Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n°45-46, automne/hiver, Paris, 1993, p 19-29.
(4) Greenberg, Clement « Modernist Painting » Arts Yearbook 4, New York, 1960, p 109-116. Traduction extraite de Arthur Danto « Greenberg….» art. cit., p 24.
(5) Wittgenstein, Ludwig. Philosophical Investigations. Basil Blackwell, Oxford, 1953. Traduction française de Pierre Klossowski, Investigations Philosophiques, Edition Gallimard, Paris, 1961, § 67 : « .Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot ressemblance de famille ».
(6) Par exemple, Wittgenstein est utilisé par Greenberg dans son grand récit moderniste de la peinture comme un des éléments d’une vague d’optimisme matérialiste « permettant un des plus grands moments de la peinture depuis les années 1910 » Cf. « Maître Léger » dans Art et Culture, Macula, Paris, 1988, p 110-111. Pour Fried, voir note n°3 de « Three American Painters », 1965, traduite dans Art en théorie, 1900-1901, de Charles Harrisson et Paul Wood, Hazan, Paris, 1997, p 854. Il y cite l’intérêt de Wittgenstein pour ses Philosophical Investigations, op. cit., comme des concepts éclairant son texte.
(7) Danto, Arthur, «.Greenberg….», art. cit., p 21.
(8) « Three American Painters : Kenneth Noland, Jules Olitski, Frank Stella », écrit vers la fin 1964 – début 1965, pour l’exposition au Fogg Art Muséum d’Avril 1965 (et fondé sur un essai distinct « Modernist Painting and formal criticism », The American Scholar, New York, automne 1964, à noter que celui-ci est composé à peu près au même moment que celui de Judd). Pour la traduction française, Art en théorie 1900-1990, Une anthologie, op. cit., p 847-854.
(9) Judd, Donald « Marcel Duchamp and/or Rhose Sélavy » dans Complete Writings 1959-1975 : Gallery Reviews, Book Reviews, Articles, Letters to the Editors, Reports, Statements and Complaints, The Press of Nova Scotia College of Art and Design, Halifax, Canada ; New York University Press, New York, 1975, p 166.
(10) Lippard, Lucy, « Interview with Donald Judd », 1968, transcription pro-venant de la documentation du Whitney Museum, déposé aux Archives of American Art.
(11) Sandler, Irving, Le Triomphe de l’Art Américain, Tome 3, édition carré, 1996.
(12) Castellani n’est jamais cité en dehors de « Specific Objects », art. cit.
(13) Complete Writings 1959-1975…, op. cit., p 69.